L’oncle Hubert lui donnait la réplique avec sa verve habituelle, Grand-père étant surtout l’interlocuteur privilégié de son époux et, s’il arrivait à Olivier Dherblay, très élégant dans un habit admirablement coupé, de glisser dans la conversation un mot, une remarque qui en faisaient un compagnon de table agréable, Fräulein, que Grand-père avait tenu à inviter, se tenait parfaitement coite dans sa robe de satin bleu azur semée, bien entendu, de myosotis, sa fleur d’élection. Par contre, elle ne perdait pas un coup de fourchette.

Francis non plus ne disait rien. Il avait complimenté Mélanie sur sa grâce et son éclat mais, depuis, il gardait le silence, écoutant les autres et tournant la tête de temps en temps pour sourire à sa fiancée. Des sourires qui faisaient battre un peu plus vite le cœur de la jeune fille.

Lorsqu’elle vit que le dessert se composait de riz à l’impératrice et de pêches cardinal, Mme de Resson éclata de rire :

— Songeriez-vous, cher Monsieur Desprez-Martel, à lancer un défi à notre affreux gouvernement ? Le trône et l’Église réunis sur votre table ? L’abominable Combes en ferait une jaunisse !

— Si je pensais arriver à un tel résultat, Madame, soyez certaine que je vous priverais de dessert et enverrais immédiatement ces deux plats à la présidence du Conseil ! La peste étouffe ce bonhomme qui fait passer de si mauvaises nuits à notre président Loubet ! Boirons-nous à cet étouffement ?

— Volontiers mais pas tout de suite. Le premier toast n’appartient-il pas au fiancé ? Cher Francis, je crois qu’il est temps ?

Le jeune homme se leva aussitôt et tira de sa poche un petit écrin blanc qu’il ouvrit en se tournant vers Mélanie devenue soudain aussi rose que ses perles :

— Voulez-vous, avec la permission de vos parents ici présents, m’accorder, chère Mélanie, le grand bonheur de vous offrir cet anneau de fiançailles qui fut celui de ma mère et que je vous demande de porter à l’avenir et en gage de la promesse qui doit nous unir ?

La jeune fille leva vers lui un regard embué et lui offrit en tremblant légèrement sa main gauche à l’annulaire de laquelle il glissa une bague ancienne qui se composait uniquement d’un diamant navette aux reflets légèrement rosés avant de poser, sur le bout des doigts minces, un baiser léger. Chacun alors se leva et, à la demande du vieux Timothée, on but avec ensemble à ces fiançailles qui semblaient porter en elles toutes les garanties de bonheur. Puis l’on gagna les salons où les invités du bal n’allaient pas tarder à faire leur apparition.

Tard dans la nuit, on dansa sur les parquets miroitants où se rencontraient pour une fois les trois mondes les plus fermés de la société parisienne : l’aristocratie, la finance et la haute magistrature. Les femmes étaient toutes belles et superbement parées, les hommes d’une extrême élégance et quelques-uns des plus beaux joyaux du monde scintillaient sous l’éclairage flatteur des centaines de bougies chargeant les grands lustres à cristaux (Grand-père haïssait l’éclairage électrique dont il disait que la brutalité ajoutait dix ans à n’importe quel visage).

Tout en tournoyant dans les bras de Francis au rythme tendre d’une valse anglaise, Mélanie, en regardant étinceler sa petite main sur l’épaule de son cavalier, pensait qu’elle n’oublierait jamais cette soirée, même si elle devait vivre cent ans. Elle se demandait si elle n’était pas en train de rêver et n’osait pas fermer les yeux pour mieux goûter le charme de la musique, par crainte de se réveiller dans son petit lit au son des ronflements légers de Fräulein qui souffrait de végétations. N’était-ce pas incroyable, d’ailleurs ? Car, enfin, à bien compter, il n’y avait que deux mois, deux malheureux petits mois qu’elle tombait d’un arbre dégoulinant d’eau presque sur la tête de cet homme si beau qui la regardait en souriant :

— Je gage, murmura-t-il en la rapprochant un peu plus de lui, que vous pensez à la soirée de Mrs. Hugues-Hallets ?

— C’est vrai, reconnut Mélanie, et je regrette tellement qu’elle n’ait pu venir ce soir.

— Elle ne quitte jamais Dinard pour son appartement du Ritz avant que l’hiver ne soit là officiellement. Mais je suis certain qu’elle se réjouit avec vous. Car vous êtes heureuse, n’est-ce pas ?

— Je le suis si vous l’êtes vous-même.

— Vous n’en doutez pas, j’espère ?

Et, resserrant autour d’elle l’étreinte de son bras, il l’entraîna dans un tourbillon qui doublait le rythme de la danse et déchaîna autour d’eux quelques applaudissements amusés. La tête tournait un peu à la jeune fille. Elle ne put s’empêcher de penser qu’elle eût bien préféré l’entendre murmurer quelques mots doux à son oreille au lieu de le voir se livrer à cette manifestation de virtuosité. Et puis pourquoi donc avait-il dit « elle se réjouit avec vous » ? Est-ce que « avec nous » n’eût pas été plus normal ?

Elle chassa très vite ces pensées en se les reprochant. Si elle se mettait à analyser toutes les paroles de Francis, ses fiançailles deviendraient un enfer et son mariage un fiasco. Ne valait-il pas mieux faire confiance au jugement de Johanna qui, tout à l’heure, lui avait dit en l’embrassant :

— Quelle chance tu as ! Il n’y a pas à Paris une jeune fille qui ne t’envie ! Et, ce soir, tu as l’air d’une princesse.

Une princesse ? Ce bal n’était-il pas plutôt celui de Cendrillon et Grand-père n’avait-il pas assumé, ce soir, le rôle de la fée-marraine ?

L’impression fut encore plus nette quand, en rentrant à la maison, Albine Desprez-Martel née Pauchon de la Creuse dit à sa fille, dès le vestibule et avant même que les manteaux eussent été enlevés :

— Tu ne peux pas garder ces perles chez toi. Tu vas me les confier pour que je les mette dans mon coffre ! Cette parure est beaucoup trop précieuse pour être laissée entre les mains d’une enfant.

Il devait y avoir longtemps qu’elle mitonnait cette phrase car elle la lança avec une hâte qui sentait le soulagement. Mais Mélanie n’était pas disposée à se laisser dépouiller :

— Non, Mère ! Si Grand-père m’a laissée partir avec mes perles c’est parce qu’il me croit capable de les garder…

— Allons donc ! Il pensait très certainement que tu me les remettrais.

— Grand-père ne se contente pas de penser : il sait très bien s’exprimer. Et je garde mes perles. Je sais très bien où je vais les ranger.

— C’est de l’enfantillage, Mélanie ! Un joyau pareil…

— Il est inutile d’insister. Ou alors, pourquoi ne me demandez-vous pas de vous confier aussi ma bague de fiançailles ? Elle est précieuse, également, et historique : c’est le roi Louis XV qui l’a offerte à une aïeule de Francis et toutes les marquises de Varennes l’ont portée depuis. Permettez-moi à présent de me retirer car je suis un peu fatiguée. Je vous souhaite une bonne nuit !

En montant le large escalier suivie de Fräulein, Mélanie eut la vision de sa mère, debout au milieu du hall, la sortie de bal qu’elle avait laissé glisser négligemment, enroulée autour de ses pieds. Elle suivait sa fille des yeux et ces yeux flambaient d’une colère difficilement contenue.

Le lendemain, la maison Lachaume, rue Royale, livrait à Mélanie son premier bouquet de fiancée, une ravissante composition romantique – roses pompons et myosotis – entourée d’une dentelle de papier blanc et nouée d’un ruban rose qui arracha un soupir nostalgique à la sensible Fräulein. Mélanie le plaça sur son petit bureau après l’avoir embrassé au moins dix fois. Pouvait-on vraiment être plus heureuse ?

Huit jours plus tard, Timothée Desprez-Martel, qui se rendait à Zurich pour affaires, disparaissait sans laisser de traces. La douane suisse, au passage de la frontière, put seulement constater que son sleeping était vide, dans un ordre parfait… et qu’il restait introuvable. Durant les semaines qui suivirent, les efforts conjugués des polices française et helvétique s’avérèrent inopérants bien que le déjà célèbre savant, Alphonse Bertillon, l’homme de l’anthropométrie criminelle et des empreintes digitales, eût passé le compartiment au peigne fin.

Les journaux s’en donnèrent à cœur joie cependant que les salons bouillonnaient dans l’attente quotidienne du Figaro, du Gaulois, de L’Intransigeant, du Matin, de La Croix, du Soleil et surtout, mais discrètement, du Petit Parisien dont les écho tiers et reporters faisaient preuve d’une brillante imagination. On racontait que le financier avait été envoyé secrètement par le président Loubet pour négocier un emprunt auprès des banques suisses. Aussi reparlait-on des anarchistes – on en avait même mis deux ou trois à l’ombre –, des nihilistes russes – Dieu sait pourquoi –, des socialistes sans plus de raison, sans compter quelques sociétés secrètes étrangères hostiles à la France en tête desquelles on imaginait très bien quelques silencieux Chinois envoyés par la vieille impératrice Ts’eu-hi, toujours avide de vengeance. Et pourquoi donc pas l’inquiétante et sinistre Mafia ?

De tout cela, Mélanie ne sut rien parce que, devant le désespoir qui s’empara d’elle, les siens veillèrent à ce qu’elle fût tenue à l’écart de ce fatras de sottises. L’enfant faisait pitié, en effet : enfermée dans sa chambre où elle ne supportait que Fräulein, elle restait, durant des heures, assise devant sa fenêtre, sur une petite chaise basse et les yeux grands ouverts, les coudes aux genoux et la figure sur ses poings fermés, elle laissait couler ses larmes sans rien dire, sans un sanglot. La nuit elle ne dormait pas et, au matin, on retrouvait son oreiller et ses cheveux tout mouillés.

Épouvantée devant cette prostration – Mélanie refusait de se nourrir – et craignant peut-être qu’elle eût décidé de se laisser mourir, Fräulein demanda un médecin. Celui-ci prescrivit un sédatif pour obliger l’adolescente à dormir et une nourriture légère mais substantielle : du lait de poule, du miel, des jus de fruits que la dévouée gouvernante lui faisait avaler cuillerée par cuillerée, comme si elle était un bébé. Puis elle essaya de lui parler et, à son tour, pleura de joie quand Mélanie non seulement l’écouta mais se jeta dans ses bras pour sangloter éperdument. Cette crise passée, en effet, l’enfant parut renaître peu à peu. Elle posa des questions.

On lui apprit que les recherches continuaient, que son oncle Hubert avait couru en Suisse pour essayer de trouver une piste, mais il n’était pas l’homme des longues traques et des efforts soutenus et revint sans avoir rien trouvé. Quant à Francis, bien des jours s’écoulèrent avant qu’il pût voir sa fiancée parce que celle-ci savait qu’il ne pouvait lui apporter une véritable consolation. Ce grand-père découvert bien tard tenait une trop grande place dans le cœur affamé de tendresse de sa petite-fille pour qu’un autre amour pût effacer la blessure. Tout au plus en apaiser un peu la brûlure…

Albine et son futur gendre décidèrent alors qu’il fallait brusquer les choses et, quatre mois plus tard, en dépit des protestations d’Olivier Dherblay qui s’obstinait à croire son patron encore en vie et tenait à ce que ses volontés fussent respectées, ils déclarèrent qu’il fallait célébrer le mariage, dans l’intérêt même de Mélanie.

L’idée était de Francis et il n’avait guère eu de peine à la souffler à Mme Desprez-Martel. Cette femme dont la tête légère était celle d’un oiseau ne supportait pas l’idée d’une famille tronquée de tout élément masculin, Hubert ne comptant pas vraiment. Elle et sa fille avaient besoin d’un homme capable de les soutenir et de veiller sur elles. C’est ce qu’elle vint, un soir, expliquer à Mélanie.

Celle-ci hésita et pleura encore, car elle avait l’impression de renier le disparu en passant outre à ses volontés mais elle admit finalement qu’espérer un retour appartenait au domaine de l’impossible. Jamais elle ne reverrait son grand-père !… Alors, en dépit des objurgations d’Olivier Dherblay qui, durant deux longues heures, s’efforça de la convaincre d’attendre encore un peu, elle finit par se ranger à l’avis de sa mère. Pourquoi donc écouterait-elle les conseils d’un simple employé, même supérieur, quand son cœur lui disait que seul Francis pouvait lui rendre un peu de l’amour dont elle avait tant besoin ?

Deuxième partie

LE TRAIN

Chapitre V

L’EMBARQUEMENT POUR CYTHÈRE

Mélanie descendit de voiture avec autant de précautions que si le sol eut été verglacé. Ce qui aurait mieux valu d’ailleurs car elle se serait méfiée, mais comment imaginer que le tapis rouge qui escaladait les marches et plongeait dans les profondeurs scintillantes de l’église recelait un pli sournois auquel s’accrocha le talon pointu de son soulier de satin blanc ? Du même coup son autre pied se prit dans la robe, ce chef-d’œuvre de Paquin dont Mme Lucille n’avait jamais voulu admettre qu’il était trop long :