Une fois, il essaya de parler peinture, cette autre passion qui habitait sa vie, mais il s’aperçut vite que Mélanie, sur ce sujet, était parfaitement inculte, ignorant aussi bien Rembrandt, Vélasquez, Quentin La Tour ou Goya que des génies plus récents comme Degas ou Renoir dont l’aïeul raffolait. Avec une mère qui prenait Leonardo da Vinci pour un bottier italien, ce n’était pas autrement étonnant.

— Je pensais qu’on t’avait déjà emmenée une fois ou deux au Louvre ! s’indigna-t-il. Mais si je comprends bien tu n’y as jamais mis les pieds ?

— Jamais, Grand-père ! affirma gravement Mélanie, Maman dit que les musées sont ennuyeux et Fräulein n’aime que la musique.

— Et l’autre, l’Anglaise ? Cette « nannie » dont j’ai oublié le nom ?

— Miss Mac Donald ? Elle aimait surtout tricoter pendant que je prenais mes leçons d’équitation.

— J’aurais dû m’occuper de toi plus tôt ! soupira-t-il. Enfin ! Espérons que Dieu m’accordera assez de temps pour t’apprendre à regarder un tableau autrement que les dessins de tes livres de classe !

Pris de court, ce soir-là, il ne savait plus que dire. Peut-être allait-il revenir à la mer dont il parlait en poète mais Mélanie fit dévier légèrement le sujet.

— Parlez-moi de ce bateau, Grand-père ! J’ai entendu dire qu’il avait été construit en Amérique.

— C’est tout à fait exact. L’Askja est née dans le Maine.

— Pourquoi ? N’y a-t-il pas, en France, de bons constructeurs ?

— Si, très certainement, mais… c’est une histoire qui remonte loin. Et je ne suis pas sûr qu’elle t’intéresse.

— Au contraire ! Vous m’êtes presque inconnu. Papa me parlait de vous, autrefois, et aussi de Chère Bonne-Maman parce qu’il vous aimait tous les deux, mais il n’a pas eu beaucoup de temps et je ne le voyais pas très souvent…

Un nuage passa sur les yeux gris du vieil homme, un nuage qui ressemblait à la brume si humide du petit matin, mais il réussit à le chasser et eut l’un de ses rares sourires.

— Très bien ! Alors, écoute !

Il est difficile de croire, lorsque l’on regarde une personne âgée, qu’elle a pu être enfant, adolescent. Toutefois Grand-père possédait sans doute le don précieux d’évocation car Mélanie s’attacha tout de suite à ce jeune garçon dont il lui racontait l’histoire. Une histoire assez semblable à celle des autres enfants de familles riches dont le père est imbu d’idées sévères au sujet de l’éducation.

Celui du jeune Timothée Desprez-Martel avait, là-dessus, des principes bien à lui. La tradition familiale eût voulu que l’héritier fût élevé chez les jésuites, au collège Stanislas ou dans la sévère maison d’Autun, mais elle adhérait cette fois à un anticléricalisme farouche, né peut-être d’une éducation religieuse trop étroite. En dépit des prières de sa mère, Timothée passa la Manche et se retrouva dans un collège de Kensington où il apprit à devenir un gentleman dans le meilleur style britannique avant d’être envoyé à Oxford.

Le jeune garçon se plia aisément à cette existence. Il aimait l’Angleterre et s’y trouvait d’autant mieux qu’il s’y fit des amis. C’est au cours de vacances à Tadstow chez son ami Trelawney qu’il découvrit la Cornouailles et surtout l’Océan en divers endroits trop sauvages pour n’être pas grandioses.

Ses études terminées, son père lui offrit un tour d’Europe, puis avant même de le faire entrer dans ses affaires l’envoya aux États-Unis étudier les méthodes des financiers américains. Mais New York est au bord de la mer et Timothée fréquenta cette partie de la société qui s’était découvert la passion du yachting. Or, trois ans plus tôt, en 1851, la construction navale et la marine américaine s’étaient couvertes de gloire avec l’exploit de la goélette America venue battre, en une course déjà légendaire autour de l’île de Wight et sous les yeux de la reine Victoria, la fine fleur du yachting anglais, remportant haut la main les cent guinées et le trophée offert par la souveraine qui portait, depuis, le nom de Coupe de l’América.

Bien sûr, vivant alors en Angleterre, Timothée eut de larges échos de la défaite des voiles britanniques mais, à New York, il put voir la goélette victorieuse et en admirer les lignes hardies. Il rencontra l’architecte George Steers et le propriétaire John Cow Stevens, et à la suite de ce double contact tomba définitivement amoureux des bateaux construits outre-Atlantique.

— Je me suis juré qu’un jour j’aurais moi aussi un bateau qui ressemblerait à l’America. Tu n’imagines pas quel coup au cœur j’ai reçu en face de cette proue concave et effilée comme la flèche d’un espadon. En outre, Steers avait eu l’idée de génie de faire tisser ses voiles en coton et à la machine au lieu des lourdes toiles de lin habituelles ! C’était extraordinaire…

— L’Askja ressemble à l’America ?

— Bien sûr, avec le temps, les ingénieurs ont apporté des petits changements. On a lancé en 1888 un « schooner » à cinq mâts, Governor, et il y a deux ans on a vu paraître un six-mâts, le George W. Wells… Mais c’est vrai que mon bateau ressemble à l’America. Je lui ai voulu une coque noire, comme était la sienne. Simplement j’ai un mât de plus car elle n’en avait que deux et mes voiles sont rouges.

— Pourquoi ?

— Une envie. Askja est le nom d’un volcan. Il me semblait que ce serait plus évocateur… La faire construire m’a consolé de la mort de ta grand-mère. Tant qu’elle a vécu, je n’ai pas beaucoup navigué. Elle détestait la mer…

— Comment se fait-il qu’ayant tellement vécu en Angleterre et en Amérique vous n’ayez pas épousé une étrangère ?

Brusquement ce fut le silence. Les traits du vieil homme se figèrent et ses yeux, si animés l’instant précédent, s’éteignirent. Il détourna la tête et Mélanie vit ses doigts se crisper sur le fourneau de sa pipe cependant que l’impression d’avoir commis une énorme indiscrétion paralysait la jeune fille. Timidement, elle demanda :

— Est-ce que… j’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ?

Le sourire triste qu’il lui offrit lui serra le cœur mais c’était tout de même un sourire :

— Non, tu n’as rien dit de mal. J’ai failli, en effet, me marier là-bas mais… mon père en avait décidé autrement. Depuis longtemps mon mariage était arrangé avec Herminie – Chère Bonne-Maman ! – qui était la fille d’un haut magistrat comme tu le sais sans doute. Et j’ai obéi…

— Pardonnez-moi si je parais indiscrète… mais cela veut-il dire… que vous ne l’aimiez pas ?

Le regard fatigué plongea dans les larges yeux couleur de prune, trop grands pour ce petit visage qui se tendait vers lui. L’ancien Timothée sourit avec beaucoup de douceur :

— Pas au début, je l’avoue. J’avais au fond des yeux une image difficile à effacer mais ta grand-mère était une femme exquise. Elle m’a laissé tout le temps d’apprendre à l’aimer et la naissance de ton père a fait de moi un homme heureux.

— Pas celle d’oncle Hubert ?

— Si, bien sûr ! Je n’imaginais pas alors qu’il s’intéresserait au sport beaucoup plus qu’aux affaires, et cette indifférence a redoublé pour moi la douleur causée par la disparition de mon François, mais, heureusement, la providence m’avait déjà envoyé Olivier Dherblay. Tu le connais, je crois ?

Non. Mélanie n’avait encore jamais rencontré le fondé de pouvoir de son grand-père. Elle n’en savait pas grand-chose sinon qu’il était âgé d’une trentaine d’années, qu’oncle Hubert proclamait qu’il avait dû voir le jour dans la Corbeille de la Bourse et que Mère, lorsqu’il lui arrivait d’en parler, soupirait qu’il était très certainement l’homme le plus ennuyeux qu’elle eût jamais rencontré… mais, cela, Mélanie le garda pour elle-même.

— Eh bien, conclut Grand-père, je te le montrerai un de ces jours. Il est tout à fait remarquable… Au fait, de quoi suis-je en train de te parler et comment en sommes-nous venus là… ? En outre, il est affreusement tard, ajouta-t-il en levant les yeux vers la pendule cerclée de cuivre qui occupait l’un des panneaux. Va vite te coucher !

Mélanie dormit trop bien et le soleil était déjà haut quand elle monta sur le pont que balançait à présent la longue houle de l’Atlantique. L’aspect de la côte avait complètement changé : plus de végétation luxuriante descendant jusqu’à l’eau, plus de petites baies étroites habitées de grues, de hérons ou d’oiseaux de mer, mais des falaises abruptes couronnées d’herbe rare et des récifs battus par les vents d’ouest. Les ports étaient peu nombreux et, d’après Morvan, le timonier, tout à fait inaccessibles par gros temps.

— Heureusement que nous ne restons pas longtemps dans ces parages, confia-t-il à la jeune fille. Le bateau est solide et c’est un grand coureur mais une tempête ne vous ferait pas un bon souvenir. Enfin, M’sieur Timothée tient absolument à vous montrer Tintagel !

— Est-ce que ce n’est pas intéressant ?

Il déplaça sa chique d’une joue à l’autre et cracha par-dessus bord un long jet de salive brune :

— Si. C’est même un endroit qu’on n’oublie pas une fois qu’on l’a vu…

De fait, le haut rocher de Tintagel au pied duquel l’Océan gémissait comme un dragon enchaîné arracha des cris d’admiration à Mélanie. Majestueuse, superbe, chargée d’histoires et plus encore de légendes, l’ancienne forteresse ruinée des comtes de Cornouailles, probablement construite durant la période normande auprès d’un antique monastère, semblait sortie tout armée d’un roman des Chevaliers de la Table Ronde. C’est là que la belle Ygraine donna naissance au jeune roi Arthur et que le roi Mark surprit un soir Tristan aux pieds de sa femme Yseult, cependant que, sous les rochers, s’ouvrait la caverne de Merlin l’Enchanteur…

— Regarde ! dit Grand-père en désignant un oiseau noir du tuyau de sa pipe. Voilà une corneille à pattes et à bec rouges. Les gens d’ici prétendent que ces oiseaux incarnent l’âme d’Arthur qui n’a pas encore trouvé le repos. Près d’ici, d’ailleurs, il y a ce que l’on appelle le pont du Meurtre parce que c’est là qu’il fut frappé à mort. Et aussi le lac dans lequel sire Bedivere jeta l’épée Excalibur…

— Je croyais que ces légendes s’étaient passées en Bretagne ? remarqua Mélanie. N’avons-nous pas l’ancienne forêt de Brocéliande ? Du moins c’est ce que prétend le père Gloaguen.

— Cela tient à ce que la Cornouailles et la Bretagne sont sœurs. On dit même qu’elles étaient réunies il y a très longtemps avant que la mer ne les sépare. D’ailleurs les vieux du pays racontent que, deux fois l’an, durant la nuit, le roc de Tintagel disparaît sous les flots et que, lorsqu’il reparaît, la bande rocheuse qui le relie à la terre s’est un peu rétrécie. Bientôt, peut-être, ce sera une île…

— Est-ce que nous n’allons pas débarquer ? Je voudrais tellement monter là-haut !

— Je l’espérais, mais ce ne serait pas prudent car il se pourrait qu’un grain nous arrive. Il faut aller nous abriter à Padstow.

— Oh ! c’est dommage, non ?

— Si. Je souhaitais t’emmener là-haut pour m’asseoir avec toi là où je me suis assis souvent jadis. À cet endroit le temps recule et il n’y a plus que ce qui compte : la terre, la mer, les pierres et le vent. C’est un lieu pour ceux qui s’aiment…

La voix de Mélanie ne fut qu’un souffle quand, posant sa main sur la manche bleue, elle demanda :

— Cela veut dire… que vous m’aimez, Grand-père ?

Les yeux toujours fixés sur les ruines, il recouvrit de la sienne la main fragile :

— Tu ne serais pas là, petite, s’il en allait autrement. Mais nous reviendrons, je l’espère, et, si ce n’est pas avec moi, peut-être souhaiterais-tu venir avec celui que tu aimeras… Pour l’instant il faut partir.

Il s’éloignait à grands pas en braillant des ordres et Mélanie put rougir tout à son aise. Elle venait d’évoquer l’élégante silhouette de Francis telle qu’elle l’avait déjà admirée, en habit en tenue d’été, mais curieusement elle avait peine à la faire entrer dans ce décor grandiose et sauvage. Il n’avait rien du roi Arthur ni de Tristan en dépit de cette auréole de grand voyageur qui le suivait. Il était un rien trop civilisé sans doute… Un pur produit de la haute société policée, raffinée, tirée à quatre épingles, et quelque chose disait à son admiratrice qu’il n’aurait peut-être jamais envie de venir contempler un vieux château croulant. Mais on ne discute pas avec son cœur et ce cœur trouvait tant de charmes au jeune marquis de Varennes qu’il lui faisait volontiers grâce de cette carence.

Le temps se gâtait en effet. La mer et le ciel se rejoignaient dans une menaçante couleur grise et les vagues devenaient plus hautes. L’Askja réduisit sa voilure et prit la fuite devant la tempête qui venait. On atteignit assez vite Padstow, une station balnéaire doublée d’un petit port dans l’embouchure du Camel, juste à temps pour éviter le plus fort du « coup de chien », et on y resta deux jours au grand dépit de Grand-père qui voyait se réduire le temps qu’il entendait consacrer à cette petite croisière. Il allait falloir rentrer plus vite, surtout si le temps empirait.