Mélanie, elle, fut enchantée. Enfin, elle allait avoir Francis pour elle toute seule !

— Asseyez-vous ! dit-elle. Je vais essayer de vous tenir compagnie.

— Vous m’en voyez ravi. Nous n’avons guère eu l’occasion de bavarder depuis Dinard. Puis-je fumer ?

— Je vous en prie ! Avez-vous fait un bon voyage en compagnie de ma mère ?

Tirant une cigarette d’un étui d’or, il l’alluma calmement, ce qui lui donna le temps de répondre, mais ses yeux sombres parurent se rétrécir.

— Nous n’étions pas seuls et puis ce n’était pas un voyage très passionnant. J’aimerais mieux que vous me racontiez le vôtre. Où êtes-vous allée ?

— En Angleterre. Mon grand-père tenait à me montrer les côtes de la Cornouailles. Cela doit paraître bien mince à un grand voyageur tel que vous l’êtes ?

— Détrompez-vous ! C’est ce que j’appelle un voyage intelligent. Jusqu’où êtes-vous allée ?

— Jusqu’à Tintagel. Grand-père m’a conduite au château du roi Mark mais le temps s’est gâté et nous n’avons pas pu aborder. Oh ! c’était tellement beau !…

— Eh bien, vous y retournerez.

— Je le voudrais tant ! Mais Grand-père dit qu’il faut y aller seulement avec quelqu’un que l’on aime…

Elle rougit brusquement et se tut. Emportée par l’enthousiasme, elle allait dire à ce beau jeune homme qui la regardait si doucement que c’était avec lui qu’elle aimerait revoir ce roc des âges légendaires… Il y eut un petit silence puis Francis murmura sans la quitter des yeux :

— C’est une idée charmante et je suis bien certain que vous n’aurez aucune peine à réaliser ce rêve.

— Vous croyez ? C’est tellement difficile d’aimer quelqu’un, à part Grand-père, bien sûr…

— Vous l’aimez beaucoup ?

— Depuis peu de temps, mais oui, le l’aime. Je croyais n’avoir qu’un « Cher Grand-Papa » à qui, trois ou quatre fois par an, je faisais la révérence avant de m’asseoir à sa table et je me suis découvert un vrai grand-père qui a partagé avec moi ses joies les plus vraies. Vous n’imaginez pas ce que cela peut être lorsqu’on est aussi solitaire que je le suis.

— Solitaire, vous ?

— Que puis-je dire d’autre ? Je n’intéresse pas ma mère qui me trouve laide et empruntée et qui n’aime pas sortir avec moi car elle me juge trop jeune. Elle compte demander à Grand-père de retarder d’un an mon entrée dans le monde parce qu’elle me croit incapable d’y tenir ma place… C’est peut-être vrai, d’ailleurs, car je n’aime pas beaucoup ce que l’on appelle la haute société.

— Vous n’y êtes pas encore rentrée. Comment pouvez-vous la juger ?

— Oh !… Ce n’est qu’une impression.

— Essayiez-vous de la connaître mieux quand vous observiez les fêtes de Mrs. Hugues-Hallets ?

— Oui, je crois. Elle me fascine, et j’aimerais bien, moi aussi, être belle et fêtée mais je n’ai aucune chance d’y réussir jamais.

— Qu’est-ce qui vous fait croire cela ?

— J’ai des yeux pour voir. Et j’ai aussi un miroir dans ma chambre. Sur l’Askja, par contre, il n’y en a pas.

— La beauté n’est pas tout ce qui compte en ce monde. Il y a aussi la gentillesse, le charme, l’amabilité. Je connais cent femmes qui, sans être de foudroyantes beautés, savent retenir auprès d’elles un époux, des amis…

Le retour tumultueux de sa mère dispensa Mélanie de répondre. La nervosité d’Albine était visible tout autant que la rougeur légère de ses yeux. Elle avait pleuré très certainement et Mélanie aurait beaucoup donné pour savoir ce qui s’était dit dans le salon de musique où Mme de Genlis apprenait le clavecin et la trompette à ses élèves. Mais Albine se contenta d’ordonner à sa fille de remercier son grand-père pour avoir pris soin d’elle et de le saluer comme il convenait.

— Dorénavant, tu iras déjeuner tous les jeudis avenue des Champs-Élysées, dit-elle en triturant un fragile éventail de nacre qui ne lui avait fait aucun mal, et dès demain nous irons ensemble chez Paquin, rue de la Paix, pour commander la robe de ton premier bal…

— C’est vrai ? exulta Mélanie. Je vais vraiment avoir un bal pour mes seize ans ?

— Pourquoi ne l’aurais-tu pas ? fit Grand-père qui rejoignait le grand salon. On te l’a toujours promis, n’est-ce pas ?

— Oui… mais…

— Il n’y a aucune raison de changer quoi que ce soit. Il aura lieu le 27 octobre, jour de ta naissance, chez moi. À ce propos, Albine, pourquoi choisir Paquin ? Pour Mélanie, je préférerais Doucet. Je lui trouve… plus de grâce.

— Père ! s’indigna Albine visiblement heureuse de se retrouver sur un terrain où elle excellait. Comment pouvez-vous savoir ce qui convient le mieux à une jeune fille ? Pourquoi, dans ce cas, ne pas l’emmener chez Charvet, votre tailleur ?

— Quoi que vous en pensiez, il m’arrive tout de même de m’intéresser à ce que portent mes contemporaines… et je préférerais Doucet !

— Vous m’accorderez néanmoins quelques talents en cette matière ? Mme Lucille, de chez Paquin, saura à merveille ce qui peut convenir à cette petite.

La nervosité d’Albine augmentait et Grand-père préféra rompre les chiens. Quelques instants plus tard, après les avoir embrassés sa mère et lui, sans oublier de saluer Francis qui lui décocha un sourire éblouissant, Mélanie retrouvait sa chambre où Fräulein s’occupait déjà à défaite les bagages avec l’aide d’une femme de chambre. C’était le jour de sortie de Léonie et une autre camériste la remplaçait. Le décor, cependant familier, sembla différent à la jeune fille. Peut-être parce qu’elle le voyait à travers un regard qui n’était plus le même. Les tentures de soie bleue – l’appartement avait été préparé jadis pour le garçon qu’espérait Albine et, dans sa déception, elle n’avait pas jugé bon de changer de couleur – étaient toujours les mêmes et Mélanie qui, tant de fois, y avait abrité ses rêves, eut plaisir à les revoir mais, après les chatoiements de la mer, ce nattier paisible semblait terne et un peu trop bourgeois. Elle eût aimé des tons changeants et l’exubérance de grandes plantes vertes évocatrices de pays lointains aux couleurs aventureuses… Surtout elle tombait de sommeil car la journée avait été longue et le train éprouvant. Aussi Mélanie, à peine son lit retrouvé, se roula en boule à la manière d’un chat et sans même songer à se déshabiller s’endormit comme une masse, la tête dans ses bras, avec l’espoir qu’au détour d’un joli rêve elle retrouverait Francis. De toute façon, elle allait certainement le voir souvent puisque selon toute apparence il était devenu un habitué de la maison. Et cette seule idée était pour elle la meilleure raison de voir désormais la vie sous la lumière tendre d’un matin d’été.

Ce en quoi elle se trompait du tout au tout.

D’abord, la visite chez Paquin se révéla singulièrement décevante. Dans les salons dorés du n° 5 de la rue de la Paix où, dix ans plus tôt, le banquier Isidore Paquin et sa femme s’étaient lancés dans la couture, elle vit glisser vers elle une grande femme en forme de S vêtue de soie noire et bruissante d’où dépassaient de longs pieds pointus, et qui semblait coiffée d’un nid de cigogne. En dépit de sa ligne sinueuse due à un corset particulièrement efficace, cette dame ressemblait à un cheval mais à un cheval qui aurait parlé en multipliant les accents circonflexes. Elle et Albine firent assaut de politesses puis, sans s’occuper le moins du monde de Mélanie, entreprirent d’examiner quelques modèles « très jeune fille, chère Mâdâme ».

La conférence, à dire vrai, ne dura pas longtemps. Sans s’inquiéter le moins du monde des goûts de sa fille, Albine choisit un costume-tailleur vert foncé soutaché de noir, une robe d’après-midi en velours brun garni de taffetas de même couleur en repoussant fermement la dentelle blanche qui en eût adouci la rigueur, et enfin, pour le fameux bal, une robe de soie blanche surchargée d’entre-deux de dentelle Renaissance(7), de pompons et de petits nœuds que Mélanie jugea affreuse. Elle ne cacha d’ailleurs pas sa déception car la robe en question, dépourvue de tout décolleté, avait un col de guipure baleinée montant jusqu’aux lobes des oreilles et les manches s’arrêtaient au coude :

— Ce n’est pas une robe de bal : c’est une robe pour prononcer des vœux dans la chapelle d’un couvent. En plus elle est trop compliquée. J’aurais tellement aimé une robe de tulle blanc avec des volants…

— À seize ans on n’a pas encore droit au décolleté, fit Mme Lucille, doctorale. Cette robe est très élégante et met en valeur votre taille qui est fine. Elle est exactement ce qu’il vous faut ! Madame votre mère a beaucoup de goût et vous êtes très gâtée, il me semble.

Ce n’était pas l’avis de Mélanie, persuadée que sa mère ne respectait pas les consignes de son beau-père. Elle avait choisi le moins cher car elle était d’une extrême économie pour les vêtements de sa fille alors que sa propre garde-robe regorgeait de toilettes toutes plus flatteuses les unes que les autres. Mélanie en eut d’ailleurs la preuve lorsque Albine tomba en extase devant une ravissante toilette de bal rose dragée, toute givrée de petites perles de cristal et retenue aux épaules par de minces rubans assortis. Connaissant bien sa cliente, Mme Lucille lui affirma que ce modèle avait été dessiné tout exprès pour elle, et Albine, jouant la confusion, n’hésita pas une seconde à acheter cette robe fastueuse qui à elle seule valait autant que les trois choisies pour sa fille.

Ulcérée, celle-ci se promit d’en toucher un mot à son grand-père chez qui elle devait déjeuner le lendemain puisque ce serait jeudi mais, pour ce premier repas, elle tomba plutôt mal. Grand-père était de si mauvaise humeur qu’elle se crut revenue aux temps austères de « Cher Grand-Papa ». En outre, il avait invité son fondé de pouvoir afin sans doute d’avoir quelqu’un de sérieux avec qui causer. Néanmoins Mélanie s’intéressa à ce que l’on disait. La colère de Desprez-Martel avait pour origine la mort « accidentelle » de l’écrivain Emile Zola, asphyxié par l’oxyde de carbone d’une cheminée dans la nuit du 29 au 30 septembre précédent. L’enterrement avait eu lieu ce dernier dimanche au milieu d’une foule énorme :

— Un accident ! hurlait Grand-père. Je suis bien certain, moi, qu’on l’a assassiné. C’est grâce à lui si le capitaine Dreyfus a été rappelé de l’île du Diable et certains ont décidé de le lui faire payer !

— Est-ce de cela que vous a parlé le président Loubet, mardi soir ? dit Dherblay en se servant de salade russe.

— Nous avons effleuré le sujet. Le président n’est pas loin de penser comme moi, je crois. N’est-ce pas lui qui a eu le courage de rappeler Dreyfus ? Non, il voulait me parler de nos intérêts en Russie…

— On dirait que son voyage là-bas a été une réussite ?

— Il en est enchanté. Songez qu’il a eu l’honneur tout à fait exceptionnel de passer les troupes en revue aux côtés de la Tsarine dans sa calèche tandis que le Tsar se tenait à cheval près de la portière. Néanmoins, il a la tête assez solide pour comprendre que c’est en fait la France et non lui qui était ainsi distinguée. Mais il ne cache pas qu’il avait grand besoin de voir nos affaires russes en si bon chemin car notre beau pays ne lui apporte guère de joies.

— Le ministère Combes ?

— Bien sûr. Depuis qu’en juin dernier les Radicaux sont venus aux affaires en personne, il ne cesse de frapper durement les écoles congréganistes qui n’ont pas jugé bon de demander à la république l’autorisation de s’installer, laquelle, d’ailleurs, les refuse automatiquement. Elles sont fermées et il est question de soumettre au même sort toutes les écoles chrétiennes. Cela fait beaucoup de remous dans le pays et, quant à la Bretagne, elle est déjà presque en insurrection. Beau travail !

— Les Radicaux pensent que l’école doit être uniquement laïque et républicaine, les autres gardant des ferments de royalisme.

— Ce serait idiot et antidémocratique. Je ne suis pas moi-même un catholique fervent mais ma chère femme l’était et le président est exactement dans la même situation, à cette différence près que Mme Loubet, elle, est bien vivante… et très pieuse. Une chose est certaine : le « petit père Combes », comme on l’appelle dans les faubourgs, pourrait bien aller trop loin. On dit qu’il songe à fermer tous les couvents, à chasser les moines et les bonnes sœurs.

— Étonnant, n’est-ce pas, pour un homme qui a soutenu jadis sur saint Augustin une thèse de théologie et qui a été élevé au séminaire ?

— Je crois qu’il en a retiré plus de haine que de reconnaissance. En tout cas cette affaire des Congrégations tombe au plus mal quand la mort de Zola vient réveiller l’affaire Dreyfus. J’ai appris que celui-ci est à la fois acclamé et conspué quand il paraît. Si on recommence à s’insulter dans les familles à ce propos, la révolution de Combes risque de partager la France en un peu plus de morceaux encore.