Alors, Mélanie se sentit soudain envahie par toutes les forces du désespoir et de la solitude… Que faisait-elle dans ce train de luxe ? Vers quoi se laissait-elle entraîner par un homme capable d’emmener sa maîtresse en voyage de noces et que pouvait-elle attendre encore de lui ? De l’indifférence ? Des mensonges ? Un abandon de plus en plus cruel ? Tout ce qui l’entourait, le cadre luxueux et douillet, le roulement cadencé du train lancé à pleine vitesse lui firent l’effet d’autant de pièges auxquels il fallait échapper à tout prix ! Ce qu’elle voulait à présent, c’était se sauver, s’en aller loin. Assez pour être sûre de ne plus jamais revoir ce Francis trop séduisant dont elle s’était entichée de façon si absurde ; c’était quitter ce train menteur !

Rejetant sa couverture, elle sortit de nouveau. Le couloir était vide, éclairé faiblement par les lumières en veilleuse. Il fallait en profiter pour s’en aller. Ce devait être possible car le train ralentissait. Peut-être allait-il s’arrêter comme tout à l’heure dans cette gare dont elle n’avait même pas vu le nom, étant toute au charme du moment présent ?

Elle atteignit la portière et s’y agrippa, pensant qu’il fallait profiter de cette vitesse réduite pour sauter en bas. L’idée qu’elle commettait une imprudence, qu’elle risquait de se blesser ou même de se tuer ne l’arrêta pas car elle était au-delà de tout raisonnement sensé, poussée hors d’elle-même par cette brûlure intolérable que lui infligeait la trahison de Francis. Elle allait descendre ! Le vent de la course la porterait un peu et là déposerait n’importe où, dans une prairie ou un bois, mais là où personne ne la retrouverait, et ce serait une bonne chose puisque personne ne l’aimait.

La pensée de son grand-père l’effleura. Lui aussi était descendu d’un train au cœur de la nuit et on ne l’avait pas retrouvé. Peut-être qu’elle allait le rejoindre, qu’il était tout près ? Elle ouvrit la portière…

Un vent violent lui fouetta le visage, dénoua ses cheveux. Elle sentit la fraîcheur d’une pluie fine mêlée à l’odeur de la campagne mouillée et à celle de la fumée. Devant elle, la nuit se ouatait de nuages gris et, là-bas, une petite lumière qui ressemblait à une étoile avait l’air de lui faire signe. Des larmes jaillirent inondant son visage :

— Je viens, Grand-père, sanglota-t-elle, je viens !

Ses deux mains lâchèrent ensemble les barres d’appui. Elle entendit vaguement un juron et un bruit de vaisselle cassée mais, à l’instant où elle s’élançait, elle se sentit retenue, ceinturée fermement, ramenée en arrière tandis qu’avec un claquement la portière se refermait. Et puis il y eut une impression d’étouffement – ce maudit corset sans doute qu’elle n’avait pas pris le temps d’enlever ! – et Mélanie, perdant toute conscience de l’endroit où elle se trouvait, s’évanouit pour la première fois de sa vie.

La conscience lui revint très lentement avec une délicieuse sensation de délivrance qui lui fit penser qu’elle devait être morte. Néanmoins, du fond de ses brumes si moelleuses, elle percevait des sons qui n’avaient pas grand-chose à voir avec les chœurs célestes. Cela ressemblait à des voix d’hommes… De deux hommes qui dialoguaient.

— On peut dire que tu es arrivé à temps, Pierre ! Tu crois qu’elle a voulu se tuer ?

— Que pouvait-elle faire d’autre devant cette portière ouverte ?

— Tu as bien failli partir avec elle. Quand je suis sorti en entendant ton plateau qui dégringolait, j’ai cru qu’elle allait t’entraîner.

— Si vous n’aviez pas fermé la portière, Monsieur Antoine, cela n’avait rien d’impossible. Elle est plus forte qu’on ne le dirait. Pauvre petite ! Si jeune et en être déjà là ! Vous savez qu’elle s’est mariée aujourd’hui ?

— Je sais. C’est la petite Desprez-Martel ! J’ai vu son mariage dans le journal. Mais où est le mari ?

— C’est là le problème. Il a choisi de passer la nuit avec Lolita, la danseuse des Folies-Bergère…

— Qu’est-ce que tu dis ? Il passe sa nuit de noces avec une autre ? Et dans le même train ?

— À quatre compartiments. Ne me demandez pas ce que j’en pense, je n’ai pas le droit de porter de jugement sur les voyageurs qui me sont confiés par la Compagnie. Mais je vous avoue que j’ai tout de même envie de le prévenir…

— Ne faites pas cela !

Galvanisée par ce que ces mots impliquaient, Mélanie venait de surgir brusquement de ses agréables brumes et se dressait à présent assise sur la couchette où on l’avait étendue.

— Je vous en supplie ! pria-t-elle. Ne prévenez pas M. de Varennes. Je ne veux pas le voir. Je ne veux plus jamais le voir.

— C’est pour ça que vous vouliez vous jeter par la portière ?

Sans vraie surprise, elle vit que son second interlocuteur était le peintre Antoine Laurens. Assis à l’extrême bord du lit étroit, la tête un peu penchée sur le côté, il la regardait avec une attention qui excluait toute idée de vulgaire curiosité. Il y avait même de l’amitié dans ses yeux d’un bleu foncé pailleté de petits points brillants.

— Je ne voulais pas me jeter sur la voie, dit-elle calmement. Je voulais seulement descendre…

— Descendre d’un train roulant à soixante-cinq kilomètres à l’heure ? s’exclama le conducteur. Mais c’est impossible !

Mélanie lui dédia un regard d’une parfaite ingénuité.

— Vous croyez ? Cela paraissait si facile… Il me semblait qu’il n’y avait qu’à se laisser porter par le vent et être déposé… où il lui plairait.

Le peintre éclata de rire et Mélanie pensa qu’elle n’avait jamais entendu un rire aussi gai… sauf peut-être celui de Grand-père dans ses meilleurs moments.

— Vous ne descendez pas, j’imagine, de l’illustre famille Garnerin qui, vers la fin du XVIIIe siècle, a mis le parachute si fort à la mode ? Ni de Léonard de Vinci, je pense ? Et vous n’aviez même pas pris votre parapluie ?

— Je crois, soupira la jeune fille, que je ne savais plus très bien ce que je faisais mais, je vous en supplie, n’allez pas raconter cela au marquis. Quelle est la prochaine station ?

— Lyon, dit Pierre Bault. Nous n’allons pas tarder à y arriver. Est-ce que vous voulez descendre là ?

— Là ou ailleurs… Ce que je ne veux plus, à aucun prix, c’est me retrouver en face de ce… de ce monsieur. Et si je pouvais ne plus jamais en entendre parler, ce serait encore la meilleure chose.

— La chose me paraît difficile puisque vous êtes mariés, dit Laurens. En outre, êtes-vous certaine… de ne plus l’aimer ?

— C’est justement parce que je n’en suis pas certaine que je ne veux plus le voir. En face de lui, je deviens stupide.

— C’est ce que disent toutes les jeunes filles amoureuses, constata le peintre, mais, avec le temps, l’effet s’estompe…

— Vous en êtes sûr ?

— Je n’ai jamais été une jeune fille mais il y a des précédents. Tenez, buvez donc cela ! Vous êtes un peu trop pâle pour mon goût…

Il avait sorti une bouteille de voyage plate et un gobelet d’argent dans lequel il versa quelques gouttes d’un excellent cognac dont le parfum vint chatouiller les narines de Mélanie. Elle but de confiance, s’étrangla, toussa, reçut sur le dos une claque à assommer un bœuf et finalement en redemanda « un tout petit peu ». Cependant Pierre Bault la regardait, perplexe :

— Il n’y a aucun inconvénient à ce que vous descendiez à Lyon mais, outre qu’il est très tard, je voudrais savoir si vous y avez des amis, des parents ?

— Non, fit Mélanie presque gaiement. C’est indispensable ?

— Cela vaudrait mieux et… si vous voulez bien m’excuser de poser une telle question, avez-vous seulement de l’argent ?

— Oh non. Rien qu’un peu de monnaie…

— Ça se complique ! fit Laurens en riant. Mais il y a peut-être une solution…

— Vous allez m’en prêter ? Je vous promets que je vous le ferai rendre dès mon retour à Paris par M. Dherblay, le fondé de pouvoir de mon grand-père.

— Et que ferez-vous à Paris ? Votre… époux n’aura aucune peine à vous retrouver. Si vous tenez tellement à l’éviter, il vaudrait mieux trouver autre chose ?

Mais quoi ? Je n’ai pas beaucoup d’autres solutions… ah si, j’oubliais ! j’ai des bijoux.

— Le contraire m’étonnerait mais je vous vois mal aux prises avec le premier usurier venu.

— Il faudrait vous décider, coupa le conducteur. Nous arrivons à Lyon.

Le train, en effet, avait ralenti suffisamment pour laisser espérer un prochain arrêt. Un instant, les trois personnages se regardèrent en silence, réfléchissant visiblement chacun de son côté. Soudain, s’adressant au peintre, Mélanie demanda :

— Vous allez à Nice ?

— Non. Je descends à Avignon. Pourquoi ?

— Parce que c’est peut-être la solution. Laissez-moi vous accompagner et si je vends un bracelet ou deux pour m’accorder le temps de voir venir, eh bien, vous m’aiderez à ne pas trop me faire voler ?

— Vous me feriez confiance ?

— Oui… Et puis personne ne viendra me chercher à Avignon. D’ailleurs ça doit être plein de couvents…

— Il y a longtemps que les papes n’y sont plus, vous savez, et si c’est un couvent que vous cherchez vous n’en trouverez pas plus là qu’ailleurs.

— J’aimerais autant pas. Je n’ai pas la vocation.

— Alors, s’impatienta Pierre Bault, qu’est-ce que vous décidez ?

Antoine Laurens prit les opérations en main :

— Laisse-nous ! Va t’occuper de ton train mais prends soin d’aller fermer le compartiment de… madame de Varennes.

— J’aimerais mieux que vous m’appeliez Mélanie. J’ai de moins en moins envie de porter ce nom-là. Je sais bien qu’un divorce est une chose terrible mais…

— Nous n’en sommes pas encore là ! D’ailleurs, dans votre cas, ce serait plutôt l’annulation en cour de Rome.

— C’est mieux ?

— Beaucoup mieux mais c’est plus long donc plus cher ! À présent reposez-vous un peu. Je vais dans le couloir voir ce qui se passe.

Il s’éclipsa sans attendre la réponse. C’est alors que Mélanie dont le cognac troublait quelque peu les idées s’aperçut de deux faits inouïs, impensables pour une ancienne élève de Mlle Adeline Désir et de Fräulein : le lit sur lequel on l’avait couchée n’était pas le sien et des mains, fort probablement masculines, avaient ouvert son corsage et dégrafé non seulement sa jupe mais aussi son corset. Des mains qui étaient celles de parfaits inconnus ! Néanmoins, elle se sentait tellement à l’aise ainsi dévêtue qu’elle remit à plus tard l’examen de ce problème. La fatigue de cette interminable journée l’accablait à présent. Alors, saisissant un plaid à carreaux posé sur un coin de la banquette – apparemment le peintre n’avait pas voulu que l’on fît son lit –, elle s’y enroula puis, se recouchant, elle s’endormit dès que sa tête eut touché l’oreiller.

Chapitre VI

UN PARFUM D’AVENTURE…

Après avoir consulté sa montre, Antoine Laurens replia son journal, le glissa dans son sac de voyage, referma celui-ci puis décida qu’il était temps de réveiller Mélanie. Ne fût-ce que pour savoir si elle se trouvait toujours dans les mêmes dispositions d’esprit. Or, au lieu de se pencher sur elle, il s’assit au pied de la couchette pour s’accorder un instant de réflexion. Ce qu’il appelait sa « voix intérieure » venait en effet de se manifester.

« Tu ne crois pas que tu ferais mieux de la laisser dormir ? Tu vas te fourrer dans une histoire impossible si tu emmènes cette gamine avec toi. »

Comme beaucoup de solitaires, Antoine dialoguait souvent avec lui-même. Il trouvait un plaisir subtil à examiner par ce truchement ses décisions, ses pensées, ses impulsions et à se porter ainsi, à lui-même, une contradiction souvent bénéfique. C’était aussi une façon de lutter à forces égales contre certains désirs, certaines envies. En un mot, il lui arrivait de parler tout seul, en marmottant comme il venait de le faire, mais le plus souvent sans émettre un son.

« Tu connais Pierre depuis longtemps, se disait-il. C’est un homme plein de cœur, intelligent et courageux : il saura bien s’en occuper… »

À cet instant, Mélanie bougea sur sa couchette, rejetant un peu la couverture et tournant vers lui son visage innocent et détendu par un sommeil confiant. Antoine eut honte d’avoir, même une seconde, songé à l’abandonner. Pauvre petite ! Si jeune et déjà aux prises avec ce que le mariage offrait de plus sordide : la course à l’argent. Et, par-dessus le marché, trompée quelques heures après la bénédiction nuptiale, les serments et le reste avec une batteuse de tréteaux exotique ! Un homme digne de ce nom se devait à lui-même de l’aider… Et puis n’était-elle pas charmante ? Affreusement mal habillée mais charmante, et Antoine se découvrit soudain l’âme de Pygmalion. De cet être inachevé pouvait sortir une femme exquise…