— Espagne ? Qui ose vous présenter comme un bienfait les armes de l’ennemi… Celui-là même que vous avez écrasé à Rocroi ?

— Qui ? Mais tous ceux qui m’aiment : ma sœur, mon jeune frère… le vôtre qui est des plus ardents…

— François ? Je le croyais à la Bastille…

— Il en est sorti et il se soigne à Chantilly !

— Et il n’est même pas venu jusqu’ici ?

L’esquisse d’un sourire vint éclairer le sombre visage du prince.

— Il a bien trop peur de vous ! Vous êtes, j’en suis certain, le seul être au monde qu’il redoute !

— Quelle sottise ! Nous avons toujours été complices, mais il sait que, chez nous, la fidélité au Roi ne se marchande pas !

— A condition d’en avoir un. Celle qui règne est espagnole…

— Elle est sa mère !

— Acoquinée à un aventurier italien…

— Il est son ministre et, dans quatre mois, le Roi sera majeur. Oserez-vous encore lever les yeux sur lui quand vous aurez fait déchirer son bien par l’ennemi héréditaire ?

— S’il est intelligent, il nous dira merci !

— Ou il signera votre arrêt de mort ! Faut-il que vous soyez aveugles, vous et mon étourneau de frère ?

— … et toute la haute noblesse de France alors ? Beaufort, La Rochefoucauld, Nemours, Bouillon, Conti mon frère, Longueville mon beau-frère…

— Dites sa femme et vous serez plus près de la vérité ! Ce dont je suis sûre, en tout cas, c’est que jamais vous n’auriez pu impliquer Gaspard de Châtillon-Coligny dans ces menées ! Il s’est fait tuer en combattant pour vous, mais jamais il n’aurait accepté pour maître l’Espagnol ! Jamais, vous m’entendez ? Jamais !

Emportée par une émotion plus forte que sa volonté, elle eut un sanglot, cacha son visage dans ses mains et se laissa tomber à genoux.

— Je vous en supplie, ne vous laissez pas entraîner à franchir le seuil infâme de la trahison ! Ne ternissez pas la gloire si pure qui a fait de vous l’idole de tout un peuple ! Chassez Mazarin si vous le voulez, mais en vous servant de vos propres armes, vos propres forces ! Songez à vos victoires passées !

Il s’était précipité vers elle, la relevait et refermait ses bras autour de ses épaules.

— Isabelle ! murmura-t-il, les lèvres dans ses cheveux. J’étais venu vous prier d’amour, tout simplement ! Il y a si longtemps que je rêve de vous faire mienne, et voyez où nous en sommes ? Par pitié…

— Pitié ? Pour vous ?

— Pour nous deux ! Vous savez que je vous aime et je crois que vous m’aimez aussi ! Le temps s’écoule et viendra bientôt l’heure de nous quitter.

A ce moment, quelqu’un fit entendre au-dehors un sifflement modulé qui lui arracha un grondement de colère.

— Pas déjà ! On ne peut pas me demander de vous quitter si vite, quand je vous tiens dans mes bras, que je sens battre votre cœur et que me torture le désir que j’ai de vous…

Il se mit à l’embrasser avec une sorte de fureur, passant de son cou à sa gorge… Mais le sifflement reprit, se fit plus insistant. Isabelle se ressaisit.

— Il va réveiller tout le château ! Il faut voir ce qu’il en est !

— Pas avant de t’avoir possédée !

Il ne voulait rien entendre et cherchait à déchirer sa robe, mais elle rassembla toute son énergie pour le repousser.

— Non ! Il faut savoir de quoi il retourne !

Et, glissant de ses mains, elle courut à la fenêtre d’où pendait toujours l’échelle. En bas, elle distingua une silhouette tenant deux chevaux par la bride. Une silhouette qu’elle reconnut aussitôt.

— François ? Que venez-vous faire ici ?

— Désolé de troubler votre… entretien, ma sœur, mais il faut que Monseigneur rentre immédiatement ! Un courrier est arrivé et…

— S’il vient d’Espagne, vous pouvez le renvoyer d’où il vient !

— Non. Il vient de Paris et c’est urgent. Sinon vous devez bien penser que je ne me serais pas permis…

— Au revoir, ma belle…

Posant un rapide baiser sur les lèvres d’Isabelle, Condé enjamba l’appui de la fenêtre et précisa :

— Je serai bientôt de retour et vous dirai la suite, mon amour ! Je vous veux tout à moi !

Elle retrouva assez de lucidité pour répondre :

— Il en sera selon le choix que vous ferez !

— C’est ce que nous verrons…

Déjà il avait sauté à terre, enfourchait son cheval. Les deux cavaliers disparurent aussitôt dans la nuit. Isabelle remonta l’échelle qu’elle mit dans un coffre et referma la fenêtre, mais ne se coucha pas.

Quand, au lever du jour, Agathe pénétra dans l’appartement sur la pointe des pieds pour pallier le désordre que laisse souvent une nuit d’amour mouvementée, elle trouva Isabelle dans son cabinet d’écriture, profondément endormie dans le fauteuil qu’avait occupé Condé auprès d’un verre au fond duquel restait encore un peu de vin et d’une assiette où il n’y avait que des noyaux de cerises. Elle était seulement décoiffée, mais sa robe toujours ajustée. Agathe en conclut… qu’il ne s’était rien passé d’important. Ce qui la surprit, mais elle n’était pas femme à s’attarder longtemps sur une idée et commença par réveiller sa maîtresse. Sans réussir malgré tout à retenir la question qu’elle avait sur le bout de la langue :

— Madame la duchesse ne s’est pas couchée ?

— Je n’en avais pas envie…

— Il faudrait peut-être songer à prendre quelque repos. Si je compte bien, c’est la seconde nuit blanche de madame la duchesse. Il est vrai qu’à l’âge de madame la duchesse…

— Cessez de vous tourmenter pour des broutilles. Je dormirai mieux la nuit prochaine ! En revanche, un bain me plairait. Mais d’abord faites-moi chercher Bastille !

Il ne devait pas être loin : deux minutes plus tard, il était là, astiqué, harnaché, botté et le chapeau à la main.

— Que veut madame la duchesse ?

— Il t’arrive quelquefois de dormir ? fit-elle, surprise.

— Jamais quand madame la duchesse ne dort pas !

— Merveille d’être servie avec tant de zèle ! Et davantage encore que tu sois prêt à partir ! Ecoute : Monsieur le Prince et mon frère sortent d’ici. En principe, ils se rendent à Paris, mais j’aimerais en être certaine !

— Vous le serez !

— Ce n’est pas tout ! S’il ne s’agit pas d’un simple aller-retour, s’ils s’installent à l’hôtel de Condé… ou ailleurs. Envoie-moi un messager rapide et préviens à l’hôtel de Valençay que j’arrive !

— Vos ordres seront exécutés mais… Paris n’est pas un séjour fort agréable.

— La Reine y est bien, pourquoi pas moi ?

— Pourquoi pas, en effet !

— Et comme je pense que je ne tarderai guère à te suivre, je vais dire de préparer mes coffres !

Bastille disparut aussitôt. Isabelle alors se tourna vers Agathe qui se tenait à la tête de son fauteuil, immobile et muette. Elle ne bougea pas davantage quand il eut quitté la pièce, se contentant de fixer la porte qui venait de se refermer sur lui. Isabelle comprit qu’elle le suivait en pensée et se garda d’en faire la remarque. Au fond, qu’y avait-il d’étonnant à ce que sa suivante de seulement cinq ans son aînée, aimable et assez joliment tournée – mariée sans doute à un homme qu’elle ne voyait pas souvent et auquel la liait une relation affectueuse ! –, ait laissé son cœur s’en aller vers ce garçon hors du commun, aussi bien par la stature que par le courage et la loyauté ? D’autant qu’il n’était pas laid…

— Agathe, fit-elle enfin. Je pense qu’il serait sage de nous préparer au départ ! J’ai l’intuition que Bastille ne devrait pas tarder à nous appeler…

Le messager arriva le lendemain même à l’heure du dîner et, une heure après, laissant son fils à la garde du château et de ses serviteurs, Isabelle s’élançait vers Paris de toute la vitesse de ses chevaux.

Le soir même elle était à destination accompagnée de la seule Agathe. Or, en arrivant, la première chose qu’elle remarqua fut l’atmosphère de la ville.

En apparence elle semblait fonctionner normalement : les rues n’étaient plus barrées de chaînes, les commerçants s’activaient comme d’habitude, mais, aux carrefours, on s’attroupait autour d’un orateur improvisé et de petites bandes armées parcouraient les rues, s’intéressant particulièrement à ce qu’il y avait dans les carrosses. L’une d’elles arrêta celui d’Isabelle et un jeune homme seulement vêtu de ses chausses, d’un chapeau troué et d’un large baudrier soutenant une longue colichemarde sauta à l’intérieur.

— Que voulez-vous ? demanda Isabelle.

— Qu’on enlève les masques4  !

Retenant du geste Agathe qui s’apprêtait à répondre, Isabelle s’en chargea :

— La raison ?

— Des fois qu’ vous seriez la Reine en train d’ fuir !

Elle lui rit au nez.

— En train de s’enfuir après avoir franchi la porte Saint-Denis en se dirigeant vers Notre-Dame ? Vous voulez rire ?

— J’ demande pas mieux, mais d’abord le masque. Après Notre-Dame, y a la rue Saint-Jacques, et après la rue Saint-Jacques, y a la porte Saint-Jacques !

— Vous avez une logique irréfutable et je vois qu’il vous faut contenter. Voilà ! ajouta-t-elle en ôtant l’objet du litige, ce qui fit éclore un large sourire sur la figure de l’énergumène soudain en extase.

— Hou ! Qu’elle est mignonne ! Hé, les manants, r’gardez un peu le beau poisson que j’ai pêché !

Aussitôt, d’autres figures apparurent aux portières que le cocher et le valet assis près de lui s’efforcèrent d’écarter, l’un avec son fouet, l’autre avec son bâton. Leur entreprise eût été vouée à l’échec si des cavaliers venant en sens inverse n’avaient volé au secours du carrosse naufragé. En quelques coups de plat d’épée, on dispersa les agresseurs à l’exception du premier qui, monté dans la voiture, voulait à toutes forces embrasser Isabelle en dépit des efforts d’Agathe. La victime n’y aurait peut-être pas vu d’inconvénients, car le garçon était jeune et beau, s’il n’avait senti aussi mauvais.

Libérée, elle reconnut son sauveur qui en faisait autant et des deux côtés la surprise fut totale :

— Monsieur le coadjuteur ?

— Madame la duchesse de Châtillon ? Mais quelle heureuse rencontre !

— Surtout pour moi et Mme de Ricous ! Sans votre aide, je ne sais ce que nous serions devenues ! Mais vous n’êtes plus d’Eglise ? s’étonnat-elle, en considérant la tenue quasi militaire que portait Gondi.

— Si, naturellement mais… dans certains cas, il est préférable de ne pas trop se faire remarquer. Où allez-vous, si je peux me permettre ?

— Chez ma sœur, à l’hôtel de Valençay, où je vais séjourner !

— Ce qui me vaudra, j’espère, le plaisir d’aller vous y visiter ! Pour l’instant, occupons-nous de vous amener à bon port.

Puis, au lieu de rejoindre son cheval, il s’installa sur le devant du carrosse en face des deux femmes. Isabelle en profita pour essayer d’en apprendre un peu plus sur la situation actuelle.

— Je n’arrive pas à comprendre pourquoi ces gens tenaient à ce que je me démasque. Ils pensaient que j’étais peut-être la Reine fuyant Paris. Cela n’a pas de sens. Nous ne nous ressemblons vraiment pas ! Ou alors ils n’ont jamais vu Sa Majesté.

— Ils ne sont pas très physionomistes, surtout après boire. A ne vous rien cacher, le peuple est sur le qui-vive ces jours-ci parce que l’on vend à l’encan tous les biens de ce pauvre Mazarin : les meubles, les tableaux, sa magnifique bibliothèque, pour être sûr qu’il ne reviendra pas les chercher. Et comme la Reine, que l’on a obligée à signer la mise définitive du Cardinal hors du royaume, ne peut être que dans l’affliction, on redoute qu’elle ne veuille s’enfuir et le rejoindre !

— On lui a infligé cela ? s’écria Isabelle, horrifiée. On l’a contrainte, elle, souveraine couronnée, à chasser celui en qui elle voyait son plus fidèle serviteur ? Qui a osé ?

— Le Parlement, Monsieur, d’autres encore !

Le geste évasif dont Gondi accompagna son discours laissait supposer une perte de mémoire – tout à fait inimaginable de la part d’un homme dont nul n’ignorait qu’il en possédait une digne d’un éléphant jointe à la ruse du renard !

Cette fois, pourtant, elle choisit de ne pas répondre. Elle avait besoin d’en savoir davantage… et aussi de réfléchir à l’expression qu’il avait employée un instant plus tôt et qui n’avait l’air de rien : ce « pauvre Mazarin ! ». Se pourrait-il, comme le bruit en était venu jusqu’à elle, que le malin coadjuteur se soit mis à penser qu’un cardinal dûment reconnu serait peut-être plus utile que quiconque pour obtenir certain chapeau dont tout un chacun savait que Gondi rêvait parce qu’il pourrait l’amener au siège archiépiscopal de Paris ?