Mais les amours de Fräulein, le frivole égoïsme d’Albine et les foudres de Cher Grand-Papa étaient bien loin de l’esprit de Mélanie tandis que, serrant autour d’elle le châle de Rosa, elle regardait se dérouler la soirée de Mrs. Hugues-Hallets. Elle se sentait d’autant plus tranquille que sa mère n’y assistait pas : Albine avait choisi de se rendre à une réception chez le gouverneur de Jersey sur le yacht d’un ami anglais. Personne ne viendrait donc déranger l’occupante du grand cèdre.

À ce point de la réception, tout le monde venait de prendre place sur des petites chaises dorées disposées dans l’un des salons, celui où un grand piano trônait dans une sorte de baie vitrée abondamment garnie de plantes vertes qui rappelèrent à Mélanie le jardin d’hiver de son grand-père. Un homme maigre, en habit, s’installait sur le tabouret dont il avait réglé la hauteur et, presque aussitôt, un personnage corpulent, au visage plein barré d’une impressionnante moustache et coiffé de cheveux noirs frisés, fit son entrée sous les applaudissements chaleureux de l’assemblée : le grand Caruso allait chanter.

Il avait choisi, pour commencer, le grand air de « Martha » tiré d’un opéra du compositeur mecklembourgeois Friedrich von Flotow, qui connaissait une grande vogue depuis près d’un demi-siècle. La musique en était agréable, facile, d’ailleurs, et la voix célèbre résonnant sous les frondaisons de ce parc illuminé lui conférait un charme mystérieux auquel l’adolescente fut sensible bien qu’elle n’aimât guère les soirées de l’Opéra où sa mère était contrainte de l’emmener de temps en temps sur ordre de son grand-père. Sauf quand il y avait ballet, Mélanie trouvait insupportable la toilette qu’on l’obligeait alors à revêtir et qui était toujours celle d’une petite fille, alors même qu’elle atteignait presque la taille d’Albine. En outre, elle trouvait profondément assommant ce qui se passait sur la scène quand ce n’était pas du plus haut comique. Comment s’intéresser aux malheurs d’une Yseut de cent kilos ou brûler de passion pour un chanteur dont l’estomac remonté prouvait qu’il portait un corset ? À l’Opéra c’étaient toujours les agonisants qui chantaient le plus fort. Et quand un danger devenait pressant, au lieu de s’enfuir à toutes jambes, on commençait par en discuter ; quelquefois même on s’asseyait…

Le comble avait été atteint un soir, récent d’ailleurs, où Albine, furieuse, avait dû emmener sa fille prise d’un fou rire impossible à maîtriser. On donnait alors Sigurd de Reyer, une œuvre fortement inspirée par la fameuse Tétralogie de Richard Wagner. Et soudain, alors que le roi Gunther clamait avec majesté


Je suis Gunther, roi des Burgondes,

Prince du Rhin !

Sur ces campagnes fécondes

Que le grand fleuve germain

Arrose de ses eaux profondes

Tout est soumis à mon sceptre d’airain…

voilà que Mélanie repère l’un des gardes du roi barbare, un assez petit homme surmonté d’un casque à grandes cornes qui lui mettait la figure à mi-chemin des pieds. L’ensemble, déjà, était assez drôle mais l’irrésistible résidait dans les fameuses cornes : mal fixées sans doute, elles se balançaient mollement, l’une après l’autre, chaque fois que leur propriétaire se déplaçait. Et, sans doute pour veiller sur les arrières de son roi, il se déplaçait pas mal. Alors, ce fut le désastre : Mélanie éclata de rire, un de ces rires nerveux que rien ne peut arrêter, même la gifle qu’Albine lui assena lorsqu’elles eurent atteint le couloir des loges :

— Tu es vraiment impossible ! explosa la mère. Jamais plus je ne t’emmènerai à l’Opéra. Ton grand-père, que je mettrai d’ailleurs au courant, en pensera ce qu’il voudra.

Malheureusement, sur la tête de la jeune femme, deux plumes de paradis safranées s’agitaient au vent de sa colère, rappelant tellement les cornes du Burgonde que Mélanie, en dépit de sa joue cuisante, pouffa et repartit de plus belle. On la ramena aussitôt à la maison et elle fut privée de dessert pendant huit jours, mais elle s’était tant amusée que le jeu en valait largement la chandelle.

Tandis qu’une main sur le cœur le grand Caruso clamait son amour pour la belle Martha, l’attention de Mélanie fut soudain attirée par un couple qui venait de sortir sur la terrasse fleurie de géraniums roses d’où, par les larges marches, on pouvait descendre au jardin. De son poste d’observation, elle ne distingua pas tout de suite l’homme et la femme. Ils n’étaient qu’une ombre blanche auprès d’une ombre noire. Alors, poussée par la curiosité, elle avança un peu plus loin sur sa branche mais, si elle voyait mieux, elle n’en sut pas davantage, car elle n’avait jamais vu cette jeune femme rousse dont les épaules blanches laissaient glisser un boa de tulle bouillonné et pailleté. Mélanie s’en serait souvenue tant elle était ravissante dans sa robe princesse dont la petite traîne mousseuse lui donnait l’air de marcher sur un nuage. Quant à l’homme, il lui était aussi totalement inconnu, sinon comment oublier cette haute et svelte silhouette, ces épaules droites, ce corps mince et musclé que l’habit de soirée épousait à la perfection. D’épais cheveux noirs et bouclés coiffaient une tête au port altier mais il était impossible d’apercevoir du visage autre chose qu’un profil perdu.

Le rire léger de la femme domina un instant la musique tandis que son compagnon la prenait dans ses bras et la courbait en arrière pour imposer un baiser que l’on faisait mine de lui refuser en jouant d’un éventail tantôt ouvert, tantôt fermé.

L’éventail fut vaincu et glissa à terre cependant que les deux têtes se rejoignaient durant un temps qui parut interminable à celle qui les regardait.

Comme si elle eût été tout près d’eux, Mélanie retenait son souffle et les admirait avec un rien de jalousie. Ils étaient tellement beaux tous les deux et ils semblaient tant s’aimer. Cependant la jeune femme se dégageait en murmurant quelque chose dont, bien sûr, Mélanie ne perçut rien. Lui essaya de la retenir mais déjà, elle s’enfuyait vers les lumières des salons en laissant son rire léger derrière elle.

Resté seul, l’inconnu s’adossa à la balustrade, sortit un étui brillant, y prit une cigarette et l’alluma. La flamme de l’allumette éclaira fugitivement un beau visage brun rehaussé d’une fine moustache. Un moment, il resta là sans bouger, exhalant lentement la fumée bleue en levant la tête comme s’il interrogeait les étoiles, puis il descendit au jardin. Pendant une accalmie de la musique, Mélanie entendit le gravier crisser sous ses pas mais Caruso reprit bientôt possession des échos alentour avec l’air du premier acte de La Tosca. En outre, le promeneur disparut du champ de vision de la jeune fille.

Cela lui déplut. Cet inconnu l’intéressait et elle avait envie de le revoir et même de le voir de plus près. Elle rampa un peu plus avant sur sa branche mais le châle de Rosa s’accrocha à une aspérité du bois. Elle se retourna pour se libérer, fit un faux mouvement et, soudain, ce fut la catastrophe : la branche cassa net et, dans un grand bruit de feuilles froissées, Mélanie tomba au beau milieu d’une flaque d’eau avec sa chemise de nuit pour seule protection. Le châle, toujours accroché, pendait au-dessus de sa tête comme un drapeau anarchiste en berne.

Une exclamation furieuse salua son arrivée :

— Par tous les diables ! Qu’est-ce que c’est que ça ?

À demi étourdie par sa chute, Mélanie, désolée et furieuse, constata qu’elle se trouvait tout juste aux pieds du bel inconnu et qu’il s’en était fallu de peu qu’elle l’assommât. Trop humiliée, alors, pour songer à présenter la moindre excuse, elle bougonna :

— Vous feriez mieux de m’aider à me relever ! Je me suis fait très mal…

— Et d’où arrivez-vous comme cela, en cet équipage ?

— De là-haut ! fit-elle en pointant un doigt au-dessus de sa tête, ce qui le fit rire :

— Du ciel ? C’est vrai que j’ai toujours imaginé les anges vêtus d’une sorte de chemise de nuit. Me confierez-vous ce que vous avez fait de vos ailes ?

— Je viens de cet arbre, pas du ciel. Vous voyez bien que la branche a cassé.

— C’est l’évidence même si j’en juge à ces débris. Ce que j’aimerais savoir à présent c’est ce que vous faisiez là-haut à cette heure et en cette tenue ?

— C’est mon observatoire. J’aime y venir pour regarder les jolies fêtes de Mrs. Hugues-Hallets. Oh ! ma jambe !… Vous feriez mieux de me soulever au lieu de rire bêtement.

— Je manque à tous mes devoirs. Cependant, si je vous porte mon habit va être trempé.

Il s’amusait visiblement, ce qui mit un comble à la colère de Mélanie :

— Le beau malheur ! À moins qu’il ne soit pas à vous et que vous l’ayez loué ? Eh bien, dans ce cas allez chercher de l’aide. Je n’ai pas envie de rester ici toute la nuit et je ne peux pas me relever.

— Vous avez vraiment mal ? demanda-t-il sur un ton différent.

— Qu’est-ce que vous croyez ? Que je reste étalée à vos pieds par plaisir ? Bien sûr que j’ai mal ! Je ne peux pas appuyer sur cette jambe. Sinon j’aurais déjà essayé d’escalader le mur.

— Eh bien, voyons ce que nous pouvons faire pour vous, dit-il avec un grand soupir. – Se penchant, il prit Mélanie dans ses bras et l’enleva aussi facilement que si elle n’eût rien pesé. – Mettez vos bras autour de mon cou !

— Vous êtes fort ! apprécia la jeune fille. Je ne l’aurais pas cru ! Pas à ce point-là tout au moins.

— Vraiment ? À présent, dites-moi ce que je dois faire de vous ? Et d’abord, où habitez-vous ?

— La villa « Morgane », à côté ! Vous pensez bien que je n’ai pas traversé tout Dinard en sautant de branche en branche !

Au prix de sa vie, Mélanie eût été incapable d’expliquer ce qui la poussait à se montrer agressive. Peut-être le souvenir de la jolie femme rousse qui se trouvait tout à l’heure dans ces mêmes bras mais dans une situation tellement plus avantageuse ! Cependant, son porteur ne s’était pas encore décidé à se mettre en chemin et semblait même assez perplexe :

— Vous êtes chez Madame Desprez-Martel ?

— C’est ma mère. Vous la connaissez ?

Elle eut l’impression bizarre que l’inconnu rougissait un peu, ce qui lui permit de constater qu’il était encore plus beau de près que de loin :

— J’ai eu, récemment, l’honneur de lui être présenté. Que vous soyez sa fille change tout !

— Tout quoi ? Si j’étais la fille du jardinier vous m’auriez laissée dans ma flaque d’eau ?

— Vous me prenez pour un sauvage ? Bien sûr que non. Je veux dire qu’en ce cas ce sera un plaisir que de vous ramener moi-même chez vous. Cela me permettra d’offrir mes hommages à Madame votre mère !

— Alors reposez-moi par terre et allez chercher un valet, une brouette, n’importe quoi. Ma mère n’est pas là ! Elle danse, ce soir, chez le gouverneur de Jersey !

— En ce cas, j’aurai la joie d’aller prendre de vos nouvelles dans les jours à venir. J’espère que vous montrerez à votre sauveur une reconnaissance convenable !

Ce cynisme souriant fit taire Mélanie. D’ailleurs, elle avait hâte, à présent, de sortir de cette situation ridicule. Sa jambe lui faisait mal et une stupide envie de pleurer lui venait. Instinctivement, elle laissa aller sa tête contre le cou de l’inconnu, ce qui lui permit de constater qu’il dégageait un suave parfum de vétiver qu’elle respira avec délices. Si elle n’avait été en si piteux état, ce petit voyage dans les bras d’un inconnu mystérieux et d’autant plus séduisant eût été tout simplement merveilleux ! Hélas, le beau chevalier dont Mélanie commençait à esquisser l’image romantique rompit le charme avec une réflexion regrettablement terre à terre :

— Vous êtes plus lourde que je ne le pensais, fit-il. Quel âge avez-vous donc ?

— En voilà une question à poser à une demoiselle ! J’aurai seize ans à l’automne…

— En ce cas, pourquoi diable regardez-vous les bals du haut d’un arbre ? À cet âge et étant ce que vous êtes, vous devriez être en train d’écouter l’irrésistible Caruso ?

— Ma mère trouve que je suis trop jeune. On donnera un bal à l’automne pour mon anniversaire mais ce sera certainement beaucoup moins amusant que chez notre voisine…

Un moment plus tard, remise momentanément aux soins de deux laquais à perruque blanche qui l’enveloppèrent dans une couverture, Mélanie était déposée dans un léger « buggy » attelé d’un magnifique irlandais à la robe brillante. L’inconnu s’installa auprès de sa rescapée et prit les guides :

— Si l’on me cherche, dit-il aux deux serviteurs qui l’avaient aidé, dites que je reviens mais pas un mot sur ce qui vient de se passer ! Je compte raconter moi-même cette petite aventure à votre maîtresse. Cela l’amusera !