— Vous porterez de nombreuses robes à traîne, Mademoiselle, lui avait-elle déclaré sévèrement. L’habitude doit commencer avec celle-ci !

Mélanie n’avait rien contre les traînes. Elle s’accommodait même très bien de celle de son amazone mais cela ne changeait rien au fait que la robe était trop longue et, sans la main ferme de l’oncle Hubert qui allait conduire sa nièce à l’autel, c’eût été bel et bien la catastrophe. Le bon effet que celui produit par une mariée pénétrant dans Sainte-Clotilde à plat ventre ! Sans compter qu’il y avait la tiare familiale que l’on avait eu toutes les peines du monde à amarrer sur sa tête car ses cheveux, fins et soyeux, fraîchement lavés d’ailleurs, repoussaient les épingles après avoir crépité sous le peigne. Aussi Mélanie avait-elle l’impression que le petit diadème de diamants surmonté d’un bouquet de fleurs d’oranger donnait quelque peu de la bande mais elle se retint d’y toucher pour ne pas achever la déroute de l’édifice.

Quelqu’un, heureusement, vint à son secours. La main légère de Johanna, première demoiselle d’honneur, repoussa discrètement trois épingles et la coiffure se trouva consolidée. Alors, prenant une profonde inspiration, Mélanie, redressée de toute sa taille, entama le chemin au bout duquel l’autel scintillait de tous ses cierges plantés au milieu d’une profusion de fleurs blanches et d’asparagus dont les senteurs disputaient l’air ambiant à l’odeur de la cire chaude et aux parfums compliqués des femmes.

Aux grands Orgues, le jeune Charles Tournemire qui avait succédé quatre ans plus tôt à Gabriel Pierné faisait déferler les ondes passionnées d’un choral de César Franck sur l’entrée de la mariée mais, en suivant les deux suisses, rouge et or, si imposants avec leurs bicornes emplumés, leurs gros mollets de coton blanc et leurs hallebardes à poignées de velours rouge, celle-ci pensait qu’elle aurait préféré de beaucoup une cérémonie plus simple et plus intime dans quelque chapelle ou dans l’église de Saint-Servan, par exemple, ou même de Dinard où il n’y avait à cette époque de l’année que les gens du pays… et les marins de l’Askja et, pour la bénédiction, les mains noueuses d’un vieux curé habituées à relever les casiers à homards ou à pêcher la palourde. Puisque, décidément, on passait outre aux volontés de Grand-père, il eût mieux valu le faire dans un endroit qu’il aimait et avec des gens simples comme témoins. Son esprit, dont on ne savait où il errait, eût sans doute pardonné plus facilement…

Derrière le double rempart de ses paupières à demi baissées et de son voile en point d’Alençon, le regard de Mélanie glissa, effleurant des robes de soie ou de velours, des zibelines, des chinchillas et autres pelages rares, des uniformes chamarrés, des sautoirs de perles, des gants de suède aux couleurs tendres et des poignets où les diamants brillaient sous les dentelles et les mousselines. Elle aperçut sa mère mais ne s’y attarda pas car sa toilette la choquait, jouant sur le fait que son beau-père avait disparu, Albine, refusant le deuil, était éblouissante dans un fabuleux enroulement de lamé or et de martre que surmontaient des fusées d’aigrette blonde. Elle se donnait décidément beaucoup de mal pour capter toute la lumière et repousser dans les ténèbres extérieures la petite mariée en « robe Louis XVI avec grands paniers en point d’Alençon et toute bardée de bandes d’hermine ». Il ne lui manquait qu’un bandeau de perles retombant sur les yeux pour ressembler à Madame Sarah Bernhardt dans Théodora et, si Mélanie n’était guère à son avantage, Albine, elle, frisait le ridicule dans sa volonté têtue d’être la véritable reine de la journée en supplantant cette jeune fille de seize ans, gauche et empruntée dans des atours trop écrasants pour être portés avec grâce.

Depuis l’incompréhensible disparition du vieux Timothée, Mélanie avait perdu le peu de confiance en elle qu’il avait réussi à lui insuffler. Sa mère s’était rapidement arrangée pour la reléguer au second plan, gardant même parfois pour elle les bouquets envoyés par Francis sous prétexte que trop de fleurs dans une chambre généreraient la migraine. Une seule fois Mélanie avait réussi à prendre le pas sur elle car l’équitation était un sport trop rude pour la langoureuse Albine alors que sa fille y excellait, et le seul bon souvenir de ces rapides fiançailles dont Mélanie avait tant espéré resterait cette chasse à Cheverny où son courage et sa brillante tenue en selle lui avaient valu les honneurs du pied et où, pour la première fois depuis des semaines, son fiancé avait eu pour elle un regard qui n’était pas de condescendance amusée. Il avait bien changé, en effet, depuis que le sévère regard du vieux monsieur n’était plus là pour le surveiller. Il envoyait des fleurs, certes, mais il ne venait pas souvent, et quand il apparaissait rue Saint-Dominique c’était, la plupart du temps, pour chercher Albine sous le prétexte de courir ensemble les boutiques afin de préparer la corbeille de mariage. Ou alors, ils s’enfermaient tous deux dans le boudoir pour de longs conciliabules où, apparemment, la fiancée n’avait pas sa place.

Cela au point qu’un après-midi Rosa, la cuisinière, était sortie de sa cuisine en sous-sol pour grimper jusque chez la jeune fille, profitant d’une absence de la mère :

— Je suis venue vous dire, Mademoiselle Mélanie, qu’il ne faut pas épouser ce beau jeune homme. Ce n’est pas bien de presser le mariage sous prétexte que Monsieur Timothée n’est plus là et je suis bien sûre que vous ne serez pas heureuse.

— Que puis-je faire d’autre qu’accepter, ma bonne Rosa ? Je dois obéissance à ma mère… et puis j’aime mon fiancé.

— C’est bien ça le chiendent ! Et Monsieur Hubert qui est toujours en l’air !…

— Cela ne changerait rien. C’est moi qui ai demandé à mon grand-père de consentir à ce mariage. Et, croyez-moi, Monsieur Francis est beaucoup plus gentil qu’on ne le pense…

— Dites ça à un cheval et il éclatera de rire ! Enfin, si vous y tenez ! Il n’y a plus qu’à espérer que je me trompe !

Mélanie elle, l’espérait de tout son cœur tandis qu’au bras de l’oncle Hubert elle s’avançait vers cet homme si beau et si merveilleusement élégant qui l’attendait devant l’autel. Il se tenait droit comme une lame d’épée dans son frac noir qui rendait pleine justice à sa silhouette racée, mais sa fiancée aurait juré que ce n’était pas elle qu’il regardait à cet instant où il aurait dû n’avoir d’yeux que pour elle et où leurs mains allaient se joindre pour ne plus se désunir jusqu’à ce que la mort les sépare. Il n’avait pas l’air très heureux…

Personne, pourtant, ne l’obligeait à être là ! Et soudain Mélanie eut une affreuse envie d’éclater en sanglots, de crier, de piétiner le bouquet de fleurs d’oranger et d’orchidées qui encombrait son bras gauche et de se sauver loin de cette église qui ressemblait tellement à un salon. Mais il était trop tard ! Elle ne pouvait plus reculer. D’ailleurs, depuis la veille, elle était mariée devant la loi à Francis de Varennes… Comme s’il avait soudain conscience de ce qui se passait dans le cœur de sa nièce, Hubert posa sur son bras une main qui se voulait encourageante. Elle leva les yeux et sourit à ce visage aimable où elle venait de lire une inquiétude. D’ailleurs tous deux étaient arrivés devant l’autel et Hubert s’écarta doucement, laissant Mélanie auprès de son fiancé dont le léger parfum de vétiver flotta jusqu’à elle, rappelant l’instant mouvementé mais charmant de leur première rencontre. Ils étaient seuls alors et, soudain, Mélanie sentit le courage lui revenir. Tout à l’heure, après la réception qu’ils allaient quitter discrètement, ils seraient seuls à nouveau dans ce train qui les emporterait vers le soleil de Menton où un ami prêtait aux jeunes mariés sa villa pour leur lune de miel, seuls ensuite au bord de la mer bleue et au milieu d’un pays que l’on disait merveilleux. Ce serait à elle, alors, de faire en sorte que leur mariage soit une réussite et leur apporte à tous deux un grand bonheur. Et ce fut d’un geste ferme qu’au moment de l’échange des anneaux elle tendit sa main pour recevoir le premier maillon d’une chaîne qu’elle voulait très douce.

Célébrée par l’abbé Mugnier que son étonnante culture et son grand talent oratoire avaient fait surnommer « l’Aumônier des Lettres françaises » et qui confessait toute la haute société dont il tirait pour ses pauvres de substantiels secours, la cérémonie fut belle. Mélanie en goûta beaucoup la musique sur les ailes de laquelle il lui semblait que son âme s’élevait… mais elle trouva tout de même que c’était un peu long, surtout lorsqu’il fallut subir l’interminable défilé des félicitations.

La réception qui eut lieu rue Saint-Dominique avec un nombre restreint d’invités – eu égard aux circonstances ! – l’ennuya tout autant parce qu’elle ne connaissait presque personne tant sa mère l’avait tenue à l’écart de sa propre vie. Les hommes lui parurent laids et pompeux. Les femmes, bruissantes de papotages, lançaient derrière elle comme des lassos de grandes écharpes de plumes ou de fourrure et voltigeaient à travers les salons, la voilette retroussée sur le nez, en croquant des fruits glacés ou en buvant du champagne. À moins que, s’installant à plusieurs autour d’un guéridon, elles ne s’attaquent franchement à des nourritures plus substantielles – poulardes en chaud-froid, saumon de la Baltique ou foie gras du Périgord – en passant en revue les derniers événements parisiens. On commentait le procès de la fameuse Thérèse Humbert qui avait escroqué des millions grâce à une fameuse histoire d’héritage et le vol spectaculaire des plus belles émeraudes d’un maharajah venu passer quelques jours dans un palace de la rive droite. Leurs compagnons délaissaient un peu la politique pour discourir sur l’Angleterre où les députés des Communes réclamaient une loi sur l’immigration afin de lutter contre un début d’envahissement qui menaçait les conditions de vie et de travail de la classe ouvrière, mais les unes et les autres se rencontraient pour broder à qui mieux mieux sur le récent départ pour l’Amérique de « Boni » parti tenter de faire entendre raison à une épouse qui avait jugé bon de passer Noël en famille à Rhodes Island sans se soucier de ce qu’en pensait le mari.

— A-t-on idée, aussi, d’épouser un homme dont on sait parfaitement qu’il n’en veut qu’à votre dot ? s’écria la ravissante comtesse de Janzé. Au fond, Boni est bien bon de se donner tant de mal.

— Il ne peut guère faire autrement, répliqua la maîtresse de maison, Anna Gould ; dès avant leurs fiançailles, elle lui a bien laissé entendre que, si elle se jugeait malheureuse, elle demanderait le divorce. Alors il veille sur son compte en banque !

— Quelle horreur ! On ne divorce pas quand la chance a fait de vous une Castellane et que vos enfants descendent des comtes de Provence !…

— Oh, ce n’est pas tant le grand nom qui l’intéressait. Elle était follement amoureuse de Boni. Il faut avouer qu’il y a de quoi. Et de toute façon, elle ne sera jamais autre chose que ce qu’elle est : une petite dinde yankee un peu trop dodue et même pas jolie !

D’où elle se trouvait, c’est-à-dire coincée entre les feuilles de laurier d’un académicien et les moires violettes d’un évêque, Mélanie ne perdait pas une syllabe de la cruelle conversation à laquelle sa mère prenait une part active sans plus se soucier de sa fille. Ce fut l’oncle Hubert qui vint la tirer d’embarras :

— Il est temps que tu remontes te changer, lui glissa-t-il à l’oreille. Le train ne vous attendra pas.

— Où est Francis ?

— On l’a installé dans la chambre de ton père avec son valet. Il se prépare. Vous partez dans une petite demi-heure. Tiens, d’ailleurs, voilà Mlle von Rellnitz qui vient te chercher…

Mélanie suivit Johanna avec empressement. C’en était fini des mondanités, Dieu en soit loué, il n’y aurait bientôt plus personne entre Francis et elle !

— Quelle idée de filer ainsi à l’anglaise ! protesta Johanna tout en aidant son amie à sortir de ses falbalas nuptiaux. Ce n’est pas gentil de planter là vos invités !

— C’est une idée de Francis. Les visites le lendemain de noces l’assomment et il pense qu’un jeune couple doit commencer sans tarder sa vie commune. J’avoue que l’idée m’a enchantée. Et puis la Côte d’Azur…

— Je suis de ton avis : c’est assez séduisant. Mais une nuit de noces dans un train. Au fait, est-ce que ta mère t’a parlé ?

— De quoi ?

— Mais… il me semble qu’au jour du mariage de sa fille une mère se doit de… lui apprendre certaines choses.

— Je sais… mais pas elle. Je crois, vois-tu, que je ne l’intéresse pas beaucoup. D’ailleurs nous n’en avons plus le temps.

— Quelqu’un vous accompagne à la gare ?