— As-tu réfléchi à ce que je t’ai dit ? Que penses-tu de cette demande en mariage ?

— Dois-je vraiment en penser quelque chose ? Il est rare que, dans notre monde, on demande à une fille son opinion. C’est à vous et à mon grand-père de faire connaître votre décision.

— Nous n’en sommes pas là. Ce que je veux savoir c’est si tu as… envie de l’épouser ?

En face de ce regard un peu égaré qui scrutait son visage, la jeune fille se sentit soudain mal à l’aise. L’appétit coupé, elle repoussa la tartine qu’elle venait de beurrer et toussota pour s’éclaircir la voix avec la sensation qu’elle n’arriverait plus jamais à émettre un son. Néanmoins elle s’entendit répondre :

— Comment savoir si l’on, a envie d’épouser quelqu’un que l’on connaît à peine ? Je…

— Cela suffit pour aimer et je suis sûre que c’est le cas, sinon tu n’aurais jamais eu l’insolence de m’interroger comme tu l’as fait l’autre jour… Allons ! réponds ! L’aimes-tu ?

L’agressivité du ton fouetta le sang de Mélanie qui rougit mais se redressa pour mieux faire face à ce combat inattendu.

— Avant de vous répondre je voudrais savoir quelque chose : pourquoi M. de Varennes désire-t-il m’épouser ? Parce qu’il m’aime ou bien parce que je suis riche ?

— Tu n’es pas riche mais tu le seras un jour et beaucoup si ton grand-père le veut bien. Tu… plais au marquis. C’est inattendu car il est difficile mais c’est ainsi. À présent, reste à convaincre ton grand-père si tu désires devenir marquise de Varennes !… Un bien beau nom, songes-y ! Un joli titre aussi…

— Cela m’est tout à fait égal.

Les mots étaient partis tout seuls et, devant le sourire moqueur qu’elle aperçut derrière la fumée légère, elle les regretta. Ce qu’elle pensait, c’était que Francis n’avait pas besoin de ces hochets de vanité. Se fût-il appelé Dupont qu’il l’eût séduite tout autant mais Albine possédait plus de pénétration que ne l’imaginait sa fille et elle avait compris :

— Eh bien, s’écria-t-elle avec un rire légèrement forcé, voilà qui est pour le mieux du monde et vous allez former tous les deux un vrai couple d’amoureux !

— Je vous en prie, Mère ! M. de Varennes n’a pas encore dit qu’il m’aimait. Et je ne l’épouserai pas s’il en va autrement.

— Il le dira, sois sans crainte, mais avant qu’il n’aille faire sa demande officielle, il convient de savoir comment elle sera reçue.

— Vous pensez qu’il n’a pas beaucoup de chances ? Pourtant Grand-père ne le connaît pas…

— Disons que les choses sont mal engagées. C’est pourquoi il faut que ce soit toi qui obtiennes son approbation.

— Moi ?… Mais n’est-ce pas votre rôle ? Vous êtes ma mère et c’est à vous qu’il appartient…

— Je le sais aussi bien que toi, seulement, dans le cas présent, toi seule peux convaincre ton grand-père d’accepter Francis. Et si tu l’aimes, tu sauras trouver les mots.

— Je ne vous comprends pas, Mère, soupira Mélanie. Il me semblait que vous aviez un… penchant pour lui et, à présent, voilà que vous voulez devenir sa belle-mère ?

L’involontaire ironie du mot fit rougir Albine qui corrigea cela d’un petit rire nerveux.

— Pourquoi pas ? après tout. Je désire seulement qu’il entre dans notre famille. C’est demain jeudi : parleras-tu ?

— Est-ce tellement pressé ? fit Mélanie un peu effrayée par le côté formidable de l’aventure. Parler ainsi, sans même connaître les vrais sentiments de Francis ? Il serait tellement plus facile de plaider leur cause à tous deux s’il le lui demandait lui-même.

— C’est très pressé ! insista Albine. Il faut que tu saches que beaucoup de femmes tournent autour du marquis. Une surtout : une Américaine qui ne demande qu’à se l’annexer au cas où il essuierait un refus. Tu sais, Mélanie, les hommes sont tout à fait comme des enfants. Les déceptions peuvent les pousser à d’étranges revirements.

— Vous voulez dire que s’il n’est pas accepté immédiatement il épouserait cette femme ? Et il prétend m’aimer ?

— Mais non il ne l’épouserait pas, cependant si ton grand-père le repoussait trop brutalement, peut-être, la laisserait-il l’emmener à New York comme elle l’en presse. C’est un homme fier, Mélanie, et ce n’est pas n’importe qui. Il pourrait prétendre à la main d’une princesse… et c’est toi qu’il a choisie. Cela mérite peut-être quelques efforts, tu ne crois pas ?

— Si, approuva Mélanie. Je parlerai à Grand-père.

Mais, à présent que le moment fatidique approchait, Mélanie se sentait un peu moins vaillante. D’abord il faisait un temps affreux et la pluie assenait aux vitres de la voiture de grandes claques rageuses aussi peu réconfortantes que possible. Petite consolation : son tailleurs vert lui allait mieux qu’elle ne le pensait. En veine de générosité, Albine lui avait fait la surprise d’un grand manteau assorti garni de petit-gris et d’une toque de même fourrure qui faisait ressortir la couleur chatoyante de ses cheveux. On avait livré le tout le matin même et Mélanie inaugurait.

Tout commença bien. Le vieux Timothée semblait d’excellente humeur bien que le mauvais temps eût repoussé aux calendes grecques le déjeuner à la campagne. Il complimenta sa petite-fille sur son nouvel aspect, lui déclara qu’elle était « mignonne à croquer » et même lui offrit cérémonieusement le bras pour la conduire à table comme il eût fait pour une dame. Mieux encore, il commanda à Soames, son vieux maître d’hôtel, de servir du vin de Champagne pour célébrer l’événement.

À diverses occasions déjà, depuis l’âge de dix ans, Mélanie avait eu le droit de tremper ses lèvres dans le joyeux liquide mais sans jamais en recevoir plus d’un dé à coudre. Cette fois, Soames lui en remplit une flûte et, quand elle y goûta, elle se sentit envahie d’un plaisir tout nouveau. Jusque-là, elle n’avait guère prêté attention à la saveur de ce breuvage de fête. Les quelques gouttes octroyées représentaient une sorte de distinction, une manière de faire comme les grands, mais cette fois ce fut différent. C’était délicieux et il lui sembla que les bulles fraîches stimulaient son courage et mettaient leur gaieté dans sa tête. Après tout, elle allait parler mariage ! Aucune raison d’aborder la question avec une mine d’enterrement.

Abandonnant momentanément son vol-au-vent à peine entamé, Mélanie reprit son verre et l’éleva légèrement :

— C’est gentil à vous, Grand-père, d’avoir voulu boire à ma transformation et je vous en remercie, mais nous pouvons peut-être en profiter pour boire aussi à mon bonheur… c’est-à-dire si vous le permettez ?

— Ton bonheur ? Que t’arrive-t-il donc, petite ?

— Mère m’a appris hier que l’on me demandait en mariage.

— En mariage ? Déjà ?… Elle sait pourtant que je ne souhaite pas que l’on te parle de cela avant deux ou trois ans. Et, en ce cas, je ne comprends pas pourquoi elle ne m’a pas informé le premier ? De qui s’agit-il ?

La voix n’avait rien d’encourageant mais, cette fois, Mélanie refusa de se laisser impressionner…, et but encore une goutte de champagne.

— De… du marquis de Varennes.

Le bruit du couvert de vermeil reposé brusquement sur la précieuse assiette de la Compagnie des Indes sonna comme le premier battement du tocsin. Il n’y en eut pas d’autre et Mélanie n’eut même pas le temps d’ajouter la moindre parole ni même de regarder la figure de son grand-père. Déjà il s’était levé, repoussait son siège et quittait la table à grandes enjambées. L’un des deux valets de pied eut tout juste le temps d’ouvrir la porte devant lui.

Interdite, Mélanie leva sur Soames un regard inquiet.

— Où pensez-vous qu’il aille, Soames ?

— Je suggère… le téléphone, Mademoiselle Mélanie.

— Ah !

Le silence parut à la jeune fille celui-là même du tombeau. Visiblement Grand-père était furieux et, à cette heure, entreprenait peut-être déjà de piétiner les timides pousses de ses espérances.

— Encore un peu de champagne ? proposa Soames qui, devant l’œil dubitatif de Mélanie, ajouta en souriant : À condition de n’en pas abuser, c’est excellent pour le moral.

— La question est de savoir si je n’en abuse pas ?

— Certainement pas, si toutefois Mademoiselle consent à terminer son vol-au-vent. Elle se sentira ainsi plus sûre d’elle-même.

— Merci, Soames.

Ainsi encouragée, elle termina posément le contenu de son assiette et accepta même de reprendre un peu du plat qui était parfumé de truffes et absolument délicieux. Elle eût raison car, lorsque Grand-père rentra à la même allure de tempête, il ne s’assit pas et, considérant ce qu’on lui avait servi, s’écria :

— Enlevez-moi ça, Soames ! Et faites servir le café dans le jardin d’hiver.

— Monsieur ne veut pas manger ?

— Non. Je n’ai plus faim…

— Est-ce une raison pour que Mlle Mélanie soit privée de dessert et même de rôti ? Que Monsieur me permette de lui suggérer d’achever ici son repas… en toute intimité. Je servirai moi-même !

Sur un signe discret, les valets disparurent emportant les couverts usagés. Desprez-Martel regarda son vieux maître d’hôtel qui, avec une immense dignité, en disposait de nouveaux en attendant que le plat suivant fît son apparition. Il apprécia sans doute cette concession qu’il lui faisait en servant lui-même mais cela marquait aussi le privilège d’un ancien serviteur pouvant, à bon droit, se considérer comme de la famille. Alors, il reprit sa place à table mais ne regarda pas sa petite-fille. Ses yeux chargés de nuées d’orage plongeaient dans le surtout de vermeil d’où jaillissaient harmonieusement de petits iris foncés mêlés à des roses pâles et à un superbe feuillage roux. Sans cesser de le fixer, il prit son verre qu’il vida d’un trait, puis alors seulement tourna son regard vers Mélanie.

— Ta mère prétend que tu aimes cet homme. Est-ce vrai ?

— Oui… Pardonnez-moi si…

— Ne t’excuse pas ! Nul n’est maître de son cœur. Je ne te cache pas que j’avais formé pour toi d’autres projets et que ce jeune marquis, si beau que soit son nom, ne me séduit pas vraiment.

— Cela vient peut-être de ce que vous ne le connaissez pas, Grand-père.

— Toi non plus, il me semble ? Certes, à première vue, c’est un parti sortable car avec lui tu évoluerais dans la haute société. En outre, ta mère prétend qu’il n’est pas sans fortune mais toi, et je crois bien te connaître à présent, tu es quelqu’un de simple et je te vois mal transformée en grande mondaine comme ta mère. Ce serait d’ailleurs un peu dommage. Enfin, ce qui me gêne c’est cette hâte ! S’il t’aime vraiment il peut attendre un an ou deux ? Ou bien es-tu si pressée toi-même ?

— Ne croyez pas cela Grand-père ! Je l’aime de tout mon cœur, bien sûr, mais il me semble que nous pourrions avoir des fiançailles de quelques mois…

— Je le crois moi aussi.

— Alors… vous n’êtes pas vraiment hostile à ce mariage ?

— Je te dirai cela quand j’aurai eu, avec ton prétendant, un entretien sérieux. Tu diras à ta mère qu’il m’écrive.

Lorsque Mélanie l’eut quitté, le vieux Timothée resta un long moment debout, les mains dans les poches, devant l’une des fenêtres du salon à regarder le portail par où sa voiture venait de disparaître, emmenant sa petite-fille. La colère qui l’avait jeté tout à l’heure sur le téléphone pour attaquer Albine sans perdre une seconde se dissipait lentement mais elle avait du mal à lâcher prise. Il venait de découvrir qui était au juste sa belle-fille. Il l’avait toujours considérée jusque-là comme une tête sans cervelle, une jolie femme frivole, coquette, égoïste et peu intelligente, mais il n’avait jamais mesuré sa ruse. Elle avait presque des larmes dans la voix, tout à l’heure, pour défendre « le grand amour » de sa petite Mélanie et la tendresse spontanée que l’enfant avait su inspirer à un garçon qui, cependant, pouvait choisir entre beaucoup d’autres partis brillants. Pourtant ce même homme était son amant lui, Desprez-Martel, en avait la certitude – et un amant qu’elle aimait sans doute autant qu’elle en était capable. Alors pourquoi vouloir qu’il épouse Mélanie ? Pour empêcher que suivant l’exemple de Boni de Castellane, il partît pour l’Amérique y chercher une « consolante » héritière ? En ce cas ce serait pour être certaine de le garder auprès d’elle ? Et de quelle déception l’enfant n’aurait-elle pas à souffrir ?

Heureusement, il était là pour veiller au grain, et l’imprudent qui osait prétendre devenir son petit-gendre et par la même occasion l’héritier de la majeure partie de sa fortune allait devoir montrer patte plus que blanche : immaculée !

À son retour rue Saint-Dominique, Mélanie fut à peine surprise d’y trouver Francis. Elle avait reconnu, dans la cour, son élégant équipage, ce qui lui avait permis de se préparer à le rencontrer. Il l’attendait en compagnie d’Albine dans le petit salon où une belle harpe du siècle précédent servait, à sa coquette mère, de prétexte à des attitudes pleines de grâce. Bien qu’elle ne fût pas musicienne, il lui arrivait d’en effleurer les cordes sous les cris charmés de ses admirateurs, et elle aimait alors à évoquer Mme de Genlis dont le fantôme devait bien se trouver encore quelque part dans la maison ou, mieux encore, Mme Récamier qui avait habité le quartier.