Or elle trouva Bastille qui l’attendait dans ce qui devenait son cabinet d’écriture.

— Tu m’attendais ? Pourquoi ne pas m’avoir rejointe au jardin si tu avais quelque chose d’urgent à me communiquer  ?

— En vous portant cela ? Je ne pense pas que vous auriez apprécié.

Il désignait un coffre de bois précieux et de moyennes dimensions que l’on avait posé sur un siège. Un large ruban scellé d’un cachet rouge le mettait à l’abri des curiosités et le cœur d’Isabelle battit plus vite en reconnaissant les armes des Bourbons-Condés.

— Il vient de Chantilly, ajouta Bastille, imperturbable. J’ai aussi cette lettre…

L’écriture en était extravagante et, cette fois, la jeune femme sentit une chaleur lui monter au visage. Sans regarder son serviteur, elle prit un coupe-papier pour faire sauter le cachet, lut… et devint ponceau.

« Cette nuit je viendrai à onze heures. Veillez à écarter vos domestiques et à laisser votre fenêtre ouverte ! Surtout ne refusez pas ! Je pars demain… »

En levant les yeux, elle vit que Bastille regardait au-dehors, mais sans bouger d’une ligne.

— Eh bien, merci ! Qu’attends-tu ?

— De savoir s’il y a une réponse, fit-il calmement.

— Aucune. Tu as ton couteau ?

Il le tira de la gaine accrochée à sa ceinture et le lui tendit en le tenant par la lame, mais elle désigna le coffre.

— Coupe ce ruban !

Le couvercle se soulevant révéla le contenu qu’elle espérait. Les perles ! Les magnifiques perles de Charlotte avec la « grande boîte de diamants » ! De grosses perles rondes, légèrement rosées, pour le tour de cou et d’autres, énormes, en forme de poires, en une longue chaîne que l’on pouvait draper sur une robe selon la fantaisie du moment. Isabelle, les mains jointes, les contempla à satiété avec un immense plaisir. Elle avait été tellement certaine de ne jamais les revoir sinon sur celles en qui elle ne pouvait plus voir que des ennemies : la Longueville et la « petite dinde » qui, depuis son équipée de Bordeaux, éclatait d’orgueil ! Et maintenant ces splendeurs étaient là, devant elle, à elle…

— Vous ne les essayez pas ? avança Bastille qui la regardait avec un demi-sourire au coin des lèvres.

— Non… J’ai toute la vie pour le faire ! Mais elles ne m’iront jamais mieux qu’à la princesse Charlotte… Ces perles roses surtout ! Elles avaient l’air de refléter son teint et elle les adorait. Mais il est temps de les ranger, décida-t-elle en se relevant. Et je te remercie infiniment pour cette joie que tu me procures… Au fait, qui te les a remises ?

— Monsieur le Prince en personne avec la lettre et dans son cabinet de travail.

— Je vais lui écrire pour le remercier et tu porteras mon message demain.

Elle rapporta la cassette dans sa chambre où Agathe effectuait de menus rangements et lui confia la précieuse boîte en lui recommandant de l’enfermer avec ce qu’elle avait de plus précieux. Celle-ci comprit aussitôt de quoi il s’agissait.

— Ah ! jubila-t-elle. On s’est décidé à vous les rendre ? Je ne l’aurais pas cru après la scène d’hier soir !

— Moi non plus, mais quand le maître ordonne !

— Il doit espérer un beau remerciement…

— Il fera mieux ! Il a l’intention de venir le chercher cette nuit ! Lis !

— Son Altesse semble savoir ce qu’elle veut, émit Agathe en rendant le billet. On dirait presque une injonction.

— Absolument… Et je ne le supporte pas. Nous allons cependant préparer le chemin comme on le souhaite, mais c’est dans mon cabinet que je l’attendrai… Et, à la réflexion, vous allez y reporter les joyaux ! Puis vous veillerez à ce que la maison soit telle qu’il espère la trouver. Après quoi vous reviendrez me coiffer ! Vous pouvez mettre Bastille dans la confidence, de façon qu’il veille à ce que Son Altesse ne rencontre personne !

— Il ne va pas aimer ! Il vous surveille comme du lait sur le feu !

— Si cela l’amuse ! L’important est qu’il exécute mes ordres… Ah, vous préparerez quelques friandises et du vin d’Espagne. Quels que soient l’heure ou l’endroit, Son Altesse est toujours affamée…

Sur ce Isabelle alla s’asseoir devant sa table à coiffer afin d’y méditer sur ce qu’elle allait mettre, tandis qu’Agathe partait suivre les directives de sa maîtresse en marmottant au sujet d’appétits qu’une assiette de petits gâteaux n’avait aucune chance d’apaiser…

Il était onze heures tapantes quand Condé attacha son cheval à un arbre en vue d’un château qu’il connaissait bien. Tout y était éteint à l’exception de deux fenêtres donnant accès à ce qui devait être la chambre de la châtelaine. Son sourire s’élargit en constatant qu’une main sans doute affectueuse avait prévu une échelle de corde arrimée au balcon. La nuit promettait d’être aussi belle qu’il la rêvait depuis longtemps… Le ciel de mai lui-même, d’un bleu profond piqué d’étoiles, dont l’une devait être la sienne, lui paraissait un encouragement.

L’escalade ne fut qu’un jeu pour lui, et en quelques secondes il eut atteint la fenêtre en écartant les rideaux à demi tirés…

— Me voici ! commença-t-il à voix contenue, mais son discours s’arrêta net en découvrant le chandelier à longues bougies roses qui brûlait au chevet du lit, celui-ci était encore recouvert de sa courtepointe bleue brodée d’argent.

Rendu méfiant tout à coup, il s’approcha, appela :

— Isabelle ! Où êtes-vous ?

— Ici, Monseigneur ! Si vous voulez bien venir jusqu’à moi…

Au seuil de la pièce voisine, elle exécutait la plus parfaite révérence. Tellement parfaite qu’elle permit à Son Altesse de plonger dans le large décolleté de la robe de velours noir dont les amples manches retroussées laissaient voir les mêmes bouillonnés de satin blanc que ceux encadrant les épaules et la gorge. Pas de bijoux, si ce n’est à la base du long cou gracieux un rang de perles qu’il n’eut aucune peine à reconnaître. Rien non plus dans les cheveux bruns coiffés lâche, aussi brillants que des coques de châtaignes…

Trop surpris pour trouver quelque chose à dire, il la suivit dans le petit salon voisin où, comme dans la chambre, un joyeux feu de bois crépitait dans la cheminée de marbre blanc. Il prit aussi le fauteuil qu’elle lui désignait tandis qu’elle-même s’installait dans son semblable… de l’autre côté de la table sur laquelle était disposée une collation.

Le sourire qu’elle lui offrait était positivement angélique, mais il n’en fut pas dupe à cause de cette pointe de malice qui brillait dans les beaux yeux sombres.

Sans répondre à son salut et pas davantage à son sourire, il prit une noix dans une corbeille, brisa la coque entre ses doigts, la mangea et en prit une deuxième. Son œil où brillait la colère ne quittait pas la jeune femme.

— Ce n’est pas ce que j’attendais ! fit-il sèchement.

— Et qu’attendiez-vous donc ? demanda-t-elle en se levant pour emplir d’un vieux bourgogne un verre d’épais cristal qu’elle lui tendit et qu’il avala d’un trait.

Isabelle fit entendre alors un petit claquement de langue réprobateur quand il lui rendit le verre vide. Elle ne le lui remplit qu’à moitié.

— Ce vin de la Romanée mérite plus de respect, Monseigneur ! Naturellement, si j’avais su plus tôt votre venue, j’aurais fait préparer un festin, invité quelques amis…

— Cessez de vous moquer de moi ! gonda-t-il. Vous saviez ce que j’attendais, sinon pourquoi ce château plongé dans l’obscurité, cette échelle de corde ?

Quand les yeux du prince, déjà difficiles à soutenir en temps normal parce que toujours habités d’éclairs, atteignaient la fulgurance, il pouvait devenir dangereux, mais elle n’avait jamais eu peur de lui. A son tour elle avala quelques gouttes de vin, mais garda le verre entre ses mains.

— Cartes sur table, Monseigneur ! Je suis consciente de ce que vous vouliez en remerciement de ces joyaux que vous m’avez envoyés ! Au lieu de cette table servie, vous espériez mon lit ouvert et moi dedans à moitié nue.

— Pourquoi à moitié ? ricana-t-il. Je vous ai écrit que je partais demain, donc je suis pressé…

— Et donc vous vous hâtez de récupérer vos créances ? Au fond, ce billet court et quasi insultant que vous m’avez fait tenir aurait pu se réduire encore ! Par exemple à : « En échange de ces bijoux, je veux coucher avec vous ! »

— Et alors ?

— On n’en use pas ainsi avec une Montmorency ! Mon sang vaut le vôtre, à cette différence qu’il est plus ancien et plus pur ! Mon père n’a cessé de croiser le fer contre quiconque en doutait ! Quant à ce trésor que je n’espérais plus, je vous en remercie, naturellement, mais cela ne vaut pas que je le paie de mon corps. Relisez le testament de votre mère ! C’est à moi et à moi seule qu’elle a légué ces perles et ce château. On ne fait pas de présents, et encore moins de marchés, avec ce qui ne nous appartient pas !

— Balivernes ! Que venez-vous ici me parler de marché ? Comme si vous ne saviez pas que je vous aime !

Inattendu, le mot frappa Isabelle. C’était si peu ce qu’elle avait pu prévoir ! D’autre part, elle savait que ce n’était pas la première fois qu’il le disait et elle ne baissa pas sa garde :

— Vous m’aimez ? C’est tout récent alors ?

— Ne l’avez-vous pas compris à chacun de nos revoirs ? Et avant même votre mariage avec Châtillon ?

Il s’attendait à n’importe quoi de cette étrange fille, sauf qu’elle éclate de rire, et c’est pourtant ce qu’elle fit. Ce qui le fâcha :

— Qu’ai-je dit de si risible ?

— Soyez plus précis, Monseigneur ! Et plus honnête ! Aurais-je dû tenir pour vraies vos galanteries quand je vous servais de chandelier au temps de vos amours avec Mlle du Vigean ?

— De chandelier ? De qui le tenez-vous ?

— Mais de celle qui vous connaît le mieux ! Votre propre sœur ! Comment mettre en doute une telle source ?

— Plus que toute autre au contraire  ! Elle vous hait !

— Si vous pensez m’apprendre quelque chose ! Mais je le lui rends au centuple.

— Essayez de ne pas trop lui en vouloir ! Elle ferait l’impossible pour me protéger parce qu’elle m’aime profondément… et qu’elle vous trouve dangereuse pour ma paix intérieure !

— Le suis-je ?

— Je viens de vous le dire ! Isabelle ! Me laisserez-vous partir…

— Oh, c’est vrai ! J’allais oublier ! Où donc allez-vous ?

— A Paris ! Et ne riez pas ! Ce n’est pas loin, je le sais, mais tout y va de travers…

En effet, en dépit des fêtes, ballets et divertissements qui se succédaient depuis la libération des princes, la brouille s’insinuait entre les frondeurs, le duc d’Orléans et Condé lui-même, chacun se plaignant de l’inexécution des fameuses conventions secrètes de janvier dernier. Le mariage du jeune Conti avec la fille de la duchesse de Chevreuse était brisé, cependant que Monsieur qui, du rang de lieutenant général du royaume se voyait bien passer à celui de Roi, supportait de plus en plus mal de se voir barrer le passage par Condé ; quant au coadjuteur de Gondi, furieux de ne pas avoir encore coiffé le chapeau de cardinal qu’il croyait tenir, il n’avait pas hésité à offrir ses services à Mazarin toujours en exil. Ainsi d’ailleurs – à ce que l’on chuchotait – d’Anne de Gonzague, qui s’était offerte comme correspondante secrète de celui dont la Reine déplorait tant l’absence et qu’elle aidait de tout son pouvoir.

Tout cela, Isabelle n’en ignorait pas grand-chose, même si elle entendait prolonger son séjour à Mello, mais le rapide tableau qu’en traça son visiteur l’inquiéta sérieusement.

— C’est pourquoi je répète ma question : qu’allez-vous chercher là-bas sinon un surplus de soucis ? Laissez donc Monsieur, le Parlement, Gondi et la Reine s’affronter à fleurets plus ou moins mouchetés et attendez à Chantilly que l’on vienne vous soumettre des problèmes dont je me demande qui pourrait en venir à bout ! C’est vous que l’on a porté en triomphe lors de votre retour de Normandie. Vous pourriez devenir le dernier recours.

— Ou la première victime. Savez-vous qu’en fait de recours on pourrait m’appréhender de nouveau, voire me faire assassiner ?

— Quelle horreur ! Mais d’où tenez-vous cela ?

— Des nombreux agents que les miens entretiennent dans Paris, ainsi que des amis que j’y conserve. Leurs rapports sont inquiétants et, autour de moi…

— Oui, au fait ! Que dit-on autour de vous ?

— Que je ne dois pas attendre d’être pris au piège et qu’il faut se battre dès à présent.

— Déclencher une nouvelle Fronde à peine éteinte la première ? Avec le soutien de quelles forces ?

— Tous mes partisans – et j’espère que vous en êtes – m’adjurent d’accepter l’aide non négligeable que propose le Roi d’…