Monsieur se hâta de faire patte de velours en se présentant dès le lendemain au lever de son neveu. Au même moment, Condé, furieux, partait pour Chantilly afin d’y mettre à exécution les plans prévus tandis qu’il rongeait son frein à Saint-Maur. Il renvoya sa femme et son fils à Montrond, confia à François de Bouteville le commandement de la place de Bellegarde puissamment armée, chargea sa sœur de « recruter des soldats » – ce qui peut paraître étrange –, mais aussi de se concerter avec l’Espagne. Après un ultime conseil de guerre, il donna ses derniers ordres dont le principal était la levée des troupes. Lui-même devait quitter Chantilly dès le lendemain pour se diriger vers le Midi.

Depuis la veille, Isabelle, prévenue par les quelques mots d’adieu que lui avait fait tenir son frère, était revenue à Mello où elle s’était hâtée d’ordonner de hisser ses couleurs signalant sa présence. Après avoir assisté à la remise de la fameuse lettre par Conti, elle redoutait le pire et le court billet griffonné par François n’était pas pour la rassurer. Ne restait-il qu’une toute petite chance de retenir les deux hommes qu’elle aimait le plus au monde sur la pente de la haute trahison, il fallait qu’elle la tente. Aussi, pour être certaine que Condé saurait sa présence, envoyat-elle Agathe bavarder avec son mari. Puis elle attendit après avoir pris les mêmes dispositions qu’à leur dernière entrevue nocturne. Mais cette fois sa robe était d’épaisse soie blanche sans autre ornement qu’un piquet de roses tardives au creux de son décolleté. Quant à son corps, elle en avait pris un soin aussi méticuleux que pour une nuit nuptiale – bain, massages, etc. – et elle embaumait la rose fraîche. Cependant elle avait passé, sur sa robe, un peu trop échancrée peut-être, un mantelet en faille verte à manches courtes. Puis elle attendit, à l’endroit de leur dernière entrevue.

Il était minuit juste quand il s’encadra dans le chambranle de la porte, plus sombre encore que d’habitude.

— Quelque chose me fait supposer que vous m’attendiez ! dit-il.

— Ce quelque chose avait raison. J’ai appris que vous partiez… pour longtemps sans doute ?

La voix était dure, le ton amer et, dans les yeux fauves, brillait une lueur qu’Isabelle n’y avait jamais vue. Cependant elle esquissa un sourire en versant du vin dans un verre.

— Pour atteindre quel but ? Ravager un peu plus qu’il ne l’est déjà le beau royaume de France ? Jeter son jeune Roi à bas de son trône ? Pour mettre qui à sa place ? Ce pleutre de Monsieur qui tourne à tous vents ? Mauvais marché pour la France ! Ses ambitions brouillonnes ont laissé derrière lui la trace sanglante de ceux qui ont fini sur l’échafaud pour avoir servi ses délires pendant qu’il comptait les pièces d’or qu’avaient coûtées au Trésor ses « scrupules » de dernière minute ?

— Pourquoi pas moi ? Je suis un Bourbon, moi aussi, et mon sang vaut celui de Monsieur !

— Pas tout à fait… Et je dirais même que la balance pencherait plutôt de votre côté. Vous êtes né de la femme la plus merveilleuse que j’aie eu le bonheur de connaître. Lui d’une des plus néfastes de nos Reines : la grosse Marie de Médicis qui aimait tant le pouvoir qu’après avoir laissé assassiner son époux, elle livra le royaume à un misérable Florentin. Mais le décor change quand il s’agit du Roi. Il est fils d’une infante…

— … qui ne vaut pas plus cher que la Médicis. Elle aussi a son Italien sorti de rien ! Jeu égal !

— Vraiment ? Je n’ai pas l’impression qu’Henri IV eût été votre grand-père et, voyez-vous, Monsieur le Prince, c’est en France ce qui compte pour porter la couronne ! Et moi, Isabelle de Montmorency, je vous reproche d’entraîner le dernier de ma race, mon cher petit frère, dans votre trahison !

— C’est un homme à présent, et des meilleurs ! Un chef… et que ses soldats adorent, ce qui est une rareté ! Quant à vous, cessez de jouer les nourrices !

— Alors écoutez bien ceci : si par malheur il perdait la vie dans l’un de vos injustes combats, prenez garde à la vôtre car je vous tuerai ! Cela étant, et puisque votre décision est irréversible, il ne me reste qu’à vous dire adieu !

Elle prit le verre qu’elle avait servi et y trempa ses lèvres, mais il le lui arracha et l’envoya se briser contre le marbre de la cheminée.

— Oh, mais non ! grinça-t-il. Je suis venu pour vous faire mienne et, par tous les diables de l’enfer, je vous aurai !

Il bondit sur elle, l’enleva de terre, la déposa sur le lit et voulut l’enlacer, mais, glissant telle une anguille, elle lui échappa et se replia vers la fenêtre.

— Jamais, vous entendez ? Jamais je ne serai à un traître ! Mazarin n’est plus là qui nous obligeait à bonne conscience  ! A présent Louis XIV règne et je suis sa fidèle sujette ! Approchez si vous l’osez !

Il constata alors qu’elle le menaçait d’une petite dague, prise sans doute dans un pli de sa robe, et dont la pointe était dirigée vers lui. Cela le fit rire, mais d’un rire qu’elle n’apprécia pas du tout.

— Si tu crois m’impressionner… A nous deux, ma belle !

La peur soudaine qui vint à Isabelle lui arracha un cri, mais il l’immobilisait déjà et lui tordait le bras afin de lui faire lâcher prise. L’arme lui échappa. Comprenant qu’il allait la violer, elle hurla :

— A l’aide !

Presque instantanément, Bastille jaillit de la fenêtre. Il ramassa la dague… et mit un genou en terre.

— Par pitié, Monseigneur, ne m’obligez pas à m’en servir ! J’ai juré à mon maître mourant de veiller sur Mme la duchesse tant qu’il me resterait un souffle de vie. Elle a appelé au secours… Il faudra me tuer avant de vous en prendre à elle…

La colère de Condé tomba d’un seul coup.

— Je te connais, toi. Tu étais le serviteur du duc Gaspard ?

— C’est bien moi. En trépassant, il m’a confié son épouse et l’enfant qu’elle portait !

— Il savait ce qu’il faisait ! Je donnerais cher pour avoir un homme tel que toi auprès de moi, mais un serment ne se reprend pas, n’est-il pas vrai ? Tu peux te retirer ! Je vais partir…

Le regard de Bastille interrogea celui d’Isabelle et elle répondit par un sourire.

— Je n’ai plus rien à craindre. Merci, Bastille !

Rendant le poignard à la jeune femme, il s’inclina et disparut aussi vite qu’il était apparu… Isabelle et Condé restèrent face à face :

— Vous m’avez joué, madame !

— Je ne vois pas en quoi, car je ne vous ai jamais menti. Je serais venue à vous les bras ouverts si vous aviez fait votre devoir de prince français…

— Je l’ai fait. J’ai envoyé Conti porter une lettre… que l’on a dédaignée.

— Ne jouez pas sur les mots ! Vous avez pris une échappatoire indigne de vous et surtout de celui à qui elle s’adressait. Mais vous avez choisi de servir l’Espagne au lieu d’associer votre gloire à l’aurore d’un grand règne. Pensez-y au moment où vous courberez l’échine pour saluer le vieux Philippe IV, votre nouveau maître !

— Je n’ai pas de maître ! Je traite de puissance à puissance ! Vous oubliez que je suis un Condé.

Isabelle le regarda avec accablement. L’orgueil de cet homme n’avait plus de limites et elle savait d’où cela venait. « Comme des dieux ! » C’était le nouveau code d’un homme asservi par une sœur diabolique et elle n’y pouvait plus rien ! Lasse, soudain, elle alla s’asseoir.

— Un détail manque à votre discours ! Vous avez oublié Bourbon ! De toute façon, cela ne vous donne pas plus de droits au trône de Saint Louis ! Allez-vous-en, Monseigneur ! Je crois que nous n’avons plus rien à nous dire !

Il reprit son chapeau posé sur un meuble et s’en recoiffa avec une arrogance qui était en fait un défi.

— Libre à vous d’y croire ! Moi, je peux vous prédire que vous n’avez pas fini d’entendre parler de moi !

— Je ne suis pas certaine qu’à présent cela ait de l’importance…

Raidie dans un effort de volonté, elle le regarda enjamber la fenêtre et ce fut seulement quand le galop de son cheval se fut éteint dans la campagne qu’elle donna libre cours à son chagrin et pleura longtemps pendant la nuit sur la blessure de cet amour qu’elle portait en elle depuis des années et qui ne voulait pas mourir…

Dans la matinée du lendemain, 10 septembre, Condé prenait la route du Midi, mais curieusement s’arrêtait à Angerville, puis à Bourges, comme s’il attendait quelque chose. Le 15 il rejoignait à Montrond sa femme et sa sœur – ou plutôt sa sœur et sa femme, car il n’accorda pas beaucoup d’attention à celle-ci qui cependant ne cessait de se dévouer pour lui. Peut-être un peu trop ! Il n’est jamais bon d’accabler de passion un époux de nouveau réticent !

Quoi qu’il en soit, ce que l’Histoire appellerait la Fronde des princes commençait. Condé trahissait ouvertement sa patrie en signant, le 6 novembre, un honteux traité d’alliance avec l’Espagne, concrétisé par un envoi de troupes et d’or. Auprès de lui, Anne-Geneviève faisant fi de son époux demeuré à Trie-Château, vivait ouvertement avec François de La Rochefoucauld, mais, pour la France, le contexte politique ne se présentait plus de la même façon. Le maréchal de Turenne, revenu assez vite de son erreur, commandait les troupes royales… et Mazarin n’allait plus tarder à rentrer en France, et en plein accord avec le Roi et sa mère, pour y prendre la tête d’une petite armée. Eh oui ! Le Cardinal n’était pas seulement un administrateur et un fin diplomate, il avait aussi révélé des qualités de chef de guerre au temps où, devant Casale, il avait rencontré Richelieu, il y avait déjà un certain nombre d’années.

Au commencement de l’hiver, Isabelle revint à Paris avec son fils qu’elle ne voulait pas laisser loin d’elle afin que l’idée d’en faire un otage ne vînt à l’esprit de personne. Non qu’elle redoutât un coup de main de Condé : même furieux, il n’était pas homme à faire la guerre aux enfants ! Mais elle craignait tout de sa rivale…

En outre, Paris avait retrouvé un visage plus aimable depuis la majorité royale. Les fêtes s’y succédaient, comme celle donnée le 16 novembre par l’ambassadeur de Venise.

Isabelle y fut, naturellement, en compagnie de Marie de Saint-Sauveur, et rencontra un vif succès car elle était sans doute la plus jolie femme de l’assemblée. Ses nombreux amoureux lui reprochaient une trop longue absence. Elle souriait à tous mais n’en encourageait aucun. Nemours lui manquait. On savait qu’il guerroyait quelque part dans le Nord en dépit de l’hiver, mais on ignorait où. Isabelle ressentit cette absence plus qu’elle ne l’aurait cru, mais, après la douloureuse rupture avec Condé, elle eût aimé retrouver le refuge de ses bras. Il savait si bien l’aimer qu’auprès de lui elle aurait oublié la petite flèche cuisante plantée dans son cœur et qui faisait si mal quand on l’effleurait. Au fond, elle venait à penser qu’elle aimait Nemours, autrement sans doute que son Prince à demi sauvage, mais de façon infiniment plus tendre. Et il n’était pas là !

Il y eut un intermède durant la visite en France du Roi Charles II d’Angleterre et de son frère, le duc d’York. Elle et lui avaient flirté ensemble quand, jeune prince errant à travers l’Europe avant l’exécution de son père, il cherchait de l’aide auprès des autres souverains pour chasser Cromwell. Il avait déjà un goût très affirmé pour les jolies femmes, à l’instar de son grand-père Henri IV le Béarnais, et la toute jeune Isabelle l’avait subjugué. En la retrouvant à une splendide fête donnée par Mademoiselle au palais du Luxembourg, le jeune Roi sans royaume sentit revenir l’attirance très vive qu’il avait eue pour elle et lui fit la cour ouvertement.

— Savez-vous que vous pourriez devenir Reine d’Angleterre ? lui dit Marie en rentrant du bal dont Mademoiselle espérait obtenir une demande en mariage qui l’eût comblée1 .

— La couronne me plairait assez, répondit Isabelle. Le prince aussi, mais c’est le pays qui ne me tente guère. A-t-on idée de vouloir régner sur des gens qui n’ont pas hésité à envoyer leur souverain au bourreau ?

Elle n’ajouta pas que, même si le Roi était séduisant, elle ne pourrait jamais renoncer, pour lui, à ses amours présentes… A son cher Nemours… A Condé même dont elle ne désespérait pas encore de le ramener dans le droit chemin…

Le droit chemin, Isabelle en vint peu à peu à se demander si les Parisiens réussiraient un jour à s’y tenir en dépit du choc réel éprouvé au soleil de la majorité royale. Incontestablement, ils s’étaient pris à admirer et à aimer leur jeune souverain, mais les bruits couraient sur un retour de Mazarin. Des mains invisibles placardaient des affiches accusant celui-ci de vouloir affamer le peuple, appuyant leurs dires sur la misère grandissante qui sévissait dans les campagnes et même dans les bas quartiers de la capitale. Cela laissait le champ libre à la racaille qui annexait le Pont-Neuf, alors la grande artère de Paris, et fouillait les carrosses sous prétexte que le Cardinal pouvait s’y cacher.