Ce jour-là, néanmoins, Albine n’avait pas envie de prendre des poses. Assise auprès de la cheminée sur un petit fauteuil bas, elle s’entretenait à mi-voix avec le marquis adossé au pilastre de marbre blanc mais, quand la jeune fille entra, elle se leva et vint vers elle tandis que le jeune homme rectifiait machinalement ce que son attitude pouvait avoir de trop nonchalant.
Sans se soucier de sa mère, Mélanie alla droit vers lui :
— Mon grand-père souhaiterait, Monsieur, vous rencontrer un jour prochain. Il désire que vous lui écriviez pour prendre rendez-vous.
— Ne puis-je lui téléphoner ? Ce serait plus rapide.
— C’est un homme d’un autre âge où le téléphone n’existait pas. Je crois qu’il lui trouve quelque chose de trop impersonnel et même de trop familier. Aussi a-t-il dit : écrire. Et moi je ne saurais vous dire autre chose.
— C’est inconcevable ! s’écria Albine de ce ton plein d’accents circonflexes qu’elle prenait volontiers dans les grandes occasions. Pourquoi tout compliquer ? Notre ami, lui aussi, est un homme occupé et je ne comprends pas…
Avec une gentillesse qui fit fondre le cœur de Mélanie, Francis prit la main de sa future belle-mère, y posa un baiser léger puis demanda avec assez de fermeté pour que l’on n’eût pas envie de lui refuser :
— Accordez-moi, chère amie, la grâce de quelques instants d’entretien avec votre fille. Il est grand temps, je crois, que nous parlions un peu tous les deux avant que je ne rentre écrire cette lettre qui me semble au fond tout à fait naturelle. Il est vrai que le téléphone, s’il est fort commode, est une habitude peu respectueuse.
Visiblement, Albine n’avait aucune envie de s’éloigner. Au lieu de gagner la porte, elle se découvrit un urgent besoin de redresser, dans un vase, de grands chrysanthèmes japonais d’un joyeux jaune citron qui n’en avaient aucun besoin.
— Je vous en prie ! insista Francis devant cette évidente mauvaise volonté. Ce qui lui valut un sourire enjôleur :
— N’en prenez-vous pas un peu à votre aise avec les convenances, cher ami ? Il me semble que pour une première entrevue la présence d’une mère est nécessaire. Mélanie est si jeune…
— Vous auriez entièrement raison si cette entrevue, comme vous dites, était la première mais je vous rappelle que nous avons fait connaissance un soir d’orage, il y aura bientôt deux mois, dans le jardin de Mrs. Hugues-Hallets et que, si je portais pour la circonstance un habit fort correct, Mademoiselle votre fille était en chemise de nuit, ayant laissé le châle de la cuisinière accroché à l’arbre d’où elle tombait. Nous sommes donc de vieilles connaissances…
Mélanie ne put s’empêcher de rire tandis que le jeune homme poussait doucement sa mère vers la porte. Elle éprouvait soudain une grande joie de ce tête-à-tête qu’il réclamait avec tant de fermeté, un tête-à-tête qui allait être le prélude à beaucoup d’autres, et elle commençait à penser que ce serait sans doute délicieux de passer sa vie entière avec un compagnon si charmant mais aussi très amusant…
Lorsque Albine eut enfin disparu, il revint prendre Mélanie par la main, la fit asseoir sur le siège abandonné par sa mère et, attirant un coussin, s’assit en tailleur à ses pieds sans se soucier de déranger le pli impeccable de son pantalon :
— Causons à présent ! fit-il en levant vers elle son regard sombre tout pétillant de gaieté. Et d’abord, dites-moi vite si j’ai quelque chance d’être agréé par Monsieur Desprez-Martel ? La dernière et la seule fois que nous nous sommes rencontrés, je n’ai pas eu l’impression de lui avoir été fort sympathique.
— Grand-père ne trouve jamais personne sympathique à première vue. Moi-même, j’ai cru pendant longtemps lui être tout à fait indifférente. C’est à vous de gagner sa sympathie si… si vous souhaitez réellement… devenir mon époux. Je vous avoue, ajouta-t-elle en rougissant, que j’ai grand-peine à y croire.
— Pourquoi ? Est-il si difficile pour vous d’admettre… que je vous trouve charmante et que, contrairement à toutes celles que l’on a voulu me faire épouser jusqu’à présent, j’ai acquis l’assurance de ne jamais m’ennuyer avec vous ?
— Parce que j’ai failli vous assommer un soir de bal ?
— Pourquoi pas ? Admettez au moins que ce n’est pas là une rencontre conventionnelle ! J’en ai gardé un souvenir infiniment doux.
Sa voix était en elle-même une caresse. Pourtant Mélanie eut le courage de lutter contre le charme de cet entretien devant le feu. Reculant jusqu’au fond de son siège pour mieux établir la distance entre eux deux, elle déclara :
— J’ai peine à vous croire.
— Je n’ai aucune raison de vous mentir.
— Oh si, vous en avez une, et une belle ! Une raison rousse que, du haut de mon arbre, je vous ai vu embrasser…
Un petit silence marqua la surprise du jeune homme mais il se reprit vite et se mit à rire :
— Quels bons yeux vous avez ! C’est sans importance.
Embrasser une femme n’est pas fatalement le signe d’une grande passion. On appelle cela flirter.
— Flirter ?
— Oui, un vieux mot français qui voulait dire conter fleurette, que les Anglais nous ont pris et qu’ils nous renvoient sous une forme plus britannique. Mais la signification est toujours la même : on danse ensemble, on marivaude un peu, et on s’embrasse parce que le vin de Champagne vous a mis en gaieté. Et voilà tout ! Cela n’empêche pas de tomber peu après sous le charme d’une autre jolie rousse furieuse et trempée donc beaucoup plus pittoresque.
À son tour, Mélanie se mit à rire. Plus elle parlait avec Francis et plus elle le trouvait charmant. Plus elle le trouvait beau aussi et, en pensant qu’elle allait peut-être passer toute son existence en sa compagnie, elle eut un frisson joyeux qui n’échappa d’ailleurs pas au jeune homme bien qu’il fît erreur sur la provenance.
— Vous avez froid ? Voulez-vous que je sonne pour qu’on vous apporte un vêtement… quelque chose de chaud ?
Il s’inquiétait déjà pour elle. Comme c’était délicieux ! Elle lui sourit de tout son cœur :
— N’en faites rien, je n’ai pas froid…
Pour s’en assurer sans doute, il lui prit les deux mains et les garda dans les siennes qui étaient merveilleusement chaudes et douces. Quittant le ton badin et plantant ses yeux caressants dans ceux de la jeune fille, il demanda, presque bas :
— Si votre grand-père m’agrée… puis-je espérer que votre cœur me sera favorable ?
— Croyez-vous que j’aurais accepté de lui faire part de votre demande. », s’il en allait autrement ?
— Vous me rendez très heureux, Mélanie, et j’espère que votre bonheur sera égal au mien.
— Je l’espère aussi mais je voudrais tout de même vous poser deux questions.
Elle eut l’impression qu’il se rembrunissait un peu mais ce fut très fugitif.
— Posez ! fit-il avec bonne humeur.
— Vous ne vous fâcherez pas ?
— C’est selon ! Je ne suis pas toujours facile à vivre et il est plus que probable que nous aurons une ou deux petites disputes mais pour l’instant je me sens très bienveillant.
— Je voudrais savoir où vous avez emmené ma mère quand vous avez quitté Dinard ?
— Elle ne vous l’a pas dit ?
— Elle m’a dit qu’elle allait à Biarritz avec des amis et sur le yacht de lord Charendon pour assister à une fête donnée au bénéfice des malheureux sinistrés de la Martinique. Or, quand nous avons quitté Dinard sur l’Askja avec mon grand-père, le premier yacht que nous avons rencontré était justement celui de lord Charendon qui rentrait à Saint-Servan. Quant à la fête, elle avait été donnée depuis longtemps !
Cette fois, Francis éclata d’un rire si joyeux que Mélanie se sentit tout de suite plus légère.
— Mais quelle idée d’avoir déguisé la vérité à ce point ? Votre mère craignait-elle d’être compromise en acceptant ce voyage ?
— Je ne sais pas. Où êtes-vous allés ?
— À Biarritz ou tout au moins près de Biarritz, au château du marquis d’Arcangues qui recevait des princes espagnols. Et il n’était pas question de yacht mais bien de la voiture de mon ami le comte d’Aranda : une toute nouvelle voiture allemande qui porte un nom de femme, Mercedes Benz, la fille du constructeur…
— Maman a horreur des voitures à essence.
— Eh bien, je peux vous assurer qu’elle a beaucoup aimé celle-là. Une superbe machine, d’ailleurs, aussi confortable qu’on peut l’espérer avec ce genre d’engin. Nous avons fait une très agréable traversée de la France aller et retour.
— Seuls ?
— Mais non, voyons ! Aranda avait sa sœur Isabel et nous étions quatre. Une autre voiture suivait derrière avec les bagages. Vous voyez qu’il n’y avait pas de quoi fouetter un chat. Passons à présent à votre seconde question ?
— Maman m’a dit que vous souhaitiez être marié rapidement. Elle a dû le dire à Grand-père et c’est cela, je crois, qui lui a déplu…
— Vous devriez trouver cette hâte flatteuse ? Je vois que vous n’éprouvez pas la même ?
— J’avoue que je préférerais un certain délai. Nous nous connaissons si peu… et puis on dit que le temps des fiançailles est le plus délicieux qui soit.
— Infiniment moins que celui de la lune de miel si j’en crois certaines confidences de mes amis…
— C’est possible mais il y a autre chose : ma mère prétend que, si l’on ne vous accorde pas ma main, vous êtes décidé à partir pour l’Amérique et…
— En Amérique, en Afrique, au fond de la Chine ou n’importe où, s’écria-t-il soudain très grave. Et, serrant plus fort les mains fragiles sur lesquelles, comme s’il ne pouvait plus se maîtriser, il posa un long baiser, il ajouta, beaucoup plus bas : si je ne peux vous obtenir, je quitterai la France pour n’y revenir que dans très longtemps car je ne supporte pas l’idée de vous perdre…
Se relevant prestement, il prit le menton de Mélanie et posa sur ses lèvres un baiser d’une infinie douceur puis, reculant de trois pas, il s’inclina :
— Je vous aime, murmura-t-il. Ne l’oubliez pas !
Durant de longues minutes Mélanie demeura étendue, immobile au fond du petit fauteuil bas, les yeux fermés pour mieux savourer l’instant merveilleux qu’elle venait de vivre, pour mieux l’imprimer au fond de sa mémoire. Son rêve le plus fou se faisait réalité : elle allait épouser celui qu’elle s’était mise à aimer contre toute logique et contre toute raison… et il venait de l’embrasser ! Plus grand bonheur se pouvait-il concevoir ?
Incapable de supporter les questions de sa mère ou même son regard inquisiteur, elle quitta le petit salon en courant et remonta l’escalier sans ralentir l’allure. Elle avait l’impression d’être portée par un nuage scintillant qui, la porte de sa chambre franchie, la propulsa sur son lit, riant et pleurant à la fois, pour y attendre que les battements de son cœur consentent à se calmer. Ce qu’ils firent assez vite lorsqu’une circonstance, que, dans sa joie, Mélanie avait un peu perdue de vue, refit surface dans sa mémoire : comment les choses allaient-elles se passer entre Grand-père et Francis ? Si le terrible vieil homme allait… oh, non ! Ce n’était pas possible ! Grand-père ne pouvait pas lui faire cela !
Sachant qu’elle ne fermerait pas l’œil tant qu’elle n’aurait pas au moins tenté quelque chose pour défendre son bonheur, elle sauta à bas de son lit, courut au petit secrétaire installé devant l’une des fenêtres de sa chambre, prit une feuille de papier, une plume, de l’encre et une enveloppe puis, après avoir réfléchi un instant, écrivit tout d’une traite :
« Cher Grand-père, “Il” va vous demander audience. Je vous en supplie, ne lui dites pas “non” afin de ne pas rendre trop malheureuse votre petite Mélanie qui vous aime tellement ! »
Elle plia le billet sans le relire, le glissa dans l’enveloppe qu’elle ferma, l’adressa « à Monsieur Timothée Desprez-Martel en son hôtel avenue des Champs-Élysées » et enfin sonna Léonie pour lui demander d’envoyer sur l’heure un valet de pied porter ce message à son grand-père. Après quoi, ne sachant plus que faire, elle alla trouver Fräulein pour se plaindre d’un violent mal de tête et lui dire qu’elle souhaitait se coucher tout de suite :
— Sans dîner ? s’inquiéta celle-ci, pour qui sauter un repas représentait le signe avant-coureur d’une maladie grave, sauf lorsqu’elle était aux prises avec le mal de mer.
— On mange toujours trop chez Grand-père ! Je serais incapable de manger quoi que ce soit.
— Alors couchez-vous ! Je vous apporterai une tisane de verveine.
Mais lorsqu’elle entra chez son élève avec un petit plateau où fumait un bol grand comme un abreuvoir, elle trouva Mélanie endormie et souriant dans son sommeil à des rêves qui n’avaient certainement rien à voir avec les affres de la migraine.
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