Une voix claironnante lui coupa la parole. Mme de Longueville, qui avait interdit que l’on prévienne de sa visite, s’avançait dans la pièce vêtue et empanachée de ce bleu turquoise si semblable à la couleur de ses yeux.

— Un rôle que vous avez accepté avec délectation, n’est-ce pas, ma cousine ? L’occasion était trop belle aussi ! Les fils en prison, la fille à la guerre… et plus personne entre la cousine pauvre et le fabuleux héritage. Comment résister à pareille tentation ? Mais aussi, quel résultat, persifla-t-elle en virant sur ses talons, une main levée désignant le remarquable plafond à caissons bleu et or.

Mme de Brienne s’apprêtait à faire entendre sa protestation, mais Isabelle, d’un geste et d’un sourire, l’en dissuada. Puis :

— Vous avez bientôt fini ?

— C’est selon le temps que vous mettrez à comprendre que votre place n’est nullement ici !

— Ah non ? Et pourquoi, je vous prie ?

— Mais parce que c’est l’évidence ! Le plus joli de nos châteaux après Chantilly en échange de quelques jours de soins et d’hospitalité on ne peut plus naturels entre cousins ? Mello ne peut appartenir qu’à nous !

— Vous, les Condés ? C’est là que vous faites erreur. Depuis des décennies, Mello est un bien Montmorency ! C’est la raison pour laquelle il appartenait en propre à notre princesse. Et, que vous le vouliez ou non, je suis une Montmorency. Il vous sied de venir réclamer ce qui ne vous a jamais appartenu… et en cet équipage ! Non seulement vous n’êtes pas accourue au chevet de votre mère agonisante, mais en plus vous ne lui faites même pas l’honneur de porter son deuil !

— Deuil de façade destiné à l’édification de la galerie ! Ce n’est pas difficile ! Quant à ma mère, je sais qu’elle avait beaucoup décliné et perdait l’esprit !

— Moi, je ne le crois pas, intervint Mme de Brienne. Permettez-moi, Isabelle, de mettre les choses au point. J’ai un message à délivrer à madame la duchesse de Longueville, car c’est à moi que Madame la Princesse l’a confié. Je n’avais pas l’intention d’en faire état, mais, après ce que je viens d’entendre, je ne souhaite plus me taire. Avant de rendre à Dieu son âme si généreuse, votre mère s’est adressée à moi : « Ma chère amie, dites à cette pauvre misérable qui est à Stenay qu’elle apprenne à mourir ! »

Sous le choc des paroles sévères, Mme de Longueville pâlit et eut un bref mouvement de recul, mais la colère réapparut aussi vite et elle voulut s’en prendre à sa cousine. Mais celle-ci s’était approchée d’une fenêtre et regardait au-dehors. Cependant Mme de Brienne remontait au créneau :

— Encore que faible, votre seule, votre seule excuse est l’éloignement. Il n’en va pas de même en ce qui concerne l’épouse de Monsieur le Prince, qui non seulement a refusé à la mourante d’embrasser une ultime fois son petit-fils – Montrond n’est pas à cent lieues de Châtillon ! –, mais en plus a adressé ses derniers messages à Lenet ! En revanche, elle a fort bien su s’approprier la totalité des joyaux de votre mère jusques et y compris ceux qui ne lui revenaient pas !

— Comme si cette fille avait jamais présenté le moindre intérêt !

Abandonnant sa fenêtre, Isabelle refit face :

— Elle agit pourtant comme si elle était une puissance, puisqu’elle n’a pas tenu compte des ordres de votre mère à qui Montrond appartient et qui entendait que sa ville reste fidèle au Roi !

— Pour cette fois je lui donne raison. Etre fidèle au Roi ne s’entend plus comme avant, puisque son auguste personne sert d’abri à Mazarin. C’est nous qui, en réalité, lui sommes le plus fidèles en voulant le débarrasser de ce plat valet italien…

L’altière duchesse semblait à présent disposée à discuter, mais Isabelle était excédée. Elle rompit les chiens brutalement :

— Sur ce point comme sur beaucoup d’autres, nous ne serons jamais d’accord ! Merci de votre visite, madame la duchesse de Longueville !

Celle-ci réagit aussitôt :

— Je ne suis pas de celles que l’on congédie sans plus de façons ! Alors retenez ceci : vous n’êtes pas de taille à vous affronter à moi et vous découvrirez vite que vous êtes seule dans votre joli château maintenant que ma mère n’est plus là pour vous abriter, tandis que, outre mon époux…

— … dont on dit qu’il supporte de plus en plus difficilement le rôle grotesque auquel vous le condamnez…

— … mes frères, et singulièrement Condé sur qui j’ai toute puissance ! Sans oublier votre frère, qui est entièrement acquis à notre cause !

— Et qui en attendant végète à la Bastille et est en danger de mort ! rétorqua Isabelle.

— Il n’y restera plus longtemps et ce sera pour nous rejoindre.

— Non, c’est M. de Turenne qu’il rejoindrait, mais, depuis que le Grand Condé est revenu, il se détournera de la trahison !

— N’y comptez pas ! Mon frère fera ce que je veux et Bouteville aussi ! Pourquoi d’ailleurs ne serait-il pas mon amant ?

— Comme Turenne, comme La Rochefoucauld, comme…

— Comme ce charmant Nemours que je vais vous enlever ! Vous allez être très seule, ma chère ! Et vous devriez retourner auprès de votre fils – qui est bien celui de ce pauvre Gaspard au moins ? – dans votre bourbeux Châtillon qui est encore beaucoup trop important pour la petite intrigante que vous êtes !

— La petite intrigante préfère être ce qu’elle est plutôt qu’une fieffée putain comme vous, madame la duchesse de Longueville !

Un rire grinçant lui répondit, suivi de pas qui s’éloignaient. A bout de forces, Isabelle se laissa tomber dans un fauteuil, les coudes aux genoux et le visage entre ses mains glacées. Il y eut un silence durant lequel Mme de Brienne retint sa respiration, hésitant sur l’attitude à prendre. Enfin elle se décida, vint poser sa main sur l’épaule d’Isabelle qui, la croyant partie, tressaillit à son contact, mais posa aussitôt dessus la sienne comme pour la retenir.

— Pardon ! murmura-t-elle. Pardon de m’être oubliée à ce point en votre présence !

— Pardon ? Mais j’aurais été désolée de manquer cela ! Vous avez eu le dernier mot, ma chère petite, et c’est ce qui compte  !

— Vous croyez ?

— Disons que vous lui avez bien rivé son clou !

En dépit des applaudissements de celle qui, pour Isabelle, continuait un peu sa chère princesse et, malgré tout, de sa propre conscience dont aucun reproche ne lui parvenait, elle entama une mauvaise nuit à se faire des reproches. Comment avait-elle pu imaginer que, dès la libération de ses frères – qui avait valeur d’amnistie ! –, l’insupportable Anne-Geneviève n’accourrait pas les rejoindre ? Ne fût-ce que pour s’assurer qu’elle les tenait toujours en son pouvoir ? « Comme des dieux ! » Il y avait des lustres qu’à l’hôtel de Condé elle avait entendu cette arrogante affirmation tomber des lèvres de son ennemie ! A l’époque, elle n’avait fait qu’en rire en haussant les épaules, n’y voyant qu’une boutade d’orgueil presque naturel de la part d’une fille qui osait déclarer qu’elle n’aimait pas les plaisirs innocents ! Maintenant, ses dernières illusions s’étaient envolées, elle savait à quoi s’en tenir : cette femme avait décidé de tout lui arracher de ce qu’elle aimait. Amant, amour, frère même, elle ne lui laisserait rien… Que ce charmant Mello devenu son incontestable propriété où s’attardait encore l’écho du rire inimitable de Charlotte…

« Il est toujours possible de le faire incendier », souffla alors une voix intérieure qui réveilla Isabelle, soudain assise dans son lit et trempée de sueur.

Elle avait dû crier car Agathe apparut au même instant un chandelier à la main, un bonnet sur la tête et en robe de nuit. Et se précipita vers elle.

— Mon Dieu ! s’exclama-t-elle en la découvrant quasi hagarde. Madame la duchesse est souffrante ?

Sans attendre la réponse, elle déposait son bougeoir, cherchait un cordial que l’on refusa, puis, constatant que sa maîtresse était humide et glacée, lui arracha sa chemise trempée qu’elle remplaça par une autre après l’avoir frictionnée avec des serviettes aussi vigoureusement que si elle avait été un cheval. Isabelle ne disait rien, se laissait étriller. Ce fut seulement quand Agathe l’eut enveloppée d’une vaste écharpe de laine pour la conduire près du feu vivement rallumé qu’elle demanda :

— Quelle heure est-il ?

— Une heure du matin, mais que…

— J’ai fait un méchant rêve… Un affreux cauchemar ! balbutia-t-elle encore sous le coup de la terreur. J’ai rêvé que ce château flambait… Des flammes si hautes qu’il n’était pas possible de savoir si quelqu’un y respirait encore… Et puis je les ai vues s’approcher de moi… Et plus je reculais, plus elles avançaient en grondant. En même temps elles parlaient et je comprenais leur langage… Elles disaient…

— Non ! Ne le dites pas ! Ce n’est pas difficile à deviner… Elles avaient la voix de cette Longueville, j’en jurerais. Mais vous ne devez pas en avoir peur !

— Elle a juré de m’enlever tout ce qui m’était cher ! Tout, vous entendez ?

— Oh, j’ai entendu ! Ai-je déjà confessé à madame la duchesse que j’ai la mauvaise habitude d’écouter aux portes quand vient quelqu’un que je n’aime pas ? Je n’aurais eu garde de manquer à cette visite. On a peine à croire qu’une femme aussi odieuse soit la fille de Madame la Princesse ! Et, à ce propos, il se peut qu’elle ne dorme pas bien elle non plus, mais pas pour une idée fumeuse. Ce qu’elle a entendu de la bouche de Mme de Brienne donnait à penser à une malédiction ! A sa place, j’y prendrais garde !

— Elle se veut au-dessus du commun des mortels !

— Peut-être, mais plus dure sera la chute ! On y veillera !

— C’est surtout sur mon fils qu’il faut veiller. J’ai peut-être eu tort de le faire venir ici ? Derrière les murailles de Châtillon, il serait plus difficile sinon impossible de l’atteindre, mais j’avais tellement envie de l’avoir près de moi !

— C’est on ne peut plus naturel… Et il est si mignon !

A bavarder ainsi à bâtons rompus, Isabelle, réchauffée, réconfortée, reprit son équilibre et finit par regagner son lit où elle acheva la nuit assez paisiblement.

Le jour amena un beau soleil et lui rendit son optimisme habituel. Elle employa son temps de fort agréable façon à faire l’inventaire de son nouveau domaine et de tout ce qu’il contenait, et, à l’issue de l’inspection, en conclut que le cadeau était vraiment royal et que, additionné à ce qu’elle possédait déjà, elle pouvait se considérer comme une femme riche. Même s’il lui fallait faire le deuil des célèbres perles que, très certainement, on ne lui donnerait jamais en dépit des ordres du Prince. Elle était trop coquette pour ne pas les regretter, mais avait acquis suffisamment de sagesse pour ne pas s’y attacher.

Mme de Brienne repartit en début d’après-midi pour rentrer à Paris. Comme la défunte princesse Charlotte, elle était liée à la Reine par une réelle amitié et se souciait de la savoir à présent seule avec son jeune Roi pour affronter une situation des plus déplaisantes. Que l’on aimât ou non Mazarin, il la déchargeait du plus lourd du gouvernement de l’Etat, et que tous deux soient unis par de tendres liens – voire des liens conjugaux  ! – ne changeait rien au fait qu’elle n’avait plus personne sur qui s’appuyer pour faire face à un peuple qui, ayant goûté aux joies de l’agitation, ne semblait pas décidé à y renoncer de sitôt !

— J’ai toujours su qu’elle était courageuse, avait dit la comtesse avant de monter en voiture, mais je pense qu’un peu de chaleur d’amitié sera peut-être la bienvenue !

Isabelle avait alors répondu :

— Voulez-vous me mettre à ses pieds et lui dire que je suis tout à son service au cas où elle aurait besoin de moi ? Et sans rien demander en échange. Simplement en mémoire de notre chère princesse !

— Soyez sûre que je ne manquerai pas de le lui dire… et je crois qu’elle en sera contente…

La journée se passa donc paisiblement et s’acheva par une lente promenade dans les jardins – le château intérieur et extérieur avait toujours été soigneusement entretenu – avec le petit Louis-Gaspard qui commençait à marcher. Etayé d’un côté par sa mère et de l’autre par Agathe, il lançait ses petites jambes dans tous les sens en riant aux éclats et il ressemblait si fort à son père – blond comme lui et ses beaux yeux bleus ! – que sa mère se sentait fondre quand il la regardait en penchant sa tête de côté, et plus encore quand il lui entourait le cou de ses bras potelés pour entamer un discours totalement hermétique mais qui ne pouvait qu’être des plus tendres.

En rentrant, elle le remit à Jeannette, sa nourrice, et regagna son appartement où elle avait l’intention de se faire servir un souper léger et de se coucher tôt afin d’effacer par une nuit réparatrice les traces de la précédente.