— Il y a là un homme extraordinaire. Vous qui connaissez la Terre entière, vous devriez savoir qui il est ? Il ne ressemble à personne.

— On ressemble toujours à quelqu’un, plus ou moins…, dit Francis en se détournant légèrement pour suivre la direction de son regard. Ah, je vois ! C’est ce rustre qui vous intéresse ? Je n’arrive pas à comprendre comment on l’accepte ici dans cette tenue.

— Non seulement on l’accepte mais il semble même avoir ses habitudes si j’en juge à l’attitude du maître d’hôtel. Et, si je comprends bien, vous le connaissez ?

— Ne mélangeons pas tout ! Je ne le connais pas mais je sais qui il est. Vous devriez saisir la nuance.

— Soyez sûr que je la saisis tout à fait. Eh bien, qui est-il ?

— Un quelconque barbouilleur. Enfin, ce qu’il est convenu d’appeler un peintre. Tout ce que j’en sais est qu’il s’appelle Antoine Laurens mais ne m’en demandez pas plus ! C’est tout ce que le conducteur a consenti à m’en dire quand il a pris, tout à l’heure, le train au vol.

— Mon grand-père connaissait et appréciait les peintres actuels mais il ne m’a jamais parlé de celui-là. Est-il connu ?

— Comment voulez-vous que je le sache, ma pauvre enfant ? Je ne fréquente pas du tout cette race-là, un ramassis de gens qui meurent de faim à ma connaissance. Cela n’a pas l’air d’être le cas de celui-là et on ne peut que l’en féliciter. Voulez-vous du café ?

— Non… non merci !

Le dîner s’achevait et les exigences du deuxième service empêchaient que l’on s’attardât à table. Mélanie et Francis regagnèrent leur voiture mais, quand la jeune femme passa auprès de lui, le peintre leva brusquement les yeux et les planta droit dans les siens en même temps qu’il ébauchait un sourire. Elle se sentit rougir et accéléra le pas. Quelle insolence d’oser la dévisager ainsi ! Et surtout avec cette expression amusée ! Était-elle donc ridicule, ou gauche ? C’était, de toute façon, plutôt désagréable… Francis, occupé à échanger quelques mots avec un homme à monocle, n’avait rien vu. Il allait peut-être se décider à présenter le personnage à sa femme quand il s’aperçut qu’elle avait disparu.

— Eh bien, où courez-vous si vite ! fit-il quand il l’eut rejointe. Je comptais vous présenter le baron Snoy.

— Ce sera pour une autre fois. J’ai eu mon compte de présentations et de saluts pour la journée…

Adossée à la paroi de son compartiment, elle regardait droit devant elle une vitre derrière laquelle on ne voyait strictement rien. Le train, depuis un moment déjà, s’enfonçait dans la nuit et l’éclairage intérieur du wagon empêchait de distinguer la campagne. C’était son reflet et celui de Francis qu’elle observait et auprès de sa longue silhouette, elle se jugea inélégante. Sa mère, décidément, semblait tenir à ce qu’elle parût le double de son âge et ce tailleur beige garni de skuns qu’Albine avait choisi pour le voyage de noces l’engonçait et lui donnait l’air d’une petite vieille. Elle ne parvenait pas à comprendre comment une maison qui habillait si bien sa mère pouvait accepter que l’on choisît pour une jeune femme de seize ans des modèles pour bourgeoise enrichie de quarante ! En outre, poussée par son bel appétit, Mélanie avait trop mangé et elle étouffait un peu dans son corset, cet instrument de torture dans lequel, chez les couturiers, on vous fourrait de force dès l’instant où l’on était destinée à devenir une dame. Elle était si mince et sa taille si fine qu’elle aurait pu s’en passer. D’habitude cet outil de torture ne la gênait pas trop mais ce n’était visiblement pas fait pour supporter des repas trop copieux. Il fallait s’en débarrasser au plus vite…

— Eh bien, soupira-t-elle, je crois qu’il est temps d’aller dormir et, puisque me voici arrivée, je vous souhaite une bonne nuit !

Elle lui tendit sa main, ce qui le fit sourire.

— Ne m’embrassez-vous pas ? Cela se fait entre époux.

À nouveau elle rougit un peu car elle avait pensé que, les effusions nuptiales étant remises au lendemain, ce signe d’intimité ne s’imposait pas. Mais s’il y tenait… Se haussant un peu, elle posa sur la joue de son mari un baiser léger :

— Voilà ! Bonsoir Francis !

— C’est tout ?

Interloquée, elle le regarda avec des yeux ronds : que voulait-il de plus ? Depuis qu’ils étaient fiancés, il avait coutume de poser un baiser sur son front tandis qu’elle effleurait de ses lèvres sa joue bien rasée chaque fois qu’ils se disaient bonjour ou au revoir. Il n’avait jamais essayé de l’embrasser comme elle l’avait vu faire à Dinard avec la belle rousse et elle se voyait mal lui sautant au cou et l’embrassant à bouche-que-veux-tu :

— Je ne comprends pas ce que vous voulez dire ?

— Vraiment ?

— Vraiment !

— Alors, je vous expliquerai demain soir comment il convient qu’une jeune épousée se comporte avec son mari. Le lieu est vraiment trop mal choisi pour une leçon de choses…

Il prit sa main, posa sur le poignet un baiser un peu appuyé, puis, s’inclinant avec grâce :

— Je vous souhaite une bonne nuit, chère marquise !

De sa main libre, il ouvrit la porte du compartiment, laissa passer Mélanie puis, avant de refermer :

— Si vous avez besoin de la moindre des choses…

— Oui ?

— N’hésitez pas à appeler le conducteur. Il est là pour vous servir en tout ce que vous pourriez désirer. À demain, chère Mélanie. Cet homme vous dira à quelle heure il faudra vous réveiller pour que nous puissions, aux environs de Marseille, prendre ensemble notre petit déjeuner.

La porte se referma sur son sourire et Mélanie se retrouva seule dans le compartiment qu’elle n’avait pas vraiment regardé au moment du départ. Avec ses velours frappés, ses gainages de cuir, ses miroirs, ses rideaux alourdis de passementeries, ses bois précieux et ses tulipes de cristal qui renfermaient l’éclairage au gaz, il ressemblait à l’intérieur d’un coffret à bijoux. Grâce au chauffage à la vapeur il y régnait une douce chaleur. La jeune femme remarqua néanmoins que la banquette était transformée en un lit confortable sur lequel une main d’artiste avait disposé sa chemise de nuit.

Elle regarda cette pièce de lingerie avec une certaine rancune. Pour une fois, on l’avait laissée la choisir elle-même en vue de cette nuit qui devait être la plus importante de sa vie. C’était une chose ravissante et diaphane, faite d’un fin linon blanc garni de dentelles de Valenciennes soulignées de minces rubans de satin bleu pâle jouant à cache-cache à travers des trou-trous. Dommage de s’en servir pour dormir seule dans une couchette pas tout à fait aussi grande qu’un lit de moniale ! Aussi Mélanie replia-t-elle soigneusement la chemise qu’elle rangea dans son nécessaire. Pour le peu d’heures qu’elle avait à passer dans ce train, sa chemise de jour et un jupon seraient amplement suffisants.

Elle commençait à se déshabiller quand elle pensa soudain que c’était idiot d’aller se coucher si tôt car, en fait, elle n’avait pas du tout sommeil. Que faire alors ?

Explorant les bagages à main que Léonie lui avait préparés, elle constata qu’ils ne contenaient pas le moindre livre ni la plus insignifiante revue. Comment, en effet, la brave femme aurait-elle pu imaginer que sa jeune maîtresse passerait sa nuit de noces dans la solitude ? On ne pouvait pas vraiment l’incriminer.

L’idée vint alors à Mélanie d’appeler son époux à son secours. Comme tout homme évolué digne de ce nom, Francis avait dû bourrer son sac de journaux. Il en aurait bien un à lui prêter…

Remettant les chaussures qu’elle avait déjà retirées ainsi que la veste de son tailleur, elle s’assura dans une glace que sa coiffure n’avait pas trop souffert quand elle avait ôté son chapeau et ouvrit doucement sa porte en espérant que personne ne se trouverait dans le couloir.

Or, au moment précis où elle poussait le battant d’acajou, celui du compartiment voisin s’ouvrait d’un mouvement égal. Apparemment Francis allait sortir. Alors Mélanie, pour qu’il ne s’imaginât pas qu’elle souhaitait l’épier, referma sa porte. Sans doute le jeune homme manquait-il de cigares et allait-il en chercher au wagon-restaurant ? À moins qu’il n’eût envie de rejoindre, pour un dernier verre, l’un de ces personnages qu’il avait rencontrés ? Mais elle ne le vit pas passer devant l’embrasure de la porte qu’elle maintenait légèrement entrouverte. Au contraire, lorsqu’elle risqua de nouveau un regard, elle aperçut son mari, au bout du couloir, devant le dernier compartiment. Un coup d’œil rapide pour s’assurer que personne n’arrivait et, sans même frapper, Francis entra chez la danseuse espagnole. La porte, en s’ouvrant, libéra un éclat de voix.

— Chérrri ! Te voilà tout de même !

Mélanie n’entendit plus rien car le panneau d’acajou amortissait bien les bruits mais c’était, hélas, plus que suffisant !…

Les jambes fauchées, elle revint s’asseoir sur sa couchette pour essayer de mettre un peu d’ordre dans les idées qui se bousculaient dans sa tête. L’une s’imposait, insupportable : cette femme appelait son époux « Chéri » et, de toute évidence, elle l’attendait. C’était à cause de cela qu’elle n’avait pas paru au wagon-restaurant… Quant à Francis, débarrassé d’une épouse qu’il croyait endormie, il profitait pour la rejoindre de ce que le second service avait en partie vidé le sleeping. Elle ne pouvait être que sa maîtresse et une maîtresse qu’il devait aimer follement pour avoir osé, au soir même de ses noces, la faire voyager non seulement dans le même train mais dans le même wagon ! Quel beau présent à faire à une femme que lui offrir sa nuit nuptiale en hommage ?

En retraçant, sur le fond de sa mémoire, le beau visage de la danseuse, sa silhouette souple et la foule des hommes qui l’entouraient à la gare, Mélanie pensa qu’elle était incapable de lutter contre une telle rivale mais cette humilité ne rendait sa blessure que plus cuisante. Francis s’était moqué d’elle en disant qu’il l’aimait. Seule sa fortune l’intéressait…

Une colère soudaine la remit debout. Il n’était pas possible qu’elle se laisse ridiculiser de la sorte. Il fallait faire quelque chose ! Quoi ? Elle ne le savait pas très bien, mais Francis devait sortir de ce compartiment. Alors, aussi vite que le permettait le balancement du train, elle courut vers cette porte mais, au moment où elle allait l’atteindre, un serveur apparut à l’autre extrémité du wagon portant sur un plateau un seau à champagne et des flûtes en cristal.

Comme il venait vers elle, Mélanie alla jusqu’au bout de la voiture et se tapit dans le renfoncement de la portière. Si l’homme gagnait le sleeping suivant, elle ferait semblant de regarder au-dehors mais il s’arrêta devant la porte de la danseuse, frappa, et ayant reçu la permission, entra sans refermer derrière lui. Mélanie entendit :

— Du champagne ! Tu y as pensé !… Oh, mon amour, cette nuit va être la plus belle de notre vie. Et tellement excitante !

— Folle que tu es ! Nous en aurons d’autres.

— Ce ne sera pas pareil ! Celle-là est… unique !

Lorsque le serveur s’éloigna, Mélanie demeura accrochée à cette paroi de bois derrière laquelle l’homme qui, le matin même, jurait de l’aimer jusqu’à la mort caressait une autre femme. Sa colère tomba d’un seul coup, laissant place à une immense fatigue, et ce fut en se cramponnant à la barre de cuivre des fenêtres qu’elle réussit à retourner vers ce qui devenait un refuge. Mais alors, le conducteur revenu s’asseoir sur le siège qui lui était réservé au bout du couloir l’aperçut et se précipita :

— Qu’avez-vous, Madame ? Vous tenez à peine sur vos jambes ! Vous êtes souffrante ?

— Non… non, ce n’est rien ! Un peu de fatigue.

— Vous êtes toute blanche ! Il faut vous coucher ! Je vais appeler votre mari.

Il allait frapper à la porte de Francis mais elle le retint en le suppliant de n’en rien faire. C’était stupide de déranger M. de Varennes, fatigué lui aussi, alors qu’un peu de sommeil…

Avec beaucoup de douceur et de sollicitude, Pierre Bault la guida jusqu’à son lit où il la fit asseoir.

— Décidément vous êtes trop pâle. Laissez-moi appeler un médecin. Je sais qu’il y en a un dans la voiture voisine.

— Non, non ! C’est inutile. Cette petite faiblesse va passer très vite. Je me sens surtout très lasse.

— Je vais au moins vous chercher quelque chose de chaud. Vos mains sont glacées… Et vous tremblez.

— Je veux bien. C’est vrai que j’ai froid…

Il la fit s’étendre sur la couchette, l’enveloppa d’une couverture, baissa la lumière et sortit en refermant la porte. Mais aussitôt Mélanie l’entendit frapper chez Francis et eut un sourire amer. Ce serait bien étonnant s’il obtenait une réponse. Là où il était, le beau marquis de Varennes ne risquait pas de l’entendre. Le bruit cessa bientôt d’ailleurs.