Déjà prête à pleurer, elle voulut discuter mais la Princesse les avait rejoints :
— Venez, ma… fille ! engagea-t-elle gentiment en prenant son bras. Vous avez, vous aussi, besoin de paix… et aussi de prier !
— Il est si mal que cela ?
— Un malade, même s’il ne souffre que d’un rhume, a toujours besoin des prières de ceux qui l’aiment. Je vais vous confier à vos femmes, ensuite de quoi je vais prévenir cette excellente Mme Bouthillier1 qui vous a élevée dans son château des Barres et qui vous aime comme sa fille. Je pense qu’elle pourrait passer quelque temps ici ! Venez !
La voix n’était que douceur, mais le ton ferme. Claire-Clémence se laissa conduire sous l’œil mécontent de son beau-père.
— Pourquoi la renvoyez-vous ? Elle a raison, après tout ! Elle est sa femme !
— Selon la loi des hommes et celle de Dieu, certes… mais pas selon la nature !
— Vous entendez par là qu’elle est encore vierge ?
— Oh ! Sans nul doute. Votre Altesse espérait-elle sincèrement une conclusion à cette nuit ? répliqua le médecin.
Condé haussa les épaules en tirant machinalement les poils jaunâtres et clairsemés qui lui tenaient lieu de barbe et toussota :
— Hum ! Je sais que cet âne bâté a clamé à tous vents qu’il ne toucherait pas à sa femme afin de pouvoir se démarier après la mort de M. le Cardinal, mais je pensais qu’une fois au lit…
— Avec une fillette impubère, plutôt laide et encore dépourvue de formes ? Cela aurait tenu du miracle, monseigneur !
— Bien, bien… Mais M. le Cardinal sera fort mécontent ! Laissez-la au moins rester auprès de lui dans la journée…
— Pour qu’elle risque d’entendre ce que le délire laissera échapper à notre malade ?
— Et alors ? demanda Mme de Condé qui les avait rejoints.
— C’est simple ! L’état où nous voyons Monsieur le Duc provient de l’aversion que lui inspire son épouse. C’est peu de dire qu’il ne l’aime pas : elle lui fait horreur ! Moins il y aura de personnes autour de ce lit, mieux ce sera pour tout le monde. Si d’aventure certains échos venaient aux oreilles de Son Eminence, cela pourrait déplaire ! J’ajoute pour en terminer que l’on entend parfois le nom d’une autre dame2 …
— Mais va-t-on pouvoir le sauver ? pria la mère, les yeux noyés de larmes.
Bourdelot hocha la tête avec une réelle compassion :
— C’est le secret de Dieu, Madame la Princesse ! C’est à nous que revient la lourde charge de tirer Monsieur le Duc de ce mauvais pas. Il est jeune, bâti à chaux et à sable et jusqu’à présent sa santé était parfaite. Il faut qu’il la recouvre.
Cela n’allait pas être une mince affaire.
Dans les jours qui suivirent, le malade alterna accès de colère et crises de noire mélancolie. Quand il les reconnaissait, il prenait ses médecins en aversion et les chassait en vociférant des injures, même Bourdelot que cependant il aimait bien. Parfois, au sortir d’une crise soutenue par une forte fièvre, il retombait dans une sorte de prostration peuplée de rêves qui le faisaient pleurer. Il y eut une légère amélioration, mais bientôt suivie d’une rechute plus sévère. La fièvre tomba enfin mais la mélancolie persista, plus profonde s’il était possible.
— Si c’est le mal qui le fait rêver, cela ne vaut rien, soupirait Bourdelot. Et si c’est la guérison, c’est encore pis !
Autour de lui la maison faisait silence. Plus de rires, plus de chansons. Le père campait pratiquement chez son fils… La mère, la sœur et Isabelle au désespoir priaient à longueur de journée, ne sachant visiblement plus à quel saint se vouer. Le Roi et la Reine vinrent en personne réconforter la famille. Le Cardinal se présenta, lui aussi, en dépit de ses nombreux maux, et exigea de pénétrer chez le malade au bras de sa nièce. Ce qui créa un instant de panique. Comment Son Eminence allait-elle réagir si son nouveau neveu se mettait à hurler en reconnaissant son épouse ?
Par chance, si l’on peut dire, Enghien était dans une période de prostration et n’eut pas l’air de s’apercevoir de leur présence, même lorsque Claire-Clémence éclata en sanglots. Ce que voyant – et plus pour la préserver elle que cette famille dont il se méfiait –, le Cardinal décida que la pauvre petite ferait un séjour dans son château de Rueil sous la houlette de la charmante duchesse d’Aiguillon.
— Elle est un peu jeune pour subir toutes ces angoisses.
— Ne croyez-vous pas, monsieur le Cardinal, qu’elle était aussi un peu jeune pour le mariage ? ne put retenir Madame la Princesse dont les immenses yeux, d’une si belle couleur turquoise, ne dérougissaient plus.
— Il n’y a pas d’âge pour l’amour, et il est évident que notre petite duchesse aime profondément son mari. Or elle se plaint d’être tenue à l’écart de sa chambre.
Pour une fois, Condé osa monter au créneau face à celui qu’il avait tellement désiré voir entrer dans la famille.
— Nous souhaitons seulement la préserver, monsieur le Cardinal. Elle semble en effet éprise de mon fils, mais Votre Eminence n’ignore pas qu’il n’en allait pas de même pour lui et il délire beaucoup trop souvent pour qu’elle ne se sente pas au moins offensée par ses propos. Surtout en entendant un nom qui n’est pas le sien !
— Celui de Mlle du Vigean, peut-être ? Il est vrai qu’elle est fort belle !
— Ce qui n’est pas le cas de notre petite duchesse, déclara fermement Charlotte de Condé. Il faut lui laisser le temps de grandir alors qu’on l’a mariée à l’âge ingrat. Mais Votre Eminence le sait puisqu’elle a compris qu’une séparation momentanée pourrait réserver d’agréables surprises !
L’œil d’aigle de Richelieu plongea dans celui de cette femme dont, à quarante-six ans, la beauté et l’éclat semblaient indestructibles. Il sourit :
— Surtout, si vous voulez bien, Madame la Princesse, lui donner quelques conseils lorsque je vous la rendrai…
— Je n’y manquerai pas… si Dieu m’accorde la grâce de remettre mon fils en santé !
On en douta longtemps. Pendant six semaines, Monsieur le Prince ne quitta pas le chevet de son héritier, tandis qu’à la chapelle se relayaient le groupe attristé des belles amies d’Anne-Geneviève et les compagnons de frairie – ou de champs de bataille ! – du malade. Il n’était plus question de tenir salon ou d’aller se réjouir l’esprit chez Mme de Rambouillet, où d’ailleurs un bulletin de santé était porté et lu à haute voix tous les jours.
En mars, on constata un mieux suivi d’une rechute qui parut d’autant plus grave que l’espoir était revenu. Cependant, début avril, la convalescence, la vraie, s’annonça. Il y eut d’abord une nuit que Louis dormit tout entière sans émettre d’autre bruit qu’un léger ronflement, après quoi, lorsqu’il ouvrit les yeux, chacun put voir qu’ils étaient clairs et ne chaviraient plus. Enfin il déclara qu’il avait faim et demanda à manger.
Comme on en était arrivé à ne plus croire à une possible guérison, les manifestations de joie furent d’abord discrètes, mais montèrent crescendo dès que Bourdelot et ses confrères eurent déclaré que Monsieur le Duc était sauvé !
Naturellement, l’heureuse nouvelle courut Paris et le lendemain même Mme d’Aiguillon ramenait sa jeune pensionnaire qui exigea d’aller embrasser son époux sur l’heure. Il fallut bien en passer par là, et chacun retint son souffle quand, avec l’impétuosité de son âge, elle se précipita vers lui les bras ouverts.
Anne-Geneviève, l’œil soudain étincelant, se signa précipitamment.
— Si ce soir ou demain il retombe malade, je la tue ! gronda-t-elle entre ses dents.
Mais ce retour n’eut pas l’air de perturber outre mesure le jeune homme. A l’entrée de Claire-Clémence, il se faisait lire Ibrahim ou l’Illustre Bassa, récent roman de Mlle de Scudéry, par le jeune Bouteville assis à son chevet. Il l’interrompit, salua sa femme, lui rendit son baiser, puis, sans l’inviter à s’asseoir, demanda à François de poursuivre sa lecture.
Voyant que l’adolescente était déjà prête à pleurer, Bourdelot se précipita et l’entraîna à part :
— Votre époux est encore très faible, Madame la Duchesse. Comme il ne peut quitter son lit, on lui lit des romans à longueur de journée et cela paraît lui convenir. Il ne faut pas lui en faire grief.
— Non, non, je ne le dérangerai pas. Je vais seulement reprendre possession de mon appartement… Mais je trouve qu’il a grossi !
C’était indéniable. Depuis qu’il était revenu à la conscience, Enghien dévorait littéralement. Ce qui ne laissait pas d’inquiéter son médecin, parce qu’il ne se levait que très rarement, d’où une intense faiblesse quand il était debout. En dehors de la famille, il ne recevait guère de visites, préférant de beaucoup ses lectures dont il fit alors une extraordinaire consommation : on acheta neuf livres au libraire le 15 et deux le 18 avril, dont un en quatre volumes. Pareille boulimie alerta Bourdelot. Elle venait, selon lui, d’un désir farouche d’éviter les conversations. Il décida qu’il fallait « débrouiller la rate avec une tisane laxative », après quoi « Monsieur le Duc prendrait un bain, un jour de bonne humeur »… !
Ce fut peut-être ce jour béni à tous les sens du terme que Louis se fit conduire au manège voir travailler ses chevaux. Son père, enfin rassuré, partit vers le Languedoc où le Roi l’envoyait…
Le 25 avril, le considérant guéri, les médecins cessèrent de lui prescrire du lait d’ânesse, lui administrèrent une dernière purgation et le laissèrent vivre sa vie comme il l’entendrait… en priant instamment le Ciel pour que, à une occasion ou une autre, l’étrange maladie ne se manifeste plus…
Cependant, plus psychologue que la plupart de ses confrères, Bourdelot, que Mme de Condé interrogeait sur les effets de la présence de la duchesse aux côtés de son mari, lui répondit après avoir réfléchi un moment :
— Qu’elle soit auprès de lui le jour ne risque pas de le faire rechuter. C’est la nuit qui est inquiétante. Le duc ne voit aucun inconvénient à ce qu’elle soit près de lui, ni même qu’elle l’embrasse ou lui montre des marques d’affection car l’amour de cette petite est touchant, mais je ne sais trop ce qu’il adviendrait s’ils devaient partager le même lit.
— Vous savez pertinemment qu’il n’a jamais voulu y toucher. Pourtant, il est évident qu’elle a grandi et que ses défauts physiques s’atténuent… Il ne veut pas consommer son mariage pour pouvoir le rompre après la mort du Cardinal afin d’épouser celle qu’il aime.
— Qu’il aime ou non ne changera rien à sa répugnance. A dire le vrai, ce qu’il redoute par-dessus tout, c’est l’hérédité. M. le Duc est légitimement fier de sa lignée et de ses ancêtres. Or, la mère de Madame la Duchesse est folle… et il y aurait d’autres exemples dans sa famille. C’est l’idée d’avoir un enfant dément qu’il repousse si violemment !
— Qui ne le comprendrait ? N’êtes-vous de cet avis ?
— Parfaitement, Madame la Princesse, et il n’est personne d’un peu de sens qui ne nous donne raison… sauf, bien entendu, M. le Cardinal ! Sa santé à lui semble s’altérer de jour en jour, mais son esprit garde son entière puissance. Il ne se contentera pas éternellement de l’état présent, même s’il n’est pas de jour où il ne fasse montre de sollicitude envers son « neveu »… Le bruit court déjà de son vif désir de voir les jeunes époux quitter cette demeure pour celle qui les attend rue des Bons-Enfants…
— Les travaux que j’ai ordonnés n’y sont pas terminés !
Bourdelot ne put retenir un sourire.
— Si Madame la Princesse le permet, je dirai qu’ils ne le seront pas avant un moment. Le Cardinal les fait refaire à mesure, estimant qu’ils ne reflètent en rien la splendeur digne de Monsieur le Duc et de Madame la Duchesse.
— Qu’ont-ils besoin de faste ? Mon fils se relève à peine de cette maladie et sa « femme » est beaucoup trop jeune pour savoir mener une maison de cette importance ! D’autant qu’avec le retour des beaux jours mon fils voudra sûrement se rendre aux armées. En tant qu’observateur sans doute, ses forces ne lui permettant guère d’assumer un commandement… Oh, et puis en voilà assez, monsieur Bourdelot ! ajouta-t-elle soudain en éclatant de rire. Vous savez ce que je pense de ce mariage… et que la santé de Son Eminence m’intéresse au plus haut point !
— Qui donc dans de telles conditions oserait vous en faire le reproche, madame ? En attendant, j’oserai, si vous le permettez, vous conseiller de rouvrir votre salon qui était si brillant avant le drame que nous venons de vivre. Monsieur le Duc apprécierait, je crois. Le temps des grandes lectures est révolu !
— Pourquoi pas ? L’atmosphère s’en trouvera allégée ! Pour commencer, nous allons, les filles et moi, faire visite à notre amie Mme de Rambouillet dont le salon est le meilleur endroit qui soit pour reprendre nos habitudes ! J’avoue volontiers éprouver un vif désir de me changer les idées ! Nous n’avons, jusqu’à présent, fréquenté que les couvents et les églises ! Et nous ne savons plus rien de ce qui se dit dans Paris ! Ma fille et ses cousines ont grand besoin de revoir le monde !
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