— Anne, voyons ! reprocha sa mère. Nous venons de vivre une charmante soirée et voilà que vous nous l’abîmez ! Ce n’est pas chrétien, ma chère enfant. Pas chrétien du tout, même !
— Ce qui ne serait pas chrétien serait de laisser Isabelle rêver à l’impossible…
— Je ne rêve à rien ! riposta Isabelle, agacée. Sinon de mon lit, car je tombe de sommeil… envoya-t-elle en bâillant derrière sa main.
C’était faux, mais elle n’avait aucune envie de servir de cible à l’évidente humeur noire de sa belle cousine qui, n’ayant plus Enghien sous la main, se cherchait à l’évidence une adversaire à sa taille. Rôle qu’elle acceptait volontiers, mais pas ce soir ! Se découvrir un amoureux aussi séduisant était exactement ce dont elle avait besoin après avoir constaté que Marthe du Vigean régnait toujours sur le cœur de celui qu’elle aimait. Aussi s’offrit-elle le luxe de soupirer en s’installant plus commodément parmi les coussins du carrosse :
— Chacun, ce soir, s’accordait à prédire la fin prochaine de M. le Cardinal, aussi comment notre duc ne rêverait-il pas d’une liberté retrouvée qui lui permettrait d’épouser celle qui occupe ses pensées… et de renvoyer la petite Claire-Clémence à ses poupées ?
— Pour démarier un prince du sang, il faut l’autorisation de Sa Sainteté elle-même ! Mon frère sera le plus grand chef de guerre de ce temps et il n’a que faire de s’attarder au lit d’une amoureuse quand la gloire l’attend !
— Je croyais que vous souhaitiez ce démariage, ma fille ? Auriez-vous changé d’avis ?
— Oui, parce que je pensais à une princesse. Mademoiselle, par exemple7, qui, outre le sang royal et une belle santé, lui apporterait la plus grosse fortune de France ! Je sais qu’elle et ses parents y seraient disposés. Mais si c’est pour épouser tout platement la fille du marquis du Vigean, non ! Cent fois non !
Du coup Isabelle se mit à rire :
— Notre pauvre duc ! Ce n’est guère d’une sœur aimante que ne lui tolérer que des laiderons !
— Paix, mes filles ! coupa alors la Princesse. Nous arrivons… et nous avons toutes besoin d’une bonne nuit de sommeil !
Elle avait indéniablement raison. Même Isabelle souhaitait retrouver son lit et ses rêves, mais, au lieu de la sérénité d’une demeure en demi-sommeil, les dames de l’hôtel de Condé le trouvèrent en pleine effervescence, et le docteur Bourdelot dans l’escalier.
— Qui donc est malade chez nous ? demanda la Princesse. Rien de grave j’espère ?
— Cela dépendra de l’évolution. Il s’agit de Madame la Duchesse. Elle a contracté la petite vérole !
Un concert de lamentations salua la nouvelle. La petite vérole ! La terreur des jolies filles comme des moins belles ! L’affreuse maladie qui, lorsqu’elle ne tuait pas, pouvait imprimer sur le corps et surtout le visage des traces ineffaçables capables de défigurer profondément…
— Quelle horreur ! s’exclama Anne-Geneviève. J’en suis navrée pour elle, mais ma belle-sœur ne peut rester ici où elle risque de contaminer toute la maisonnée… Il faut la conduire chez elle à l’hôtel de La Roche-Guyon !
— Il fait froid et, avec sa fièvre, ce serait la tuer ! coupa le médecin sévèrement. Vous avez pourtant, mademoiselle, la réputation d’une grande chrétienne pratiquant une dévotion admirable !
En effet, quand, à l’invitation du Roi, elle avait été conviée à tenir un rôle dans l’un de ces ballets que Louis XIII se plaisait à monter – et pour lesquels d’ailleurs il faisait preuve d’un véritable talent de décorateur, metteur en scène et maître de danse –, Mlle de Condé s’était précipitée au Carmel qu’elle fréquentait à cette époque avec une assiduité laissant supposer qu’elle irait peut-être jusqu’à prendre le voile, afin de demander conseil à la mère supérieure. Le seul mot de « ballet » l’épouvantait, car elle n’ignorait rien de celui, monté jadis par la Reine Marie de Médicis et où sa mère, alors Charlotte de Montmorency, avait touché le cœur et les sens d’Henri IV au point qu’il envisage de mettre une partie de l’Europe à feu et à sang parce que celui auquel il l’avait hâtivement mariée n’avait pas hésité à l’emmener chez l’ennemi pour la protéger de la passion royale.
Sans doute Anne-Geneviève n’avait-elle rien de semblable à redouter. Louis XIII, déjà malade, ne ressemblait guère au Roi Henri, mais elle n’en était pas moins effrayée. C’était d’ailleurs son premier bal…
Devant tant d’angoisse juvénile, la mère supérieure lui avait conseillé de porter un cilice sous les soieries de sa robe et de le resserrer au moment de paraître sur scène. Or Anne-Geneviève avait remporté un si vif succès – et pris tant de plaisir ! – que non seulement elle n’avait pas resserré le cilice mais en plus elle s’en était débarrassée dès son retour au foyer… comme de son projet de prendre le voile !
A la remarque du médecin, ce fut sa mère qui se chargea de répondre : Claire-Clémence se retirerait dans son appartement entourée de son service, mais les jeunes filles de la maison quitteraient Paris au matin pour l’un des châteaux de la famille, Mello ou Liancourt – le magnifique Chantilly n’ayant pas encore fait retour –, et y attendraient que le danger soit passé.
— Mais vous-même, ma mère ? s’inquiéta sa fille. Vous n’allez pas rester ?
— Bien sûr que si ! Je ne peux laisser cette petite seule dans cette vaste demeure à la garde des domestiques ! Elle est ma belle-fille et c’est mon devoir ! Non ! Ne discutez pas ! C’est ma volonté ! Préparez-vous sans plus tarder. Il peut s’agir d’une épidémie et vous partez à l’aube !
C’était en effet une épidémie, heureusement pas très violente, mais on l’ignorait encore. Aussi la surprise fut-elle grande quand, au matin et alors que l’on chargeait les bagages sur l’un des carrosses de voyage, on vit surgir Louis d’Enghien accompagné du seul François de Bouteville.
— Vous êtes encore fragile, lui lança Bourdelot, mécontent. Croyez-vous vraiment intelligent de rentrer respirer des miasmes qui peuvent être mortels ?
— Allez au moins dans votre nouveau logis, mon fils ! plaida sa mère que le son de sa voix avait fait accourir.
— Une seule question : Madame la Duchesse s’y trouve-t-elle ?
— Naturellement non. L’envoyer dans une demeure à peu près vide serait pure folie !
— Alors pourquoi voulez-vous que j’y aille ? Mais vous-même, ma mère, j’espère que vous vous apprêtiez à partir.
— En laissant cette malheureuse aux prises avec un mal qui la désespère parce qu’elle redoute d’en sortir défigurée… en admettant qu’elle en sorte ? Ce qu’elle préférerait je pense !
— Je reconnais bien là votre bonté, mais vous pouvez aussi aller chercher le bon air de la campagne : je vais rester près d’elle !
— Vous ? Mais…
— Jusqu’à preuve du contraire, elle porte mon nom. Et, tant qu’il en sera ainsi, je lui dois aide et protection ! Partez tranquille !
Un instant, Charlotte de Condé contempla son fils sans rien dire. Puis elle l’attira à elle pour l’embrasser.
— Vous me surprendrez toujours, Louis ! Mais je suis fière de vous ! Nous allons donc demeurer ensemble !
— Je suppose qu’il est inutile de discuter ?
— Vous supposez bien !
— Qui le carrosse attend-il en ce cas ?
— Votre sœur, les deux petites Bouteville évidemment, et Angélique d’Angennes, la cadette de Mme de Rambouillet… Sa mère tient à rester dans sa Chambre bleue et Julie refuse de quitter Paris, ses poètes et sa gloire toute neuve !
— Et… les demoiselles du Vigean ?
La voix de la Princesse baissa de plusieurs tons :
— J’ignore pourquoi, mais votre sœur s’y oppose. Elle dit que ce ne sont pas les refuges familiaux qui leur manquent. Ce qui n’est pas faux…
— … mais ne vous semble pas une explication suffisante. A moi non plus, mais il me semble que ma chère Marthe a perdu sa place dans le cœur, chaleureux jusqu’à présent, de celle qu’elle considérait comme sa meilleure amie. Cela date de ce soir et je ne sais rien de ce qui a pu se passer chez Mme de Rambouillet…
— Je refuse de me tourmenter pour cette peccadille ! Nous avons suffisamment de soucis pour nous en fabriquer d’autres avec les caprices de Mlle de Bourbon-Condé ! Allez prendre un peu de repos à présent, mon fils ! Et occupons-nous de ceux qui en ont vraiment besoin !
1 Née Marie de Bragelongne.
2 En fait, le futur Grand Condé faisait une solide dépression nerveuse compliquée de problèmes respiratoires.
3 Voir, du même auteur, Marie des intrigues, Plon, 2005.
4 Elle avait épousé Charles d’Angennes, marquis de Rambouillet.
5 Future Mme de Maintenon.
6 La Fontaine honorait « maître Vincent » à l’égal de « maître François » (Rabelais) et de « maître Clément » (Marot).
7 De Montpensier, fille du premier mariage de Monsieur, frère du Roi.
3
La colère du Cardinal et ce qui s’ensuivit…
Que faire sinon des vers quand on est quatre belles jeunes filles pleines d’esprit non seulement exilées à la campagne mais encore obligées de décamper à plusieurs reprises devant les rejets d’une épidémie qui semblait décidée à errer çà et là sans but précis !
C’est ainsi qu’après avoir séjourné à Méru, puis à la Versine, puis à Mello et enfin à Liancourt, ces demoiselles, qui, à dire vrai, n’engendraient pas autrement la mélancolie mais trouvaient le temps long, écrivirent à quatre plumes un poème d’une ampleur comparable à celle des épopées des aèdes de la Grèce antique, destiné à faire connaître à l’hôtel de Rambouillet comme à celui de Condé ce qu’elles pensaient de la situation :
Quatre nymphes, plus vagabondes
Que celles des bois et des ondes,
A ceux qui d’un cœur attristé
Maudissent leur captivité.
Nous de qui tant de beaux esprits
Ont conté cent mille merveilles
Que nos beautés n’ont pas de prix
[…]
Nous qui prétendions en tous lieux
Etre incessamment admirées
[…]
Nous ne trouvons pas un seul lieu
Où retraiter en toute la terre
[…]
Au bruit de ce mal dangereux
Chacun fuit et trousse bagage
Car adieu tous les amoureux
Si nos beautés faisaient naufrage
[…]
Voilà celles que les mourants
Nommaient les astres de la France ;
Mais ce sont des astres errants
Et qui n’ont guère de puissance.
L’épidémie régressait. On rapatria les « nymphes errantes » un peu surprises et même légèrement vexées d’occuper moins de place qu’elles ne l’espéraient dans la vie et les préoccupations de leurs galants. L’éternelle guerre contre l’Espagne allait reprendre, mais s’y joignaient avec les mauvais résultats de santé du Cardinal une rumeur sourde, une vague atmosphère de conspiration. En fait, il s’en levait une, encore larvée, celle que menait le Grand Ecuyer de France – que l’on appelait Monsieur le Grand –, le jeune et beau Cinq-Mars pour lequel Louis XIII, déclinant lui aussi, s’était pris d’une profonde affection, qu’il traitait en fils préféré et qui, naturellement, en abusait. On chuchotait que, bien entendu, Monsieur, frère du Roi, en était, et que la Reine même ne l’ignorait pas.
Plein d’espoir, et Claire-Clémence une fois guérie, Enghien avait repris sa vie de célibataire en se félicitant d’avoir si rondement joué sa partie, avec l’aide de Dieu peut-être, ce qui le confortait dans sa volonté de laisser sa femme vierge. Aussi fut-il fort surpris par la visite inopinée de son père et du langage qu’il lui tint :
— Les gens mariés doivent vivre ensemble et il serait temps que vous cessiez de vous tenir loin de votre femme. Vous avez accompli votre devoir envers elle durant sa maladie, ce qui est louable, mais maintenant vous devez habiter tous deux votre propre demeure : j’entends ce bel hôtel tout neuf où vous ne mettez jamais les pieds. A moins que vous ne préfériez la Bastille ?
— La Bastille ?
— Naturellement, puisque vous agissez en rebelle… Mais, rassurez-vous, les princes du sang y sont convenablement traités !
Peu tenté, néanmoins, le jeune duc choisit la cohabitation… qui ne serait peut-être pas très longue ? Et c’est ainsi qu’un beau soir, la petite duchesse revit l’époux qu’elle s’obstinait à adorer au seuil de l’hôtel de La Roche-Guyon dans lequel ils pénétrèrent côte à côte. Après quoi, dès le vestibule, il la salua… et fila droit à l’hôtel de Rambouillet où il était pratiquement certain de retrouver Marthe du Vigean. Il passa en sa compagnie une charmante soirée, emplie d’espérance, avant de rentrer sagement chez lui, mais pas dans l’appartement de Claire-Clémence, qui attendait pourtant tellement sa visite qu’elle pleura toute la nuit.
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