Installée assez loin sur sa grosse branche pour avoir franchi le mur, Mélanie apercevait l’enfilade des salons éclairés par des centaines de bougies car la maîtresse de maison trouvait la lumière électrique peu flatteuse pour le visage. Leurs petites flammes faisaient scintiller mystérieusement les lustres et les girandoles de cristal ainsi que les diamants des belles invitées. Une profusion de roses pâles cachaient à demi les boiseries d’un vert ancien et les jolis meubles tendus de satins brochés. Fidèle, en effet, pour sa toilette aux modes de son temps, Mrs. Hugues-Hallets partageait, en matière de décoration et de mobilier, les goûts du comte Boniface de Castellane. Tous deux appréciaient le charme du XVIIIe siècle et sa grâce légère à jamais disparue.
De son perchoir, Mélanie se laissait aller au plaisir de l’admirer, assise bien droite dans une bergère à oreilles, parée d’une robe de satin nacré à reflets roses et d’une quantité de perles magnifiques. Un collier-de-chien emprisonnait son cou et d’immenses sautoirs coulaient de ses épaules. Des perles encore à ses bras gantés très haut. D’autres enfin, en forme de poire, lui composaient un diadème qui se perdait dans un piquet de roses-mousse.
Une couronne de jeunes ladies en mousselines tendres, dont les longues jupes semblables à des corolles mettaient en valeur les tailles fines ceinturées de rubans, l’entouraient comme un parterre cependant qu’à l’entrée des salons les noms illustres se succédaient lancés d’une voix forte par un immense valet à perruque poudrée :
— Madame la princesse de Faucigny-Lucinge… Madame Victor Hugo… Son Altesse Royale le prince Louis d’Orléans-Bragance… Monsieur Jérôme Tharaud… Madame Judith Gautier… Sa Grâce Madame la Duchesse de Marlborough… Lord et Lady Cowley…
Lente, souriante et suprêmement élégante, la procession des invités venait saluer la vieille dame que son grand âge dispensait de se tenir debout à l’entrée des salons comme l’aurait voulu le protocole. Ponctué par les habits noirs des hommes, c’était un flot ininterrompu et chatoyant où, sur les gorges blanches, diamants, émeraudes, rubis, saphirs et perles étaient posés comme autant de papillons exotiques aux fabuleuses nuances. Le coup d’œil avait quelque chose de féerique et Mélanie regardait, regardait de tous ses yeux en attendant le feu d’artifice qui serait tiré tout à l’heure.
Elle se savait trop jeune pour participer à de telles fêtes et d’ailleurs ne le souhaitait guère. Elle ne rêvait même pas de ce premier bal qui aurait lieu à l’automne pour son seizième anniversaire parce qu’elle était certaine que ce serait assommant. Il n’y aurait pas de parc illuminé, pas de fusées jaillissantes, seulement le décor des salons de la rue Saint-Dominique et comme ce serait fin octobre on ne pourrait même pas ouvrir les fenêtres sur le petit jardin. Et puis, pas question de danser avec qui lui plairait mais uniquement avec les rares cavaliers qui auraient reçu la permission de l’inviter. C’est-à-dire qu’ils auraient été triés avec soin par sa mère et surtout son grand-père, ce terrible vieillard qui, plus encore depuis la mort de son fils, le père de Mélanie, menait de main de maître son cabinet d’agent de change et les autres affaires familiales.
Quand elle pensait au vieux Timothée Desprez-Martel, sa petite-fille n’arrivait pas à démêler quelle dose d’affection il lui inspirait. Peut-être parce qu’il l’avait toujours trop impressionnée…
En général on ne le voyait guère car, lorsqu’il n’était pas à ses affaires ou en mer et en particulier depuis qu’il avait perdu « Chère Bonne-Maman », il préférait de beaucoup s’enfermer chez lui avec ses livres et sa collection de tableaux mais il y avait tout de même des dates auxquelles on n’échappait pas. Par exemple, le Jour de l’An.
En cette circonstance, l’oncle Hubert venait chercher Mélanie et sa mère dans sa voiture électrique conduite par un chauffeur vêtu de peaux de bêtes et les amenait déjeuner dans le vieil hôtel des Champs-Élysées. La distance n’était pas grande mais, comme il faisait toujours froid, ces dames ne prenaient place dans le véhicule qu’au milieu d’un grand luxe de fourrures. Albine détestait ce moyen de locomotion dont son beau-frère raffolait mais Mélanie trouvait que c’était le seul épisode consolant de la journée, le reste étant d’une affligeante tristesse.
En effet, franchies la haute porte cochère enduite d’un vernis vert foncé toujours impeccablement entretenu et la cour pavée sur laquelle donnaient les portes des écuries, on pénétrait dans un univers consternant et vaguement sinistre qui aurait pu servir de décor pour Marie Tudor ou Les Burgraves de M. Victor Hugo. De hautes boiseries sombres travaillées à la manière d’un chœur d’église, les stalles en moins, encadraient des fenêtres à vitraux rouge et bleu qui, lorsque les lourds rideaux de velours frappé à pompons le leur permettaient, éclairaient de taches sanglantes ou livides une infinité de bahuts tarabiscotés, de cathèdres et de portraits de famille où même les dames se croyaient obligées de prendre un air sévère. Il y avait aussi, sur d’épais tapis dont il était difficile de distinguer les couleurs, un imposant piano à queue en ébène verni dont la caisse d’harmonie disparaissait à demi sous une chape d’évêque retenue elle-même par trois gros livres reliés en rouge et abondamment dorés, quantité de sièges capitonnés aux couleurs indéfinissables, une vaste vitrine contenant la collection d’éventails anciens chère à Bonne-Maman et des tables juponnées sur lesquelles s’étalaient des boîtes, des flacons, des statuettes, cependant que dans un coin, érigé sur une colonne gothique et abrité par un aspidistra géant, un buste d’empereur romain posait sur toutes choses un regard vide que Mélanie trouvait féroce.
Le déjeuner, bien qu’il fût toujours exquis parce que Cher Grand-Papa tenait à la bonne chère et entretenait un cuisinier génial, représentait une rude épreuve. Il était servi sur une immense table d’abbaye, flanquée de quatre valets en habit noir, à un bout de laquelle le grand-père, sorte de géant à la barbe rouge et blanc, présidait du fond d’une espèce de trône. En face de lui, un siège du même genre mais drapé de crêpe funèbre marquait pour jamais la place de son épouse défunte, ce qui n’ajoutait rien à la gaieté de la réunion, en dépit des efforts de l’oncle Hubert. C’était un garçon qui aimait mener joyeuse vie et que les affaires n’intéressaient en rien. Aussi ses tentatives pour dégeler l’atmosphère tombaient-elles toujours à plat. Son père le considérait d’un œil de granit et bougonnait qu’il était inutile de farcir l’esprit de Mélanie avec des fariboles dépourvues d’intérêt.
— J’entends, martelait-il, qu’elle devienne une femme de devoir comme l’était ta mère. Puisque tu en es incapable il faudra qu’elle épouse un homme susceptible de me succéder et d’assumer mon empire.
— Père, minaudait alors Albine en égratignant sa glace au chocolat d’une petite cuillère de vermeil, vous êtes unique. Où voulez-vous que nous trouvions un autre vous-même ?
— Le temps venu, soyez certaine, ma fille, que je saurai bien le dénicher, ou qu’il soit.
Le déjeuner terminé, les deux hommes allaient fumer un cigare dans la salle de billard, sorte de nécropole gardée par des armures médiévales, tandis que Mélanie et sa mère se morfondaient dans le jardin d’hiver où, au milieu d’orangers en pots et de plantes tropicales entretenues à grands frais, elles grignotaient des chocolats en attendant le café que Soames, le vieux butler anglais, servait traditionnellement sur une table de rotin couverte de damas blanc et dressée devant une haute verrière décorée de roseaux et de nymphéas où d’évanescentes jeunes femmes en tuniques à la grecque s’ébattaient pieds nus et les cheveux flottant au souffle d’une brise imaginaire. Dans son enfance Mélanie s’imaginait que c’était pour leur éviter de prendre froid qu’il faisait si chaud dans cette pièce, la seule de tout l’hôtel où régnait en plein hiver une température agréable, la seule où sa grand-mère aimait à se tenir en dehors de sa chambre et bien qu’elle déplorât vivement la tenue négligée des jolies filles du vitrail. Le reste de l’hôtel bénéficiait en effet d’une fraîcheur toute britannique et de vivifiants courants d’air. Cher Grand-Papa, élevé à la dure chez les jésuites, ne supportait pas la chaleur. Quand revenait la canicule estivale, il partait sur son yacht vers le cap Nord, les Hébrides, les îles Féroé ou toute autre région plus proche du cercle arctique que de l’équateur…
On buvait le café dans d’exquises tasses de Sèvres d’un bleu ravissant et c’était après avoir sacrifié à ce rite dans un profond silence que Cher Grand-Papa passait à la cérémonie des étrennes pour Mélanie. Il faisait approcher sa petite-fille puis, tirant de son gousset une pièce d’or de vingt francs, il la lui remettait en prenant bien soin de refermer sur ce trésor les doigts de la fillette. Après quoi, et toujours avec les mêmes mots, il lui recommandait de ne pas la dépenser mais de la mettre dans sa tirelire afin de se constituer ainsi un petit capital que l’on ferait fructifier plus tard. Mélanie balbutiait alors un remerciement cependant que sa mère s’exclamait rituellement :
— C’est trop de bonté, Père ! En vérité, vous gâtez trop cette petite…
Et là-dessus on s’en allait. À trois heures juste, Cher Grand-Papa, comme s’il avait une pendule dans la tête, tirait de sa poche de gilet sa grosse montre en or et expédiait une famille qui ne demandait que cela. Les grandes portes vernies de l’hôtel se refermaient jusqu’au prochain événement familial (anniversaire ou fête) et l’oncle Hubert se hâtait de ramener mère et fille rue Saint-Dominique avant d’aller chercher à son cercle ou chez quelque belle amie une atmosphère plus cordiale.
Rentrée chez elle, Albine Desprez-Martel allait régulièrement se coucher dans sa chambre où brûlait un feu d’enfer en criant à tue-tête qu’elle était glacée jusqu’à la moelle des os et que, très certainement, il faudrait faire appel dès l’aurore au Dr Gaud, le médecin de famille, pour la retenir encore un peu sur la rive où l’on ne revient jamais une fois qu’on l’a quittée. Quant à Mélanie, comme il était alors trop tard pour les Tuileries ou le guignol des Champs-Elysées avec Fräulein, elle avait le droit de faire ce qu’elle voulait jusqu’à l’heure du dîner, ce qui, à tout prendre, était une bonne chose, bien que la musique ne lui fût pas autorisée pour ne pas aggraver « l’affreuse migraine » habituelle de sa mère. Encore enfant, elle allait jouer au jardin pour se dégourdir les jambes mais, depuis qu’elle avait atteint l’adolescence, elle choisissait de dévorer, voluptueusement couchée à plat ventre devant la cheminée, quelque ouvrage de la comtesse de Ségur ou de Fenimore Cooper qu’elle pouvait lire dans le texte original, ayant appris à parler l’anglais comme l’allemand presque en même temps que le français. Ces auteurs étaient les seuls qui lui fussent permis en dehors des grands classiques et des livres de classe que fournissait l’élégante école de Mlle Adeline Désir, sise rue Jacob, et dont elle suivait les cours depuis l’âge de huit ans. En effet, Cher Grand-Papa s’était formellement opposé à ce qu’elle fût pensionnaire chez les Dames de l’Assomption ou au couvent des Oiseaux comme le souhaitait sa mère.
— Ma petite-fille doit se marier, affirmait-il en donnant volontiers du poing sur la table. Il ne saurait être question de lui farcir la tête avec des idées de cloître et de renoncement. Une institutrice privée et quelques heures par semaine dans une bonne école, voilà ce qu’il lui faut ! Encore ne suis-je pas certain que ce soit bien utile. Qu’elle sache tenir sa maison, ses gens et sa place dans un salon me semble une éducation tout à fait suffisante…
Il avait bien fallu qu’Albine en passât par là, quelque désir qu’elle eût de tenir éloignée d’elle le plus longtemps possible une fille qui, en grandissant, l’empêchait de laisser croire à ses nombreux admirateurs qu’elle avait tout juste vingt-cinq ans. Mais Mélanie que l’internat ne tentait guère en était reconnaissante à son grand-père. L’atmosphère, chez Mlle Désir, était peut-être un peu précieuse et l’on y veillait de près à la religion, mais au moins on n’avait pas à vivre en promiscuité continuelle avec des filles plus ou moins arriérées pour qui, par exemple, les plaisirs de la mer se limitaient à faire des pâtés de sable ou à jouer, en robe de broderie anglaise et chapeau-charlotte de même tissu, au croquet, aux grâces ou au diabolo. De préférence avec des bas noirs et des bottines vernies. Mélanie dédaignait profondément ces plaisirs frivoles depuis que le cher oncle Hubert lui avait appris à nager, à monter à cheval et même – plaisir entre tous divin ! – à tenir la barre d’un petit voilier. C’était d’ailleurs à lui qu’elle devait l’intrusion discrète des Trois Mousquetaires et même – comble d’audace ! – de La Reine Margot au milieu de la sage Bibliothèque Rose. Fenimore Cooper avait été sa dernière trouvaille et Mélanie s’en repaissait tandis que Fräulein, enfermée dans sa chambre, consacrait son temps libre à l’imposante correspondance qu’elle entretenait avec sa famille de Mayence et, surtout, avec son fiancé, un brillant « privat dozent » de l’université de Heidelberg dont elle avait montré en cachette à son élève la martiale photographie. Le « Schatz(1) » de Fräulein y plastronnait en uniforme à brandebourgs, les joues tailladées de deux ou trois cicatrices, appuyé des deux mains sur la garde d’un sabre et sa tête rase, abondamment moustachue, couronnée d’une curieuse coiffure qui ressemblait à une boîte de camembert. Un bouquet desséché de « Vergissmeinnicht(2) » était attaché au cadre par un ruban bleu et, quand elle contemplait cette attendrissante image, Fräulein avait toujours la larme à l’œil. Elle espérait beaucoup que son élève se marierait assez vite pour qu’elle pût retourner chez elle et convoler à son tour avec l’homme de ses pensées.
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