Lentement, comme si elle était au pouvoir d’une hypnose, Mélanie quitta enfin sa porte et marcha vers le grand miroir taché qui érigeait son cadre d’or roussi entre les fenêtres aux rideaux tirés. Elle vit son image y apparaître, floue et imprécise d’abord puis plus nette à mesure qu’elle approchait. Le grand vase chinois d’où jaillissaient les fleurs la gêna. Elle le prit dans ses bras et le posa à terre puis elle resta là un moment, immobile, en face de cette image lumineuse qui semblait venir de l’au-delà. Alors, presque sans bouger et surtout sans quitter des yeux le regard du reflet, elle commença à ôter ses vêtements un à un jusqu’à ce que le dernier chût à ses pieds. Puis elle dénoua ses cheveux et, alors seulement, cessa de se mirer dans cet autre regard pour contempler son corps…

Le miroir lui renvoyait une mince forme pâle qui semblait surgir de quelque profondeur marine tant elle était diffuse avec des reflets de nacre verte. Et puis soudain, un éclat de feu, le brusque réveil d’une bûche qui s’enflamme, fit vivre la chair, dessina tendrement les jeunes seins sur la forme parfaite desquels, comme sur ceux d’Aspasie, on aurait pu mouler une coupe grecque, la courbe encore frêle mais si douce des épaules et la blancheur soyeuse du ventre érigée sur le double fuseau des longues jambes, avec, au point de rencontre, comme un joyau flou, un friselis d’or…

Un léger bruit la fit tressaillir. Antoine venait de quitter sa chambre, sans doute pour gagner son atelier. Elle savait qu’il s’y réfugiait quand il avait peine à trouver le sommeil. Alors elle décida de l’y rejoindre.

Comme si une force intérieure la poussait hors du chemin sage de son enfance, elle se détourna de ce miroir qui venait de lui révéler sa propre beauté et sans prendre la peine de ramasser un peignoir, ou de chausser des pantoufles, elle marcha vers la porte, l’ouvrit et sortit dans la petite galerie où donnaient les chambres. Elle savait qu’elle n’avait pas à craindre de rencontre car Victoire et Prudent dormaient au rez-de-chaussée dans une grande pièce côté jardin et qui se trouvait auprès du fruitier.

Nue comme Ève au premier matin du monde et sans rien sentir du froid des dalles, elle marcha vers l’escalier qui menait à la terrasse, passant devant de vieux portraits de femmes aux têtes poudrées que son audace effarait et d’hommes en perruques dont le regard mort s’animait d’une lueur mais elle ne les voyait pas, ne pensant qu’à celui auprès duquel tout l’appelait, à la chaleur de ces mains qui allaient se poser sur elle. L’idée ne lui venait même pas qu’il pût refuser le don qu’elle voulait lui faire car elle savait qu’il serait sans second et que si, cette nuit, Antoine refusait son offrande, il n’y aurait plus que le vent et l’eau du torrent pour la recevoir…

Elle avait décidé, ce soir de jouer sa vie à pile ou face : ou bien un homme qui lui plaisait, un homme de valeur, ferait d’elle une femme ou bien elle ne serait plus car elle ne se sentait plus le courage d’aborder le labyrinthe ténébreux des desseins de Varennes avec pour seules armes sa jeunesse et son inexpérience… et la certitude de ne pouvoir séduire personne.

Quand elle fut devant la porte de l’atelier, elle l’ouvrit sans hésiter mais sans le moindre bruit. Antoine, assis sur son divan éclairé par un chandelier de fer, semblait rêver. Pourtant, par instants, il ajoutait un trait, une ombre au dessin qu’il tenait sur ses genoux. Et puis lentement, très lentement, Mélanie sortit de l’ombre et apparut dans la lumière. Bouleversé, croyant voguer en plein songe, le peintre se leva, lentement lui aussi. Le papier et le fusain lui échappèrent et tombèrent sur le tapis. Les yeux agrandis, émerveillés, il regardait s’avancer cette déesse d’or surgie de la mer des ténèbres. Il lui sembla que la Vénus de Botticelli venait soudain de s’animer pour venir à lui… Il lui sembla aussi que c’était la réponse à bien des questions nées au fond de son cœur depuis qu’il avait rencontré une jeune mariée en détresse et à cet appel violent, à cette attirance qui s’était emparée de lui tout à l’heure quand la porte d’une chambre s’était refermée sur une lumière qu’il brûlait de saisir. Il avait eu soudain l’impression d’être retranché du monde des vivants et sa propre chambre lui avait été insupportable. Qu’y faire durant la longue insomnie que lui préparait son cœur battant trop vite ? Alors, il s’en était échappé pour venir ici et tenter de retracer ce visage nouveau qu’il avait entrevu.

Et voilà qu’elle venait au-devant de son désir, nue, offerte de tout son être et lui il était là, en face d’elle, torturé à la fois par l’envie de l’étreindre et une soudaine humilité. Qu’avait-il fait pour mériter ce don divin que dans son innocence elle voulait lui faire ? Avait-il vraiment le droit de cueillir cette fleur encore fermée ?…

Mélanie s’était arrêtée à quelques pas d’Antoine, n’osant plus bouger et à peine respirer. Tout son être devenait une interrogation passionnée… Dans un instant peut-être elle allait se détourner, s’enfuir…

« Qu’est-ce que tu attends, imbécile ? » souffla son autre lui-même.

Antoine, alors, ouvrit les bras et oublia des scrupules tout à fait hors de saison…


Il était déjà tard, le lendemain soir, quand le peintre arrêta sa Panhard-et-Levassor devant le Grand Hôtel qui, à la pointe du Cap-Martin, entre Monaco et Menton, étendait la blancheur de ses bâtiments à clochetons que le crépuscule habillait d’une belle couleur de violettes de Parme. En dépit de la houppelande en peau de chèvre, du chapeau de tweed enfoncé jusqu’aux sourcils et des grosses lunettes qui opéraient la jonction entre les deux, le voiturier n’eut aucune peine à reconnaître l’arrivant :

— Monsieur Laurens ! C’est un vrai plaisir ! J’espère que Monsieur a fait un bon voyage ?

— Excellent, Émile, excellent… mais si cela ne vous ennuyait pas de conduire ma voiture au garage après en avoir extrait ma valise, vous me rendriez un grand service. Je tombe de sommeil.

Secouant la poussière comme un chien sa fourrure mouillée et tapant des pieds, Antoine pénétra sous le péristyle de marbre puis à l’intérieur de l’hôtel où le portier lui réserva un accueil des plus aimables avant d’ajouter :

— Si vous désirez voir Sa Majesté, je crois qu’elle est encore là pour une bonne quinzaine. Le temps qui règne actuellement sur l’Angleterre ne l’encourage guère à regagner Chislehurst.

— Cela veut dire que j’ai de la chance. Sa santé est bonne ?

— Je crois pouvoir affirmer qu’elle est excellente. Ce matin encore elle faisait sa promenade par le chemin de la douane en compagnie de M. Pietri, de Mlle de Bassano et de Mlle de Castelbajac et j’ai eu personnellement l’honneur de la saluer.

— J’espère avoir le même honneur, demain. Mais dites-moi, Legrand, n’avez-vous pas entendu parler d’un couple de jeunes mariés qui devait passer sa lune de miel au Cap…

— Le marquis et la marquise de Varennes, je pense ?

— En effet. Les avez-vous aperçus ?

L’homme aux clefs d’or eut un sourire qui corrigea le léger reproche de sa réponse :

— Pas encore, monsieur Laurens. On ne choisit pas une villa enfermée dans les arbres et les fleurs pour se répandre à peine arrivés dans le monde cosmopolite d’un hôtel.

— Ils sont donc là ?

— Mais… je pense. Le cuisinier de la villa Torre Clementina, dont le caviar ne correspondait pas aux goûts de M. le marquis, est venu hier soir demander à notre chef de lui prêter de l’iranien.

— La villa Torre Clementina ? Qu’est-ce que c’est ?

La question offusqua Legrand qui considéra Laurens d’un air inquiet :

— Je croyais que vous connaissiez mieux le Cap, monsieur Laurens ! La villa de Mme Stern, cette grande maison byzantine truffée de mosaïques d’or, de statues, de vases et j’en passe, qui est voisine d’ailleurs de celle de Sa Majesté l’Impératrice.

— Ah je vois ! fit Antoine qui se demandait comment il avait pu oublier cette incroyable maison. Et c’est là qu’ils sont ?

— Mais oui. Mme Stern a bien voulu la prêter à M. de Varennes pour sa lune de miel. Il est question que les jeunes époux restent là un mois avant de partir pour l’Italie…

— Eh bien ! Je crois qu’il va me falloir renoncer à mon projet. Je souhaitais rencontrer Varennes mais je pense qu’une visite serait mal venue ?

— Tout à fait, si je peux me permettre ! Un jeune couple souhaite surtout la solitude. Il est même étonnant que vous ayez su sa présence ici.

— Nous sommes de vieux amis… Merci Legrand, il y a toujours plaisir à causer avec vous ! À présent, je vais demander que l’on me monte à dîner et je me couche !

— Passez une bonne nuit, monsieur Laurens ! Je vous envoie tout de suite un garçon du restaurant avec la carte.

Un moment plus tard, accoudé à son balcon qui surplombait les grands pins parasols penchés et tordus dont s’habillait la pointe extrême du Cap-Martin, Antoine regardait s’éteindre dans la mer le dernier reflet du jour. Ce qu’il venait d’apprendre le confondait. Comment M. « et » Mme de Varennes pouvaient-ils se trouver à quelques pas de lui alors qu’il était mieux placé que quiconque pour savoir où était en réalité la détentrice légale du nom ? Cela ne pouvait signifier qu’une chose : Varennes avait concocté l’enlèvement de sa femme par un comparse sur le parcours du Méditerranée-Express et, en outre, il avait prévu une autre comparse pour jouer à la villa Torre Clementina le rôle de sa jeune épouse. Dans ces conditions, la lune de miel allait, très certainement, s’étirer sur quelques mois et se compléter peut-être par un voyage en pays lointains. Il y avait de fortes chances pour qu’on ne revît pas les Varennes à Paris avant longtemps…

— Demain, décida Antoine à haute voix, demain, je penserai à tout cela ! Pour ce soir, je suis trop fatigué…

Néanmoins, il ne put empêcher son esprit de retourner vers Mélanie, vers Mélanie qu’il n’avait, en vérité, pas quittée de la journée. À chaque instant, dans le soleil qui inondait la route blanche, il croyait la revoir telle qu’elle lui était apparue dans cette nuit miraculeuse où elle s’était donnée à lui : nimbée d’or, affolante et exquise dans la perfection de sa beauté encore inviolée. Quand il l’avait faite femme, elle n’avait eu qu’un tout petit gémissement mais ses yeux s’étaient ouverts, immenses et sombres comme ce ciel qui, à présent, rejoignait la mer dans un bleu infini et profond, et elle avait souri en resserrant ses bras autour de lui pour que leur union fût encore plus complète… Plus tard, elle avait soupiré de bonheur en s’endormant la tête sur la poitrine d’Antoine que ses cheveux inondaient.

Un peu avant le jour, il l’avait enveloppée doucement dans la vieille couverture garance, teinte et tissée à la main, qui recouvrait le divan et il l’avait emportée jusqu’à sa chambre où il l’avait couchée avec des gestes qui étaient encore des caresses. La fraîcheur des draps réveilla vaguement la jeune femme. Sans ouvrir les yeux, elle lui tendit sa bouche pour un dernier baiser puis elle replongea dans un sommeil qui devait être bienheureux si l’on en jugeait au sourire que ses lèvres esquissaient. Une heure plus tard, rincé à grande eau bien froide et lesté de plusieurs tasses de café, Antoine roulait vers la Durance dans un petit matin frisquet avec la délicieuse sensation d’avoir retrouvé ses vingt ans. Il se sentait même si bien que, tout au long du chemin, il éluda les questions que son double, pointilleux et ami de la tranquillité, tentait de soulever. Il était, en effet, beaucoup trop heureux pour chercher à en savoir le pourquoi.

Arrivé à destination et décidé à chasser les soucis pour vivre l’instant présent, Antoine, après avoir bien rempli son regard de la splendeur du paysage, se fit couler un bain puis dévora une langouste grillée arrosée d’un joyeux vin de Chablis, après quoi, sans même quitter son peignoir en tissu éponge, il alla se jeter sur son lit, bras en croix et jambes écartées, pour y sombrer aussitôt dans le sommeil sans rêves d’un animal harassé.


Séparée de l’hôtel par son parc et par le vaste terrain boisé sur lequel on l’avait construite, la villa Cyrnos avait l’air de voguer sur le flot vert d’une épaisse végétation méditerranéenne. Avec sa grande terrasse et son élégant bâtiment blanc à un seul étage et pavillon en retour, elle s’y posait comme une couronne légère. Derrière elle, on apercevait la masse rouge du Rocher de Monaco mais en face il n’y avait que la mer infinie et, très loin, la Corse que l’on pouvait deviner par temps clair et dont la maison tirait son nom.

Cette villa datait d’une dizaine d’années à peine. On l’avait construite sur un immense terrain appartenant à la duchesse d’Aoste, née princesse Laetitia Bonaparte, d’après les croquis d’une très grande dame qui avait choisi d’y passer ses hivers : l’impératrice Eugénie, veuve de Napoléon III. Fille de l’Espagne brûlée de soleil elle espérait de ce doux climat un peu d’apaisement pour d’inguérissables blessures : la mort de son époux et, surtout, celle de son fils, le jeune prince impérial, tué au Zoulouland en combattant avec les troupes anglaises.