Après maints détours, il ne faisait que toucher terre à Paris avant d’accepter une ou deux des nombreuses invitations pour la chasse qui l’attendaient dans son agréable appartement de la rue Jean-Goujon. On priait volontiers, en effet, ce célibataire aimable, distingué, amusant, riche et, de plus, excellent fusil. Néanmoins, avant de partir, Hubert tenait essentiellement à convaincre les frères Renault de lui vendre l’une de leurs voitures à quatre cylindres. Il tenait aussi à embrasser sa nièce à laquelle il portait une véritable affection qu’il lui témoignait en rapportant toujours, de ses voyages, quelque chose pour elle : des poupées en général ou de jolis objets. Cette fois, ce fut un charmant collier-de-chien en perles fines, or et corail rose accompagné du bracelet assorti qui fit se crisper d’envie la jolie bouche d’Albine.

— C’est trop joli pour une gamine, voyons !

— Pourquoi ? Elle aura un jour les bijoux de sa grand-mère qui sont bien autre chose mais, en attendant, le temps des poupées me paraît révolu et je crois le moment venu de parer un peu la jolie fille qu’elle est en train de devenir.

— Vous croyez ? murmura Mélanie.

— Est-ce que tu en douterais ? Tu n’es pas tout à fait terminée mais tu as des cheveux superbes, et je suis heureux de constater que tu te coiffes enfin de façon plus agréable ! D’autre part, tu as les plus beaux yeux du monde sans compter que ta petite figure n’est pas déplaisante du tout !

— Ne lui farcissez pas la tête, je vous en prie, Hubert ! minauda Albine. C’est encore une fillette et ce bijou si ravissant est un peu… prématuré.

— J’espère tout de même qu’elle le portera pour le bal de ses seize ans. Je sais qu’une mère ne voit pas grandir sa fille mais il est temps, je crois, ma chère Albine, que vous vous rendiez à l’évidence : à quel âge vous êtes-vous mariée ?

— J’avais seize ans, vous le savez bien, fit-elle nerveusement.

— Donc j’ai raison ! Et nous allons veiller à ton épanouissement, ma jolie, ajouta-t-il en se tournant vers sa nièce.

Décidément, Mélanie aimait beaucoup son oncle Hubert et elle fut transportée de joie quand il lui proposa de l’emmener, le lendemain matin, faire une promenade à bicyclette au bois de Boulogne.

Cette bicyclette dont la pratique devenait à la mode, il la lui avait offerte peu avant les vacances et lui avait appris à s’en servir, mais, comme il était parti peu après pour son raid sur Vienne, Mélanie n’en avait guère usé que pour de mélancoliques tours de jardin. Sa mère ne lui avait pas permis d’emporter à Dinard son petit cheval de fer sous prétexte qu’il n’y aurait personne pour l’accompagner et qu’elle jugeait cet exercice infiniment disgracieux. Elle était elle-même trop peureuse pour se risquer sur cette machine et ne lui montrait tant d’animosité que parce qu’elle déplorait secrètement de ne pouvoir porter ces amusantes culottes bouffantes dont s’habillaient jeunes filles et jeunes femmes et qui leur permettaient de montrer leurs jambes.

Le lendemain, donc, revêtue du costume en question qu’elle devait bien entendu à la générosité d’Hubert, Mélanie pédalait joyeusement aux côtés de son oncle dans l’allée des Acacias. La promenade était charmante et le temps délicieux. Un soleil encore tiède frisait les frondaisons dont le vert tendre jaunissait doucement et, sur le grand lac, les canards et les cygnes voguaient avec dignité, les uns suivis d’une nichée encore inexpérimentée, les autres dans leur blancheur souveraine. Mélanie goûtait pleinement le plaisir de filer rapidement sur l’allée sablée, le corps bien droit et le canotier enfoncé jusqu’aux yeux. L’oncle Hubert roulait un peu en retrait pour protéger sa nièce des rencontres peu souhaitables mais il prenait grand soin de sa direction car, bien souvent, il lui fallait soulever son chapeau pour saluer une cavalière ou une autre cycliste de ses amies.

Il y avait assez peu de monde dans la grande allée qui, l’après-midi, s’encombrerait d’équipages élégants ; de calèches où des femmes ravissantes étaleraient l’extravagance de leurs chapeaux emplumés, leurs fourrures précieuses piquées de fleurs rares et la grâce un peu mystérieuse de leurs visages voilés de tulle ou de mousseline légère sous lesquels luisaient doucement les sautoirs d’or entrecoupés de perles, de turquoises et d’émaux translucides ; les diamants et autres pierres étincelantes étaient réservés à la soirée. Seuls quelques cavaliers, en tenue à l’anglaise, venus pour le plaisir du galop, et d’autres amateurs de bicyclette croisaient les deux promeneurs, mais bien rares étaient ceux qui les dépassaient car Mélanie se donnait tout entière à ce sport qu’elle aimait.

Soudain, elle ralentit et même freina si brusquement qu’Hubert, occupé à suivre des yeux une charmante silhouette, faillit lui tomber dessus :

— Qu’est-ce qui t’arrive ? Pourquoi t’arrêtes-tu ?

De sa main gantée de suède blanc elle désigna un landau qui venait de tourner dans une allée transversale suivi d’un cavalier qu’elle aurait reconnu entre mille :

— Cette voiture c’est celle de ma mère, celle dont elle se sert pour ses courses matinales. Quand elle en fait !…

— Tu en es sûre ?

— Voyons, mon oncle, je connais tout de même les voitures de la maison. Quant à ce cavalier…

— Tu le connais aussi ?

— Oui. C’est le marquis de Varennes !

— Le beau Francis ? Eh bien, pour une sauvageonne tu me parais très au fait des notabilités parisiennes ! D’où le connais-tu ?

— De Dinard. C’est un ami de notre voisine Mrs. Hugues-Hallets… et il est devenu celui de ma mère.

— Vraiment ?

Hubert ne riait plus et même un pli de contrariété se dessinait sous sa moustache blonde et légère comme de la soie floche. Un moment, lui et sa nièce suivirent du regard l’attelage et le cheval qui s’effaçaient peu à peu derrière le rideau toujours plus dense des arbres. Puis le regard du jeune homme revint au visage de sa compagne et, le voyant tendu, presque crispé, il fronça les sourcils mais ne fit aucune remarque. Il devina qu’il y avait là un petit drame auquel il était tout à fait étranger. Pour voir ce que Mélanie allait dire, il s’écria avec une gaieté qu’un connaisseur eût jugée un peu fausse :

— Eh bien, enfourchons nos montures et courons-leur après, pour leur faire une surprise !

— Non, fit-elle sans cesser de fixer l’endroit où l’attelage et son suiveur avaient disparu. Je crois que j’aimerais mieux rentrer à la maison.

— Déjà ? Et ce chocolat que nous devions prendre à la Grande Cascade ?

— Ce sera pour une autre fois. Ne m’en veuillez pas, oncle Hubert, mais je préfère vraiment que nous retournions.

— Comme tu voudras…

Le retour fut silencieux. Chacun restait enfermé dans ses pensées. Sans trop savoir pourquoi, Mélanie se sentait tout à coup pleine de chagrin : si innocente qu’elle la supposât, la conduite de sa mère depuis la première visite de Francis à la villa « Morgane » ne pouvait avoir pour elle qu’une seule signification : Albine et le beau marquis de Varennes s’aimaient et d’autant plus qu’ils en arrivaient à se cacher. Sans doute pour se soustraire à la colère de Grand-père. Tout était clair à présent et bien qu’elle sût n’avoir aucun droit, même minime, sur le jeune homme, Mélanie souffrait tellement qu’elle décida, à son tour, d’avoir un entretien avec Albine.

Aussi, à peine rentrée à la maison, elle alla s’installer dans le boudoir de la jeune femme où Lucie, l’une des filles de service, était en train d’allumer du feu dans la cheminée de marbre turquin.

Mélanie n’aimait pas cette pièce vouée tout entière à la beauté de sa mère. Son nouveau parfum « Duchesse de Parme » y régnait en maître sur les nombreux miroirs, les fauteuils capitonnés et les rideaux d’épais velours du même bleu que la cheminée dont la teinte foncée faisait ressortir une charmante chaise longue lilas clair, les grands bouquets de roses disposés sur plusieurs meubles et, bien entendu, la blondeur de la maîtresse de maison lorsqu’elle s’y détendait dans les robes nuageuses et les soies évanescentes qu’elle aimait à porter dans l’intimité. Cette fois, la jeune fille eut la bizarre impression qu’elle se trouvait dans le repaire d’une ennemie et sa résolution s’en trouva confortée. En dépit de l’étonnement timide de la jeune Lucie et des objurgations inquiètes de Fräulein, elle refusa de vider les lieux avec une détermination qui les impressionna.

Il lui fallut attendre une grande heure avant que Mme Desprez-Martel, en petit tailleur de drap gris nuage sous une étole et un manchon de vison naturel piqués chacun d’un bouquet de violettes de Parme, ne fît une apparition, réussie comme d’habitude, dans le frou-frou de ses jupons soyeux. Avec amertume Mélanie se demanda si l’âge aurait prise un jour sur ce joli visage, sur ce teint de pêche et sur ces cheveux dorés toujours si artistement coiffés… Pourtant, à mieux la regarder, elle crut s’apercevoir que, sous le tulle épais de la voilette, Albine semblait pâle. Ses traits un peu tirés décelaient-ils un souci ?

On avait dû l’avertir de la présence de sa fille car elle ne montra aucune surprise. Seulement de la colère.

— Que fais-tu là, Mélanie ? Je n’aime pas que tu t’installes chez moi. Fais-moi le plaisir de rentrer dans ta chambre et laisse-moi me reposer ! Je me sens un peu lasse…

— C’est votre promenade au Bois qui vous a fatiguée ? demanda la jeune fille sans bouger. Ou bien est-ce cet entretien que vous avez eu avec M. de Varennes ? Entretien si secret qu’il vous fallait les profondeurs du Bois.

— Comment sais-tu cela ? Tu m’espionnes à présent ?

— Nullement. Oncle Hubert et moi nous promenions à bicyclette dans l’allée des Acacias quand j’ai reconnu votre petit landau. Le marquis vous suivait à cheval et nous vous avons vus disparaître.

— Et alors ? En quoi mes actes te regardent-ils ? Et pourquoi n’aurais-je pas le droit de me promener avec un ami ?… Je t’ai déjà dit de t’en aller !

— Pas avant que vous n’ayez répondu à une question.

— Des questions ? De toi à moi ? fit Albine avec un dédain qui souffleta Mélanie.

Celle-ci se raidit puis lança :

— Une seule ! Qu’y a-t-il au juste entre vous et M. de Varennes ?

La gifle assenée avec fureur lui fit mal car le chaton d’une des bagues lui griffa légèrement la joue mais ne l’atteignit pas moralement, bien au contraire. Cette soudaine violence était une preuve de faiblesse qu’elle traduisit aussitôt :

— Ce n’est pas une réponse, sinon la preuve que je vous ai touchée. Est-ce si difficile, ajouta-t-elle douloureusement, comme si chacun des mots créait l’évidence, d’avouer que vous aimez le marquis et… qu’il vous aime ?

Tournant le dos à sa fille, Albine fit toute une affaire d’enlever les longues épingles à tête de perle qui retenaient sa toque et la déposa devant elle, sur une console. Elle laissa traîner un instant le silence comme si elle cherchait ses mots et voulait retarder l’instant de les prononcer.

Puis, finalement, elle se retourna et fit face à sa fille en s’adossant à la tablette de marbre.

— Tu es folle !… Si tu veux tout savoir, c’est de toi que nous avons parlé… loin des oreilles indiscrètes.

— De moi ? exhala Mélanie abasourdie. Mais pourquoi tant de secret ?

— Parce qu’il s’agit d’une chose un peu délicate. Francis… je veux dire M. de Varennes, s’inquiète de savoir comment ton grand-père recevrait sa… demande en mariage. Il désire t’épouser.

Puis, comme si elle venait de fournir un effort inouï, elle s’enfuit dans sa chambre dont la porte claqua derrière elle avec violence.

Chapitre IV

PERLES ROSES ET NUAGE NOIR…

En se retrouvant, le jeudi suivant, dans la voiture qui l’emmenait chez son grand-père, Mélanie éprouvait l’impression étrange d’avoir vieilli de dix ans. Cela tenait surtout à la mission tout à fait inhabituelle dont l’inconscience de sa mère, sa lâcheté aussi l’avaient investie.

Après avoir jeté au visage de sa fille la demande en mariage de Francis comme elle lui eût déclaré la guerre, Albine s’était enfermée chez elle durant vingt-quatre heures sans accepter de recevoir qui que ce soit, et ce fut seulement le surlendemain que Mélanie la retrouva devant le thé du petit déjeuner.

Enveloppée de crêpe de Chine et de marabouts mauves, Albine avait le teint plombé et les yeux battus. Elle ne répondit pas au bonjour de Mélanie mais lui versa une tasse de thé avant d’allumer une cigarette, geste tout à fait inhabituel à cette heure du jour. Sa main tremblait d’ailleurs en approchant la flamme du mince rouleau de tabac. Puis, sans transition, elle demanda :