— Et alors ? demanda Isabelle qui ne riait plus. Ils l’ont rejoint ?
— Ils n’en avaient pas la moindre intention !
— Comment le savez-vous ? Ils sont venus ici, je suppose ?
— Oh non ! J’ai dépêché aux renseignements et…
Le concierge s’étant éloigné, il se remit à rire.
— Savez-vous ce qui a mis en fuite Monsieur le Prince ?
— Dites toujours !
— Les gardes françaises allaient tout bonnement à la barrière chercher un convoi de vin. Quant aux gens de Montrouge, il ne s’agissait que de maraîchers s’en allant aux Halles et…
Le rire d’Isabelle fusa, et pendant un moment le frère et la sœur, leur vieille amitié retrouvée, s’y adonnèrent sans contrainte.
— La terreur des Espagnols mise en fuite par des choux, des carottes et des tonneaux de vin ! lâcha Isabelle. C’est à mourir de rire ! J’espère que vous allez vous hâter de lui apprendre l’affreuse vérité. Au fait, où est-il ?
— Je ne suis pas sûr d’être autorisé à vous le révéler.
La gaieté de la jeune femme disparut d’un seul coup.
— Vous plaisantez, j’espère ?
— C’est que… hésita-t-il, embarrassé, je crois qu’il s’est cherché un refuge.
— Pas contre moi, j’imagine ? Je ne suis pas M. de Guitaut et je ne traîne pas une centaine des gardes dans mon sillage. Alors ?
— Il a décidé de se diriger vers Meudon…
— Pourquoi Meudon ? Il n’y possède rien.
— Non. C’est pour brouiller les pistes. En réalité, il va à Saint-Maur ! Le château est sûr, bien gardé, bien fortifié…
— Je connais, figurez-vous ! Et j’y vais sur l’heure ! J’ai certaines choses à lui dire. Je vous emmène ?
— Merci, mais je dois fermer la maison. Je vous rejoindrai !
— Encore une question : la Longueville s’y trouve ?
— Non. Je ne dis pas qu’elle ne viendra pas, mais pour le moment non !
— Parfait ! A bientôt, petit frère ! Et tâchez de vous monter plus raisonnable à l’avenir et d’oublier la guerre ! Ce n’est pas Bouteville que vous devriez vous appeler, mais Boutefeu !
— Pas mal ! Que voulez-vous, lança-t-il avec son grand rire retrouvé, on ne se refait pas ! Notre père, dont Dieu ait l’âme vaillante, en méritait autant !
— Oui, mais lui ne se trompait jamais d’ennemi ! dit-elle doucement. Vous devriez y penser Ce n’est pas Louis de Bourbon-Condé dont vous vous apprêtez à déchirer le royaume : c’est Louis XIV, fils de Saint Louis ! Songez-y !
Ce fut sans aucun plaisir qu’Isabelle revit le château de Saint-Maur. Comment oublier l’agonie désespérée de Maurice de Coligny, son beau-frère posthume, entre les torrents de larmes versés par sa maîtresse, la belle Longueville, pour laquelle il s’était battu, et celles de son meilleur ami Marcillac, qui étaient déjà en train de tomber amoureux l’un de l’autre et le cachaient à peine !
Cette fois, le joli château de Catherine de Médicis ressemblait à une forteresse guettant l’ennemi. On n’y voyait que des gens armés jusqu’aux dents arpentant les murs d’enceinte et scrutant l’horizon. Quant aux artilleurs qui veillaient aux quelques canons, c’était tout juste s’ils ne se promenaient pas une mèche allumée à la main. Néanmoins, Mme la duchesse de Châtillon et son beau sourire eurent droit à un accueil des plus courtois et plus d’un frisèrent leur moustache en la regardant. Elle apprit sans peine que Monsieur le Prince était dans son cabinet de travail. Toutes les portes s’ouvrirent devant elle, bien qu’elle n’eût guère besoin de guide pour retrouver son chemin. Enfin, il y en eut une dernière et une voix de stentor l’annonça.
Condé était là, penché sur une carte, entouré de deux de ses capitaines pour lesquels il indiquait de l’index un point sans doute important. L’annonce de Mme la duchesse de Châtillon lui fit lever la tête. Froncés de prime abord, ses sourcils se détendirent tandis que ses officiers prenaient un air béat.
— Ma belle cousine ? Mais quel heureux hasard !
— Qui pourrait avoir l’idée de passer ici par hasard ? Je viens vous voir, mon cousin, tout simplement ! Mais je crains d’être importune. Vous travailliez… quand il fait si beau ! Bonjour, messieurs !
Elle-même rayonnait de fraîcheur dans une robe de soie légère jaune clair brodée de fleurettes blanches, comme les dentelles moussant à ses coudes et autour d’un décolleté des plus convenables. Des gants blancs et une ombrelle assortie à la robe complétaient sa toilette.
— Je vous présente le chevalier de Bury et le baron de Charlier ! Mes amis, vous pouvez saluer Mme la duchesse de Châtillon… et disparaître ! Nous finirons ceci plus tard !
Les deux hommes saluèrent jusqu’à terre avant de s’éclipser avec un regret évident. Condé s’approcha de sa visiteuse, baisa sa main et lui offrit un fauteuil.
— Vous êtes aussi fraîche qu’une source et vous illuminez mon univers présent !
Elle faillit lui rétorquer que lui, en revanche, n’était pas frais le moins du monde. Sa barbe était longue, ses habits maculés et l’odeur qu’il dégageait regrettablement guerrière : celle d’un homme qui se lavait rarement, et que les bains n’attiraient que quand la température était caniculaire et qu’il rencontrait une rivière. Mais elle n’était pas venue pour lui faire la leçon. Celle-là, en tout cas ! Et quand il lui demanda quel joli vent l’amenait, elle commença par lui retirer sa main dont ses lèvres ne décollaient que pour glisser sournoisement le long du bras.
— Je viens de votre hôtel, dit-elle, où j’ai vu François… qui d’ailleurs va arriver sous peu, et je voudrais savoir depuis quand le dieu des batailles détale devant des barriques de vin, des choux, des navets, des carottes et des bottes de poireaux ?
Le « dieu des batailles » empêcha Condé de se mettre en colère, mais ses sourcils se froncèrent tout de même.
— Vous plaisantez, j’espère, fit-il sèchement.
— Pas le moins du monde ! Les cavaliers que l’on vous a fait prendre pour des chevau-légers s’en allaient escorter un convoi de vin ; quant à ceux de Montrouge, ils transportaient aux Halles une charge de légumes ! François vous en dira tout autant que moi !
— Si l’on m’a trompé, je sévirai !
— Alors ne tardez pas, mais ce n’est pas seulement pour le plaisir de rire un moment avec vous que je suis venue. C’est pour vous poser une question…
— Laquelle ?
— J’ai appris que vous craigniez de retourner à Vincennes ou à Marcoussis, voire même d’être assassiné ?
Il s’éloigna d’elle pour entamer une lente promenade, les mains derrière le dos.
— Je n’ai aucune raison de le cacher : c’est vrai ! J’en ai reçu l’assurance !
— Et de qui ?
— C’est sans importance… mais j’y crois !
— Pour ce qui est de l’assassinat, on vous a abusé. Jamais la Reine n’aurait recours à un moyen aussi vil pour mater un sujet rebelle ! De cela je suis sûre. Quant à vous renvoyer en prison, ce serait surprenant. Elle ne prendra pas un nouveau risque de mettre la moitié de Paris dans la rue, si ce n’est Paris tout entier, alors qu’il lui suffit d’attendre !
— Quoi ? La fameuse majorité ?
— Ne me dites pas que vous ne pensez pas à cet événement capital ? Sa Majesté, en tout cas, l’attend avec impatience, car cela va lui permettre de déposer enfin le fardeau écrasant d’un pouvoir qu’elle est seule à assumer ! Que vous ne cessiez de la défier en voulant obtenir un pouvoir suprême auquel vous n’avez aucun droit est sans importance à présent ! Dans peu de temps, elle s’effacera derrière le Roi ! Et ne venez pas me dire que ce n’est qu’un enfant, qu’il est trop jeune pour avoir une volonté affirmée, car je peux vous prédire que vous vous trompez lourdement. Si vous entrez en guerre contre le Palais-Royal, ce sera contre lui, et personne d’autre ! D’ailleurs, n’avez-vous pas obtenu tout ce que vous vouliez ? Mazarin chassé, son palais ravagé et tous ses biens vendus jusqu’au dernier tabouret et au dernier livre ?
— Il possède encore le cœur de la Reine !
— Mais pas celui du Roi, qui n’a guère eu à se louer d’une ladrerie qui les réduisait presque à la misère, lui et son frère ! Ecoutez-moi, Louis ! Attendez comme Anne elle-même que sonne l’heure de la majorité…
— Ah oui ? Et que devrais-je faire, selon vous ?
— Ce jour-là, le 7 septembre, allez vers votre Souverain, non en grand apparat mais tel que vous étiez à Rocroi, à Lens et ailleurs ! Allez lui offrir votre épée et jurez-lui fidélité ! Mais pas du bout des lèvres, et sans arrière-pensée !
— Et s’il me tourne le dos ?
— On ne tourne pas le dos à un homme de votre valeur à moins d’être pauvre sire. Ce que ne sera pas celui-là ! En revanche, si vous le leurrez, craignez tout de sa rancune !
— En admettant que je vous écoute, que puis-je espérer ?
— Pourquoi pas l’épée de Connétable que nos aïeux Montmorency ont portée avec panache ?
— Pourquoi pas, en effet ! Le malheur, c’est qu’il n’en a jamais été question jusqu’à preuve du contraire !
— Et pour cause : seul le Roi, chef des armées, peut la conférer ! Alors vous savez ce qu’il vous reste à faire…
— Oui. L’amour ! Je n’ai déjà que trop patienté !
Il avait bondi sur elle et l’enserrait d’une étreinte de fer contre laquelle Isabelle se défendit avec plus de forces qu’il ne l’aurait prévu…
— N’y comptez pas ! Et lâchez-moi, sinon je crie !
— Crie, ma belle ! Tu n’en seras que plus désirable !
Repoussant des deux mains et martelant la poitrine de son agresseur, elle fournissait une belle défense en détournant la tête afin d’éviter son baiser.
— Je serai à vous au soir de la majorité quand… vous aurez fait votre paix avec…
— Le carrosse de Mme la duchesse de Longueville vient d’entrer dans la cour d’honneur ! annonça une voix calme… qui sauva Isabelle dont l’énergie faiblissait.
— Il ne manquait plus qu’elle ! ragea-t-elle en parfaite contradiction avec elle-même.
— Je ne vous le fais pas dire ! acquiesça Condé en riant. Mais je ne te tiens pas quitte !
— Aux conditions que j’ai posées ! Et j’ai horreur que l’on me tutoie ! Pensez-y !
— Pécore !
— Ruffian !
Mme de Longueville avait dû reconnaître la voiture de sa rivale : elle apparut en un temps record sans prendre celui de se faire annoncer, mais son frère s’était déjà retranché derrière sa table de travail et sa visiteuse semblait sur le point de repartir.
Un instant, les deux femmes se toisèrent sans sonner mot, composant à leur insu le plus joli tableau qui soit, l’une vêtue de soleil et l’autre d’azur. Mais leur haine réciproque était quasi palpable. Puis, dans un ballet bien réglé, elles plongèrent en même temps dans une impeccable révérence, après quoi Isabelle partit sans se retourner…
Cependant elle était songeuse en regagnant sa voiture. Certes l’arrivée de la Reine de la Fronde l’avait sauvée de ce qui aurait pu ressembler à un viol, car elle était résolue à fournir une défense vigoureuse, mais pendant combien de temps ? Cet homme, elle l’aimait jusque dans ses défauts, et qui pouvait dire si elle n’aurait pas fini par trouver un plaisir pervers à son assaut brutal ?
Elle se hâta cependant de chasser une suite de cogitations qui ne menaient nulle part pour se concentrer sur le principal : la divine Anne-Geneviève dont elle ne connaissait que trop l’influence sur Condé… Celui-ci serait-il assez sage pour ne pas lui communiquer ce qu’Isabelle venait de lui apprendre ? Il était toujours si faible devant elle !
L’impression fut si forte qu’elle fit stopper son carrosse et ordonna à Bastille de guetter l’apparition de Bouteville qui ne devait pas être bien loin :
— Il faut que je lui parle ! Arrange-toi comme tu veux !
Sans répondre, il alla se placer au milieu de la route et, quand apparut un cavalier portant des plumes rouges à son chapeau, il agita ses longs bras en tonitruant « halte » et saisit au mors le cheval que son cavalier avait déjà freiné.
— Vous attaquez les gens sur les grands chemins à présent ? ironisa-t-il en reconnaissant sa sœur. Vous n’avez pas vu Monsieur le Prince ?
— Si, et je crois l’avoir ébranlé. Malheureusement la Longueville vient d’arriver et…
— … et vous pensez qu’elle va le retourner comme un gant ?
— J’en ai peur et je voudrais au moins en être informée. J’étais assez satisfaite de ce que j’avais obtenu quand elle a débarqué.
Elle lui décrivit les arguments qu’elle avait déployés et, bien entendu, il se mit à rire.
— L’épée aux fleurs de lys ? Vous n’y allez pas de main morte !
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