Elle avait exigé que ses jardins, traversés de grandes allées, corrigent à peine la nature et laissent aux pins parasols, aux lauriers, aux myrtes, aux bougainvilliers et à toutes les plantes sauvages le loisir de vivre en paix.

— Je n’aime pas tous ces palmiers dont les jardiniers sont si fiers, disait-elle volontiers.

C’est la porte rustique de ce jardin qu’Antoine poussa le lendemain matin, en habitué qui sait n’avoir rien à redouter de l’accueil. Et, en effet, le vieux majordome qui vint à sa rencontre le salua en souriant :

— Monsieur Laurens !… Sa Majesté va être très heureuse de vous voir.

— J’espère surtout ne pas la déranger. J’aurais dû la prévenir, bien sûr, mais le temps m’a manqué.

— Ne vous excusez pas ! Je vais avertir M. Pietri, son secrétaire. Sa Majesté est justement en train de dicter son courrier, dit-il en ouvrant devant le visiteur la porte d’un petit salon qui le plongea instantanément dans ce qui avait été, aux beaux jours de l’Empire, le décor des Tuileries, de Saint-Cloud ou de Compiègne : rideaux de velours rouge, fauteuils tendus de reps à lourds capitons, glands et pompons de riche passementerie, chaises et petits meubles d’ébène incrustée de feuilles et de fleurs de nacre ou d’ivoire et, sur un chevalet, un portrait de l’enfant disparu qu’Antoine connaissait bien pour l’avoir peint lui-même d’après une photographie. Mais, au lieu du secrétaire annoncé, il vit surgir une dame âgée – elle avait alors soixante-dix-huit ans ! – dont de plus jeunes eussent envié la vitalité.

Toute de noir vêtue, avec une grande jupe rappelant les crinolines d’autrefois mais resserrée à la taille, sur un corsage à manches amples, par une large ceinture de cuir, celle qui avait été l’une des plus belles souveraines de France tendit à son visiteur une main étroite et longue, encore parfaite, sur laquelle il s’inclina avec respect.

— Cher Antoine ! s’écria-t-elle d’une voix qui laissait rouler encore une pointe d’accent espagnol. Mais c’est une joie de vous voir ! Et tellement inattendue !

— J’en demande bien pardon à Votre Majesté mais j’ai saisi une occasion qui s’offrait de venir lui présenter mes devoirs… et un peu d’aide pour ses protégés.

— Oh !… Savez-vous que vous êtes un ange du Seigneur, Antoine Laurens, et je ne sais trop,..

— Ce que je sais bien, moi, c’est que l’Impératrice est infiniment bonne et généreuse, qu’elle ne cesse d’ouvrir sa bourse pour secourir ceux de ses anciens serviteurs réduits à la gêne ou même à la misère. Et tant que je pourrai, Madame, prendre ma petite part des efforts de Votre Majesté, je le ferai avec joie.

Comme si c’eût été une chose sans importance, il déposai sur le coin d’un petit bureau incrusté d’écaille et de cuivre dans le style de Boulle, une bourse de soie brune qui semblait assez lourde. Mais déjà Eugénie, les deux mains tendues, venait à lui et, l’obligeant à se courber, déposait un baiser sur son front. Avec un peu d’émotion, Antoine vit qu’une larme brillait dans les yeux dont les pleurs versés n’avaient pas réussi à éteindre tout à fait la teinte bleue.

— Merci, mon ami ! Merci pour eux !…, À présent, voulez-vous que nous fassions une petite promenade en attendant l’heure du déjeuner ? Car, bien sûr, je vous garde ! Nous serons entre nous : à peine une dizaine de personnes…

Madame, Madame ! Votre Majesté me comble mais qu’elle considère que je ne suis guère habillé pour m’asseoir à sa table.

Elle éclata alors d’un rire « espagnol » :

— Et moi ? Est-ce que je m’habille ? Nous ne sommes plus aux Tuileries, hélas ! et vous savez que j’ai toujours aimé me vêtir simplement. Pauline ! cria-t-elle, ma chère Pauline ! Voulez-vous m’apporter mes gants, mon manteau et mon chapeau ?

Mlle de Bassano apparut presque instantanément avec les objets demandés, accepta d’un sourire le salut d’Antoine et aida la vieille souveraine à endosser une sorte de cache-poussière noir, à coiffer un chapeau de paille de même couleur. Puis elle lui tendit finalement une paire de gants de chevreau blanc et des lunettes aux verres fumés. Mais Eugénie refusa la canne à béquille qu’on lui offrait :

— Notre ami Laurens est jeune et solide ! Son bras fera bien l’affaire. À propos, Pauline, il déjeunera avec nous.

— Je suis désolé d’encombrer ainsi, Mademoiselle, dit Antoine mais Sa Majesté a insisté…

— On ne doit pas être désolé de lui faire plaisir, Monsieur, et je puis vous assurer que ce plaisir est réel.

Côte à côte Antoine et l’Impératrice descendirent au jardin. Décidément d’excellente humeur, Eugénie demanda :

— De quel côté voulez-vous que nous allions ?

— Mais…, où il plaira à Votre Majesté…

— Ta, ta ta ! C’est toujours moi qui décide. Être conduite par vous fera une agréable diversion.

— Eh bien… j’aimerais aller du côté de la villa Torre Clementina qui est voisine de Cyrnos à ce que j’ai entendu dire ?

Eugénie abaissa ses lunettes sur le bout de son nez pour considérer son compagnon par-dessus la monture. Il vit alors que ses yeux se mettaient à pétiller.

— Quelle drôle d’idée ? Est-ce qu’il y aurait là un mystère ? ajouta-t-elle en baissant la voix jusqu’au registre de la conspiration.

— Cela se pourrait, Madame. En fait, les occupants de cette maison constituent cette « occasion » dont je parlais il y a un instant.

— Je ne vous ai jamais connu aussi curieux, Antoine. Est-ce que vous savez qu’il s’agit d’un couple de jeunes mariés dont je n’ai d’ailleurs pas retenu le nom…

— Le marquis de Varennes, Madame.

— C’est cela ! Un nom peu agréable à entendre pour une oreille royale mais je ne saurais vous en dire plus. Des nobles de vieille souche sans doute et qui n’ont que dédain pour les Bonaparte. Ils n’ont pas jugé bon de faire déposer leur carte chez moi ! Cela se fait, même en voyage de noces. Mais dites-moi un peu pourquoi vous vous intéressez à ces gens ? Ce marquis vous aurait-il volé votre belle amie ?

— Eh bien… ce serait plutôt le contraire et…

— Comment ? Vous lui avez volé…

— Ce n’est pas tout à fait vrai mais si, tout en marchant, Votre Majesté veut bien m’accorder une oreille attentive, je crois pouvoir l’assurer qu’elle va entendre une histoire peu ordinaire.

— Dites, alors, dites vite ! J’adore les histoires un peu étranges et, malheureusement, depuis plus de trente ans que ce cher M. Mérimée nous a quittés, on ne m’en raconte plus guère. Il en savait de si belles !… Chaque année je me rends au cimetière de Cannes pour déposer quelques fleurs sur sa tombe. Mais venez ! Il y a un endroit d’où l’on voit parfaitement la terrasse de cette maison. Vous me raconterez une fois là-bas.

Et elle entraîna Antoine à vive allure vers les confins de son domaine, l’obligeant presque à courir tant elle marchait vite.

— Madame ! protesta celui-ci, Votre Majesté va se fatiguer…

— Sornettes ! C’est vous qui allez être fatigué. Moi j’ai toujours aimé marcher vite. Il n’y avait guère que cette pauvre Elisabeth d’Autriche pour me tenir tête quand elle était ici. Nous avons fait ensemble des promenades à laisser tout le monde sur place. Mais je crois qu’elle était pire que moi. Il est vrai qu’elle était si mince, je dirais même si maigre ! Elle ne mangeait rien…

— Votre Majesté y pense quelquefois ? demanda Antoine surpris, car c’était la première fois qu’Eugénie de Montijo évoquait pour lui le séjour que « l’Impératrice errante » avait fait au Grand Hôtel du Cap quatre ans avant d’être assassinée par l’anarchiste Luccheni.

— Le moins souvent possible et je ne sais pas pourquoi je vous en parle aujourd’hui. Nous n’avions en commun que le sort tragique de nos fils et je ne vous cache pas que quand je voyais apparaître sa longue silhouette noire, j’en avais un peu peur. Il me semblait, ajouta-t-elle en se signant vivement, voir venir l’ange de la mort…

Cette crainte rétrospective était réelle : sur son bras Antoine sentit se crisper un peu la main gantée de blanc. La tragique Sissi des dernières années, sans cesse en chemin, sans cesse courant les mers ou les routes d’Europe comme un oiseau affolé, ne pouvait que frapper l’Espagnole superstitieuse. D’autant que jadis, lorsque l’une et l’autre se trouvaient au sommet de leur gloire, aucune sympathie n’avait uni les deux impératrices, l’Autrichienne ayant quelque tendance à dédaigner la Française en oubliant que celle-ci était quatre fois Grande d’Espagne ce qui la mettait largement sur un pied d’égalité avec une Wittelsbach. Mais surtout, c’était leur extrême beauté qui séparait Sissi d’Eugénie et peut-être aussi un peu de jalousie de l’amitié profonde, sincère, qui liait à l’impératrice des Français une Hongroise : la princesse Pauline de Metternich, ambassadrice d’Autriche.

Tout cela était loin, à présent, mais, devinant que le fantôme d’Élisabeth venait de replonger sa compagne dans cet autrefois prestigieux, Antoine garda le silence, se contentant de guider attentivement ses pas jusqu’à ce qu’ils les mènent à une manière de bosquet arrangé en salon de jardin d’où l’on apercevait la terrasse et les fabuleux parterres de la maison voisine.

— Nous y voilà ! soupira l’Impératrice en prenant place dans un fauteuil de rotin. Asseyez-vous près de moi et racontez ! ajouta-t-elle en tapotant le siège voisin.

— Avec la permission de Votre Majesté, je lui demande un instant, fit Antoine en sortant de ses vastes poches une paire de jumelles. Il me semble bien qu’il y a quelqu’un sur la terrasse.

En effet, sa vue perçante lui avait déjà permis de remarquer une silhouette d’homme vêtue de tissu clair et coiffée d’un souple panama qui lisait un journal en fumant un cigare. La puissance des lentilles grossissantes lui montra nettement le beau visage arrogant de Francis et, sur le journal, une main soignée ornée d’une sardoine gravée. Pour un homme dont la jeune femme venait de disparaître d’une façon pour le moins mystérieuse, il semblait être en pleine quiétude.

— Est-ce que je peux voir aussi ? demanda l’Impératrice dont les petits pieds commençaient à battre une impatiente mesure.

Antoine lui passa les jumelles qu’elle régla à sa vue en voyageuse avertie.

— C’est lui ? fit-elle.

— Oui, Madame. C’est bien le marquis de Varennes. Un homme séduisant, comme Votre Majesté peut voir.

— Il l’est, en effet… et même un peu trop à mon goût ! Je n’aime pas cette perfection qui donne une insupportable confiance en soi…

— Votre Majesté n’avait-elle pas reçu du ciel toutes les perfections de la beauté et du charme ?

— Aussi avais-je une trop grande confiance en moi et j’ai fait bien des sottises… Ah, voilà la femme, j’imagine ? Mais quelle drôle d’idée de porter chez soi un voile à son chapeau !… Tenez, Antoine, voyez plutôt ! Je vous sens impatient et, dans un instant, vous pourriez m’arracher les jumelles des mains.

Elle avait tout à fait raison. Antoine, les oculaires rivés à ses orbites, dévora des yeux la femme qui venait d’apparaître et s’asseyait auprès de son « époux ». Elle était à peu près de la taille de Mélanie et sans doute portait-elle une de ses robes car Antoine jugea peu flatteuse et nettement vieillissante la toilette de foulard aubergine garnie de bouillonnés assortis ainsi que d’une guimpe et « d’engageantes » en dentelle noire. Un grand chapeau de paille garni de larges pensées de velours la coiffait et, avec l’aide d’un voile de mousseline blanche, cachait complètement son visage et ses cheveux.

Néanmoins, sous cette mousseline, Antoine détecta le reflet de cheveux roux.

Incroyable de s’habiller comme cela ! Quel âge a-t-elle ?

— La vraie marquise de Varennes a seize ans, Madame… mais ce n’est pas elle que vous apercevez ici. Celle-ci doit être une actrice chargée de jouer son rôle.

— Comment pouvez-vous en être aussi sûr ! fit Eugénie stupéfaite.

— Parce que la vraie marquise est chez moi. J’avais bien dit à Votre Majesté que j’avais une histoire extraordinaire à lui raconter.

— Alors, dépêchez-vous un peu, mon garçon ! Sinon vous n’aurez jamais le temps avant la cloche du déjeuner et vous ne souhaitez pas, je pense, en parler devant les autres ?

— Surtout pas ! Tout ceci est pour les seules oreilles de Votre Majesté car je crains qu’il ne s’agisse d’une affaire grave et qui pourrait mettre en danger une innocente si le monde en connaissait les détails.

— Passons aux faits, comme disent les procureurs ! Vous savez depuis longtemps, cher Antoine, que je sais garder un secret.

Alors, en oubliant bien sûr sa dernière et merveilleuse nuit à Château-Saint-Sauveur, Antoine raconta tout. Lorsqu’il eut achevé, un peu inquiet tout de même de l’effet produit, Eugénie lui sourit :