— Est-ce que vous croyez que je peux me rendormir ? demanda-t-elle. Mon… mon cousin ne trouvera pas que j’exagère ?
— Si vous vous en sentez, ne vous gênez pas ! Monsieur Antoine s’est enfermé dans son atelier et il va sûrement y passer la nuit. Rassurez-vous, il a un divan. Et que vous restiez couchée ça nous arrange : demain vous aurez de quoi vous habiller.
— Oh !… j’ai bien peur de vous causer beaucoup de dérangement, madame Victoire…
Sous leurs noirs sourcils, les yeux de celle-ci s’arrondirent, ce qui permit à Mélanie de constater avec étonnement qu’ils étaient de la couleur exacte de ces myosotis sur lesquels Fräulein soupirait si souvent.
— Qué dérangement ? fit-elle en riant. La maison est assez grande pour loger deux douzaines de personnes sans que ça gêne. Au temps du père de Monsieur Antoine, fallait voir tout le beau monde qui venait ici ! Mais à présent…
— Il n’aime pas recevoir ?
— Lui ? C’est un ours… un ours gentil bien sûr, mais vous devez le connaître puisque vous cousinez ?
— Eh bien… pas tellement ! Nous… ne nous sommes pas souvent rencontrés…
— Peut-être même que vous ne l’aviez jamais vu parce qu’il faut dire que vous êtes bien jeunette ! Allez, demoiselle, ne vous mettez pas la cervelle à l’envers ! Il n’a pas grand-chose de caché pour moi, notre Antoine, et il m’a dit ce que je devais savoir…
— Il a dit…
— Chut !… Ce qu’il fait, il le fait bien et, croyez-en la vieille Victoire, s’il vous a amenée ici c’est parce que ça lui faisait plaisir. Autant que vous le sachiez : depuis la mort de sa pauvre mère il y aura vingt-trois ans à la Saint-Grégoire, aucune femme ou fille, cousine ou pas, en dehors de moi et des petites, n’a couché dans cette maison. Si vous y êtes, c’est qu’il vous en a jugée digne ! À présent, je vous souhaite la bonne nuit, demoiselle Mélanie… et aussi la bienvenue chez nous !
Bien après minuit Mélanie s’éveilla. Le feu dans la cheminée n’était plus que braises mais il donnait encore un peu de lumière. Assez pour qu’en s’éveillant dans une chambre inconnue la jeune fille retrouvât tout de suite le fil de ses idées. Elle resta un long moment étendue dans ce lit qui fleurait bon la lavande, essayant d’apprendre les bruits nocturnes de cette maison inconnue, mais elle était tout à fait silencieuse. Pas un craquement de bois, pas un trottinement de souris, rien qui pût inquiéter l’imagination, rien qui pût troubler la paix profonde dans laquelle choses et gens reposaient !
Mélanie se leva et alla vers une fenêtre dont elle repoussa les volets. La douce nuit provençale l’enveloppa comme un manteau. Le vent s’était calmé, la laissant sereine et claire avec les myriades d’étoiles qui la faisaient scintillante. Elle s’étendait sur la campagne où les cyprès tentaient vainement de l’assombrir. L’air nocturne était d’une pureté de cristal. Il portait, mêlé au parfum des herbes de la montagne, une vague odeur d’étable. Celle-ci devait être toute proche car on entendit bêler une brebis. Une chouette lui répondit avec calme, comme pour l’apaiser.
Mélanie aussi se sentait apaisée. La cruelle déception qui l’avait basculée dans une sorte de folie mortelle, même cela s’estompait comme un mauvais rêve… Tout avait disparu et elle se tenait à présent au bord d’un monde nouveau bien différent de ce qu’elle espérait trouver au bout du double fil tendu des rails. Équilibriste maladroite, elle en était tombée et se serait brisée si des mains chaleureuses ne l’avaient saisie. À présent, elle sentait autour d’elle les pierres de Château-Saint-Sauveur amicales et rassurantes comme un refuge.
Cependant, elle gardait assez de bon sens pour comprendre que son chemin ne pouvait pas s’arrêter là, même si, à cette minute, elle ne désirait rien de mieux. Elle n’en avait pas fini avec Francis de Varennes et ce n’était ici qu’une halte bienfaisante qui lui permettait de reprendre souffle, de faire le point comme en mer les capitaines de navires. D’autres batailles viendraient pour lesquelles il lui fallait se préparer afin d’en sortir victorieuse et, si possible, par elle-même, car elle se jugeait émancipée par le mariage et entendait diriger seule, désormais, le cours de sa vie. Néanmoins, les bons conseils seraient toujours les bienvenus et il serait doux, à l’avenir, de savoir que, dans ce coin perdu de Provence, il y aurait pour elle un refuge… si toutefois Antoine Laurens voulait bien lui donner son amitié. C’est ainsi, tout au moins, qu’elle interprétait la bienvenue de Victoire et il y avait là plus qu’une phrase de courtoisie.
Elle en eut la certitude dans les jours qui suivirent. Visiblement, l’épouse de Prudent le bien-nommé l’avait habillée à ses couleurs. Dès le lendemain de son arrivée, Mélanie, les cheveux sur les épaules, en cotillon court et châle fleuri, était intégrée à la maisonnée comme si elle en avait toujours fait partie. Elle eut son rond de serviette en olivier gravé d’un M. par Prudent, sa place à la droite d’Antoine dans la grande cuisine – tout le monde y mangeait à Château-Saint-Sauveur, la salle à manger décorée de toiles peintes du XVIIe siècle et de sévères meubles Renaissance jouant les musées beaucoup plus que les pièces utilitaires – et elle put diriger ses pas où bon lui semblait sans que personne lui en demandât compte. Antoine encore moins que quiconque.
Ce même jour, celui-ci lui avait fait faire le tour du propriétaire en compagnie de deux personnalités marquantes de la maisonnée qui se trouvaient absentes au moment de son entrée au château : le chien Percy et la chatte Polly. Haut sur pattes, la mine bourrue mais pénétré du souci des bonnes manières, Percy, setter anglais à la robe blanche tachée d’orangé, était juste le contraire de Polly issue de croisements forts subtils qui l’avaient dotée d’une fourrure rousse raffinée de « gants » blancs et d’une petite plaque assortie entre les oreilles.
Durant les absences d’Antoine qu’il adorait, Percy entretenait de courtoises relations avec tous les chiens du voisinage mais plus particulièrement avec Saturnin, le braque de l’abbé Bélugue, curé du hameau voisin, avec lequel il braconnait sans vergogne sur le domaine forestier du département, à moins qu’il ne s’agît de conter fleurette à quelque belle dont, avec un vif souci de préserver leur touchante amitié, les deux compères respectaient toujours le choix, celui qui n’était pas élu poussant l’altruisme jusqu’à veiller à ce que son compagnon ne fût pas dérangé. Quant à Polly, la bien-aimée de Victoire, c’était une sentimentale qui se plaisait, par nuit claire, à grimper tout en haut de la vieille tour pour y rêver à l’élu de son coeur, un siamois aux yeux obliques et au mystérieux sourire qui l’avait initiée aux frissons exotiques durant les quelques semaines passées par sa maîtresse dans un château voisin. Depuis, elle l’attendait, ignorant que son prince oriental avait réintégré, depuis belle lurette, le faubourg Saint-Germain dans un panier d’osier capitonné de velours émeraude avec poignée en cuir de Russie. Tous deux étaient unis par une fraternelle affection et réservèrent à la nouvelle venue un accueil flatteur qui amusa Antoine :
— J’aimerais faire un tableau de vous trois, dit-il à Mélanie. Il y a entre leur pelage et vos cheveux une harmonie de couleurs intéressante…
— Cela vous demanderait trop de temps et je n’ai aucune raison de m’installer ici. Souvenez-vous que je vous demandais…
— Un hôtel, je sais ! Vous vous ennuyez déjà ou est-ce que la maison ne vous plaît pas ?
— Comment pourrait-elle ne pas me plaire ? Mais…
— Alors pas de « mais » ! Venez que nous vous fassions visiter…
Tous ensemble, ils parcoururent le domaine avec gravité. Antoine montra le jardin, le potager, les vignes que surplombait le hameau puis la serre et enfin la maison elle-même où tout en haut, sur une terrasse qu’il avait fait aménager entre le couronnement de la tour et la demeure principale, s’ouvrait son atelier, grande pièce austère où, en dehors d’un vaste matériel de peintre, on ne trouvait qu’un divan bosselé de coussins, d’anciennes amphores remontées des profondeurs de la mer et des fragments de sculptures : un chapiteau romain, le buste d’une vierge gothique et quelques membres épars qui avaient dû voir le jour au soleil de la Grèce. Mais, au grand désappointement de Mélanie, Antoine ne lui montra aucune de ses œuvres. Certaines toiles dont on ne voyait que l’armature de bois étaient rangées à terre, face contre le mur, et celle qui occupait le grand chevalet de châtaignier était recouverte d’une pièce de lin verte.
— Je vous les montrerai plus tard, dit-il en l’entraînant sur la terrasse… quand je serai certain que vous êtes vraiment mon amie…
— Après le service que vous m’avez rendu, doutez-vous vraiment que je le sois ? Vous m’avez amenée ici, dans cette maison où, pour ce que j’en sais, vous ne laissez jamais entrer une femme ?
— C’est peut-être parce que vous n’en êtes pas une. Pas encore tout au moins…
— Je le serais si… l’on ne m’avait dédaignée.
— Non, vous ne le seriez pas davantage. Ce que je veux dire c’est que vous n’êtes encore qu’une ébauche… prometteuse, j’en conviens, mais une ébauche tout de même. Vous n’êtes pas achevée, pas armée… et c’est pour cela que vous êtes ici…
— Je vous fais pitié, n’est-ce pas ? murmura-t-elle blessée. Je ne me rendais pas compte que j’étais à ce point misérable…
— Oubliez un peu votre orgueil et regardez la vérité en face ! Vous alliez vous tuer, même s’il vous plaît de parer ce geste d’un poétique environnement. Se laisser emporter par le vent ! Ou vous ignorez tout des lois de la physique ou vous êtes idiote ! Et je sais que vous n’êtes pas idiote. Cela dit, j’aimerais que nous soyons vraiment amis.
— Je ne demande pas mieux. C’est vous qui, peut-être, n’avez pas l’amitié facile ?
— N’en doutez pas ! Peu de gens peuvent se vanter d’avoir part à mon estime ou de m’être simplement sympathiques.
Il s’éloigna jusqu’à la balustrade de pierre pour vider sa pipe dans un pot de géraniums et la remplir de nouveau. Mélanie le rejoignit :
— Pourtant cet homme… ce conducteur de sleepings.
— Il vous a donné son nom. Donnez-le-lui !
— Ce Pierre Bault. Il est votre ami puisque vous l’avez tutoyé devant moi. N’est-ce pas un peu étonnant ?
Antoine se retourna tout d’une pièce et scruta le jeune visage qui se levait vers lui. Ses yeux étaient aussi durs, à présent, que des billes de lapis-lazuli.
— Je ne vois pas en quoi ? À moins que vous ne soyez de ces sottes pour qui un homme n’a de valeur qu’en fonction du costume qui l’habille ? J’avoue que vous me décevriez… J’ai souvent demandé à Pierre de me rendre la pareille mais il a peur de se tromper.
— Si vous êtes décidé à prendre en mal chacune de mes paroles, il vaudrait mieux que vous me rameniez à Avignon. Je ne vous critiquais en rien, je m’étonnais seulement… Ce en quoi j’ai tort, d’ailleurs, car il faut bien admettre que, dans cette nuit insensée que nous avons vécue tous les trois, rien n’était normal… Alors pourquoi donc ne serait-il pas pour vous un ami d’enfance.
— Ce n’est pas un ami d’enfance. Il n’a pas l’accent méridional…
— Vous non plus, il me semble.
Antoine se mit à rire, ce qui détendit tout de suite l’atmosphère. Glissant son bras sous celui de Mélanie, il la ramena dans l’atelier. Percy couché sur le seuil se leva pour leur faire place et les suivit avec révérence mais Polly, blottie sur le divan, ne consentit pas à se pousser quand Antoine y fit asseoir sa protégée.
— J’ai beaucoup voyagé et lui aussi. On y enrichit son âme mais on y perd souvent l’accent le plus tenace. Si vous voulez tout savoir, je connais Pierre depuis quatre ans et c’est un peu à cause de moi qu’il est entré à la Compagnie des Wagons-lits. C’est un homme intelligent, cultivé et courtois. En outre il parle plusieurs langues… dont le chinois !
— Le chinois ! Où l’avez-vous donc connu ?
— En Chine, justement. Moi je voyageais pour mon plaisir et pour trouver des sujets d’inspiration un peu neufs. Quant à Pierre il était interprète à la Légation de France, à Pékin. Nous nous sommes rencontrés pendant le fameux siège de juin-juillet 1900 lorsqu’une poignée de soldats et de diplomates tenait tête aux Boxers, à la plus grande partie de la ville et de la région sans compter le gouvernement de cette vieille diablesse de Ts’eu-hi qui jouait le jeu le plus hypocrite que j’aie jamais vu.
Mélanie ouvrit de grands yeux. Elle n’avait guère entendu parler des Chinois chez Mlle Désir sinon pour apprendre que leurs enfants étaient affreusement malheureux et que l’on avait quelque chance de leur venir en aide en récoltant les feuilles de papier d’argent enveloppant les tablettes de chocolat du goûter. Elle n’avait jamais très bien compris par quel miracle l’œuvre missionnaire de la Sainte-Enfance(9) pouvait, avec ces petits bouts de papier brillant, empêcher les affreux parents chinois de jeter aux cochons leurs enfants excédentaires – les filles surtout ! – et même les prendre en charge pour en faire de petits chrétiens. Néanmoins, elle donnait non seulement ce qu’on lui demandait mais encore la tablette emballée, le chocolat lui paraissant un don plus profitable, pour des enfants, que son enveloppe. Elle était très surprise, d’ailleurs, d’apprendre qu’il y eût, dans ce pays barbare, des diplomates comme, par exemple, le père de Johanna, et elle souhaitait en savoir davantage.
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