D’autorité, elle prit le bras d’Antoine et le mit à la place du sien tandis qu’elle allait ouvrir la grande armoire pour en tirer un flacon enveloppé d’un tressage d’osier. Antoine fit d’abord la grimace mais n’osa pas ôter son bras, comprenant bien que cette pauvre petite qui n’avait pas versé une larme depuis leur rencontre avait besoin de lâcher les vannes. Même, soudain attendri, il se pencha un peu plus, essuya ses lèvres graissées par les rillettes qu’il venait d’attaquer au moment de l’explosion de Mélanie, et posa un baiser sur ses cheveux soyeux qu’elle relevait seulement d’un ruban vert. Cependant Victoire emplissait un petit verre d’une belle liqueur ambrée qu’elle porta aux lèvres de la jeune fille.
— Buvez ça ! intima-t-elle. Vous vous sentirez mieux. C’est de l’élixir du mont Ventoux, une vieille recette des bergers.
— J’en prendrais bien aussi une goutte, fit Antoine.
— Finissez d’abord vos rillettes, cela vous donnerait mal au cœur.
Ainsi réconfortée, Mélanie se calmait peu à peu. Elle but le contenu du verre puis s’efforça de sourire à ses compagnons :
— Merci, dit-elle. Je ne sais vraiment pas ce que j’aurais pu devenir sans vous ?
Antoine recouvrit de sa grande patte la petite main posée sur la table et qui tremblait encore un peu :
— Mais vous nous avez ! fit-il gravement tandis que Polly sautait soudain sur les cuisses de Mélanie et que Percy venait avec une grande dignité compatissante poser une patte sur ses genoux… Vous vous sentez assez forte pour entendre la suite ? Ce n’est plus très long.
— Il le faut bien. De toute façon je ne pourrai rien entendre de plus pénible.
— Sans aucun doute mais ce ne sera pas moins étonnant… Naturellement, Pierre a tout de suite dit à ce… pauvre homme qu’il allait prévenir les autorités mais, à sa grande surprise, on l’en a empêché. On l’a même supplié de n’en rien faire car cela pourrait déclencher une catastrophe : « Mettre la police aux trousses de cette pauvre enfant pourrait la pousser aux dernières extrémités. Laissez-moi la rechercher moi-même ! Je suis presque certain qu’elle est descendue à Lyon. Il y a dans cette ville une vieille parente qu’elle aime beaucoup et je gagerais qu’elle est allée se réfugier auprès d’elle. » Bault a objecté qu’il ne voyait pas pourquoi une heureuse jeune mariée aurait tout à coup décidé d’abandonner son époux au début de son voyage de noces… Alors, on lui a expliqué qu’il vous arrivait d’être prise d’une sorte de panique, un besoin incontrôlable de vous enfuir en oubliant tout.
— En ce cas pourquoi m’a-t-il laissée seule ? On ne m’a même pas permis d’emmener ma femme de chambre sous prétexte que nous trouverions sur place tout le personnel désirable.
— Je me demande, remarqua Victoire, si vous deviez vraiment aller jusqu’à Menton ?… Ce beau monsieur n’avait-il pas décidé de vous faire enlever pendant le voyage ? Cela expliquerait ce soin qu’il a pris de vous laisser dormir seule cette nuit-là ?
L’idée était intéressante et jetait un curieux éclairage sur le comportement de Francis. Antoine se rangea très vite à l’opinion de la vieille femme et Mélanie le rejoignit mais elle voulait en savoir davantage.
— Que vous a-t-on dit de plus ? Comment s’est terminée la conversation avec le conducteur ?
— Après s’être fait beaucoup prier, Pierre a consenti à ne rien révéler pour le moment puisqu’on lui assurait que c’était pour votre bien. Il avait, évidemment, les meilleures raisons pour cela et, en gare de Menton, il a laissé le marquis descendre comme si de rien n’était mais en regrettant vivement de ne pouvoir le suivre.
— Est-ce qu’en cours de route M. Bault a remarqué un voyageur qu’il n’avait pas encore vu ? Est-ce que quelqu’un est monté, à Lyon par exemple ?
— Il n’a rien vu mais il est toujours possible de monter à contre-voie et peut-être dans une autre voiture. Cette espèce d’énigme l’intrigue et l’agace par ailleurs. Il se peut aussi qu’un des voyageurs partis de Paris soit notre homme et qu’en trouvant votre sleeping vide, puisque vous étiez chez moi, il ait jugé plus prudent de ne pas insister ?
— Ce ne sont que des hypothèses. Comment apprendre la vérité ?
— On peut déjà essayer de savoir ce qui vous attendait au bout du voyage. Connaissez-vous l’adresse de la maison où vous deviez passer votre lune de miel ?
— Non. On… a voulu m’en faire la surprise. Tout ce que j’en sais est qu’il s’agissait d’une villa du Cap-Martin. J’ai entendu M. de Varennes le dire à ma mère…
— Ce n’est déjà pas si mal ! Victoire, tu diras à Prudent de me préparer la voiture pour demain matin sept heures. Je vais là-bas.
Pour quoi faire ?
— Me renseigner. Tu sais bien que je suis curieux comme un vieux chat.
— Je crains que vous ne perdiez votre temps, fit Mélanie. Nous n’allions peut-être pas du tout au Cap-Martin…
— Je connais bien le Cap. Ce sera facile de vérifier. Pour l’instant, allons plutôt nous coucher !
Tandis que Victoire fermait la maison, Antoine et Mélanie montèrent côte à côte le large escalier de pierre blanche. La flamme de leurs chandelles – il n’y avait pas l’électricité et Victoire tenait le gaz pour une invention du Diable – leur dessinait de grandes ombres où s’effaçaient les personnages d’une vieille tapisserie pendue dans la cage d’escalier. Soudain, Antoine constata que la bougie de Mélanie tremblait. Doucement il glissa son bras sous celui de la jeune fille et sentit qu’en effet elle frissonnait.
— Mélanie, chuchota-t-il en se penchant vers elle, il ne faut pas avoir peur. Vous êtes en sécurité ici et je peux vous jurer de faire tout au monde pour vous défendre et vous protéger.
Une bouffée de soudaine tendresse l’envahissait pour ce petit personnage encore refermé sur les mystères de l’adolescence et dont il découvrait le charme et la fragilité en dépit de ce grand courage dont elle faisait montre. Il savait pourtant que les pensées des hommes sont à la merci d’infimes circonstances – par exemple un tendre reflet de lumière sur un jeune visage auréolé de cheveux mordorés – mais il découvrait en lui-même d’étranges remous, des impulsions bizarres.
Pensant qu’elle allait se mettre à pleurer, il faillit la prendre dans ses bras. Or, les yeux étincelants qu’elle tourna vers lui étaient, à sa grande surprise, parfaitement secs.
— Je n’ai pas peur, affirma-t-elle. Si je tremble, c’est de rage et de dégoût. Quand je pense que j’aimais cet homme et que j’ai voulu l’épouser alors que mon grand-père y était opposé ! Je lui ai même écrit pour le supplier de ne pas me réduire au désespoir en refusant ma main à Francis ! Quelle idiote ! Comment ai-je pu être aussi stupide !
— Nous le sommes tous à un moment ou à un autre. Pourquoi croyez-vous que je tienne à rester célibataire ?… Tout simplement parce que j’ai appris à me méfier de ce qu’on appelle l’amour et, à présent je me sens tout à fait serein… Évidemment, j’ai vingt-cinq ans de plus que vous, ce qui change la manière de voir…
— Tant que cela ?
La phrase était partie toute seule. Elle la regretta aussitôt et tenta d’en corriger l’effet :
— Je voulais, dire qu’à vous voir, on ne peut imaginer que vous…
— Soyez si vieux ? compléta Antoine en éclatant de rire. Ne vous excusez pas : c’est tout naturel à seize ans. Un homme de quarante ans ne peut être qu’un vieux monsieur…
— Ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit ! fit-elle mécontente. Comment pourriez-vous être un vieux monsieur ?
Comment aurait-il pu l’être, en effet, avec cette figure dont les traits accusés ne manquaient ni de puissance ni de charme, ces yeux bleu sombre profondément enfoncés dans l’orbite comme pour s’y abriter et cette bouche mince au pli moqueur ? Elle apprécia aussi la silhouette qu’en dépit des vêtements fatigués mais confortables on devinait athlétique et qui ne devait pas s’encombrer d’un pouce de graisse. Non, en vérité, il n’avait rien d’un vieil homme cet Antoine tombé dans sa vie pour y jouer les anges gardiens.
— Un homme n’est vieux que s’il le veut bien, je crois, ajouta-t-elle. Même mon grand-père ne l’était pas vraiment et il devait avoir entre trente et quarante ans de plus que vous. D’ailleurs… si j’avais donné tant de confiance à M. de Varennes c’est parce qu’il n’était pas un jouvenceau. Il a tout de même le double de mon âge…
Ils étaient arrivés devant la porte de Mélanie et Antoine retint dans la sienne la main qu’elle lui tendait :
— Voulez-vous me permettre une question indiscrète ?
— Bien sûr…
— Êtes-vous capable d’analyser vos sentiments envers ce M. de Varennes ?
— Pourquoi ?
— J’ai besoin de le savoir… et faites-moi la grâce de penser qu’en vous demandant cela je n’obéis pas à une vulgaire curiosité. S’il reste dans votre cœur une parcelle de tendresse pour ce personnage, il faut me le dire.
— Pourquoi ? répéta Mélanie plus bas, si bas même que le mot fut à peine audible :
— Parce que je veux bien risquer de mourir pour vous mais je ne veux pas être le dindon de la farce !
— Mourir pour moi ?…
Le bougeoir s’échappa des mains de la jeune fille et roula sur le tapis. Antoine écrasa la flamme d’un coup de talon et l’odeur de laine brûlée les enveloppa. Antoine y était allergique et il éternua plusieurs fois, ce qui atténua beaucoup l’élément dramatique de la phrase. Il allait d’ailleurs la corriger, ne voulant pas que l’imagination de sa protégée s’emballât là-dessus, mais il n’ajouta rien : le regard presque violet de Mélanie venait de s’illuminer. Des milliers d’étoiles y scintillaient et Antoine comprit qu’avec trois mots tout bêtes il venait d’ouvrir devant elle les portes du rêve… Quelle femme, en effet, n’a souhaité être une héroïne romantique pour laquelle les hommes se battent ?… Tout de même et parce que cela lui paraissait indigne d’elle, il faillit parler quand sa voix intérieure le fit taire…
« Laisse-la tranquille ! Tu vas dire des pauvretés… »
C’est vrai qu’elle semblait heureuse, tout à coup. Elle regardait cet homme enveloppé d’un halo doté qui parlait de mourir pour elle… Alors, elle vint à lui, comme l’alouette attirée par le miroir. Elle vint même tout contre lui et, se haussant sur la pointe des pieds, elle posa ses lèvres sur les siennes. Ce ne fut qu’un instant fugitif, le temps d’un battement d’aile de papillon, quelque chose de léger, de tendre et d’infiniment précieux. Antoine eut l’impression qu’une fleur venait de se poser sur sa bouche y laissant une fraîcheur d’aube et un parfum d’herbe mouillée. Ce baiser fut si délicieux qu’il ferma les yeux pour en retenir la saveur.
— Mélanie ! murmura-t-il et ses mains s’étendirent pour saisir, pour étreindre, mais ne rencontrèrent que le vide. Il comprit alors qu’il n’y avait plus rien devant lui sinon l’obscurité du long couloir. Puis il entendit la porte se refermer doucement, tout doucement, comme si le moindre bruit risquait de rompre ce lien fragile, ce fil de la vierge qui venait de se tisser entre eux.
Il ne devina pas que Mélanie, collée de la nuque aux talons au battant refermé, dut rester là un long moment, dans l’ombre rose des flammes de la cheminée, pour que les battements désordonnés de son cœur finissent par se calmer. Dans cet émoi, Francis n’avait aucune part. L’ignominie de sa conduite l’avait chassé du cœur de la jeune fille comme un coup de vent un peu violent s’engouffrant dans une porte ouverte chasse les balayures du seuil, et elle avait honte à présent d’avoir paré cet homme de tant de vertus et d’y avoir accroché ses rêves. Même la vague jalousie que lui inspirait naguère sa mère avec ses yeux mourants et ses décolletés hypocrites était emportée par ce vent-là. Sans doute Albine n’avait-elle aucune part dans le complot cynique où sa fille avait manqué se perdre mais bien des incidents, sans épaisseur à première vue, revenaient à sa mémoire et l’ancraient dans l’idée que sa mère avait souhaité, voulu, préparé ce mariage autant et plus que l’innocente qui en était l’enjeu. Peut-être parce qu’elle aimait Francis elle aussi mais avec cette tragique excuse d’une femme qui se sait proche du déclin et pour qui cet amour a d’autant plus de prix qu’il est peut-être le dernier…
Pourtant, à mesure que coulaient les minutes, l’émoi de Mélanie ne s’apaisait pas, bien au contraire. Elle découvrait en elle des appels étranges, des désirs inconnus et délicieux comme l’approche même de la nuit nuptiale n’en avait pas suscité en elle. Un besoin de se donner et d’être prise, de se fondre dans la chaleur d’un autre corps… Mais celui qu’elle voyait s’approcher d’elle sur l’écran noir de son imagination, ce n’était plus Francis… Il n’avait pas encore de visage ni de corps d’ailleurs car, en dépit de quelques visites au musée du Louvre, Mélanie était incapable d’imaginer ce que pouvait être la nature d’un homme. Celui de son rêve n’avait que de grandes mains brunies sur lesquelles frisaient des poils décolorés par le soleil et des poches sous les yeux mais ces yeux avaient le bleu de la mer profonde...
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