Le plus grand bien certainement car dans les prunelles dorées de la chatte et dans celles, d’un brun si doux, du setter il y avait toute la tendresse du monde. Victoire les récompensa d’une caresse :
— Le plus difficile, soupira-t-elle, ça va être que le Toine sache se la garder. Et ça, ce n’est pas encore écrit !
En attendant, elle se leva, alla ôter la couverture qu’elle descendit à la cuisine. Là, elle la mit dans une grande bassine puis alla tirer de l’eau bien froide au puits de la cour. Sachant que l’eau chaude ne pourrait que cuire le sang, elle fit une pâte avec de l’amidon, en enduisit les taches puis reporta le tout dans l’atelier qu’elle prit soin de fermer à double tour avant de mettre la clef dans sa poche. Demain, elle reviendrait avec une bonne brosse et toute trace du sacrifice d’une virginité disparaîtrait, sauf dans sa mémoire. Après quoi, plus tranquille, elle redescendit préparer pour Mélanie un copieux petit déjeuner puis, jugeant qu’il valait mieux ne pas la laisser dormir plus longtemps, elle alla la réveiller. Il était préférable qu’elle fût debout quand Mireille et Magali rentreraient.
Entrant dans la chambre, elle resta un long moment debout au pied du lit regardant dormit la jeune femme et se félicitant d’avoir envoyé les jumelles au loin. Sa nudité, sa chemise de nuit restée pliée sur le pied du lit, étaient en soi plus qu’explicites. Dans son sommeil, elle avait rejeté draps et couvertures et, couchée à plat ventre, offrait à un clair rayon de soleil filtrant entre les rideaux la ligne pure de son corps dont les bras levés enserraient l’oreiller comme ils avaient dû enserrer l’amant de cette nuit. Et telle était la beauté de ce corps juvénile que la vieille femme en demeura confondue, éblouie comme l’avait été Antoine lui-même. Entre le dessin pur du dos et le doux renflement des hanches et des fesses rondes, la taille se creusait tendrement, faite pour être étreinte. Les cheveux fous brillaient sur le long cou qu’ils couvraient, descendant plus bas que les omoplates. Et que ces longues jambes nerveuses avaient de grâce !… Il était facile de deviner ce qu’avait pu ressentir Antoine en découvrant tant de perfection.
Gênée tout à coup comme si elle avait surpris le secret des caresses échangées, Victoire sortit sur la pointe des pieds, referma la porte puis, après avoir toussé pour s’éclaircir la voix, frappa vigoureusement à ladite porte :
— Demoiselle Mélanie ! criait-elle. Je crois que vous avez oublié l’heure ?
Il fallut réitérer par deux fois avant qu’une voix ensommeillée lui répondît :
Est-il si tard ?… Je viens !… Je viens tout de suite !
Quelques minutes plus tard, vêtue du charmant costume de paysanne provençale qu’elle portait depuis son arrivée, Mélanie arrivait en courant dans la cuisine et Victoire, cette fois encore, demeura confondue : ce n’était plus la même. Elle irradiait la lumière par tous les traits de son visage auréolé d’or roux. Les cernes mauves de ses yeux les grandissaient encore et ses lèvres gonflées avaient ce rose meurtri que laissent les baisers. N’importe quel homme, en face de cette triomphante jeunesse, se fût agenouillé en tendant les bras mais, de cette transformation, Mélanie n’avait aucunement conscience.
— Est-il si tard ? demanda-t-elle.
— Il est dix heures. N’avez-vous pas faim ?
— Oh si ! Je meurs de faim ! Et votre café embaume…
— Je vous l’apporte tout de suite. Le reste est servi et vous n’avez qu’à vous asseoir… Puis, tandis qu’elle versait le café dans le bol à lisière dorée : Vous n’avez pas entendu partir Monsieur Antoine ?
À ce seul nom, la jeune femme devint ponceau et cessa un instant de mordre dans la tartine qu’elle avait copieusement beurrée et couverte de confiture.
— Non… non, je le regrette car j’aurais aimé lui dire au revoir…
Il y eut un silence soudain qui suspendit les gestes et presque les respirations des deux femmes. Puis, brusquement, Mélanie darda sur Victoire un regard étincelant :
— À vous je peux tout dire. D’ailleurs, je n’ai pas honte de ce qui s’est passé : cette nuit, je suis allée le rejoindre dans son atelier et je me suis donnée à lui !
— Je sais ! dit Victoire doucement.
Cette fois, le silence pesa la dose de stupeur de Mélanie :
— Vous savez ? Mais comment ?
— Des petits détails… mais surtout son extraordinaire bonne humeur au petit matin alors qu’il est toujours si grognon tant qu’il n’a pas bu son café. Enfin vous ! Vous ressemblez tellement à une femme heureuse !
— C’est parce que je le suis. Je ne sais pas pourquoi d’ailleurs…
— Est-ce que vous n’aimez pas Monsieur Antoine ?
— Ce matin, il me semble que si, mais hier je n’en avais pas la moindre idée. Bien sûr, j’étais attirée par lui mais je crois qu’en faisant ce que j’ai fait je voulais… oh, que c’est difficile à expliquer ! Je voulais…
— Vous prouver à vous-même que vous pouvez séduire un homme si vous le voulez ?…
— Oui… oui, c’est ça ! Il fallait que quelqu’un me prenne dans ses bras. Et s’il n’avait pas voulu de moi, eh bien…
— Taisez-vous ! Les mots sont trop évocateurs et la chose est affreuse ! C’eût été stupide d’ailleurs… Vous êtes si jeune !
— Sans doute mais depuis que j’ai perdu mon grand-père plus personne ne m’a montré d’affection. Alors j’ai voulu voir… Est-ce que vous n’allez pas me prendre pour une mauvaise fille ? ajouta Mélanie avec une soudaine angoisse que le rire de Victoire chassa aussitôt.
— Pauvrette ! Vous en êtes bien loin ! À présent, je voudrais vous poser une question : qu’allez-vous faire quand il va revenir ?
— Je n’y ai pas encore pensé mais je serai heureuse de son retour… et je ferai ce qu’il voudra.
— Surtout pas !
Assenée vigoureusement la courte phrase sidéra Mélanie. Victoire jouit un instant de sa stupeur, puis prenant un bol, se versa une bonne ration de café après en avoir rajouté dans celui de la jeune femme et, pour finir, s’assit en face d’elle :
— Ah bon ? fit celle-ci. Et pourquoi ?
— Pourquoi ? Pauvre Sainte Vierge ! Que vous êtes innocente !… Mais parce qu’il était tellement joyeux ce matin qu’à son retour il n’aura qu’une envie, c’est de recommencer…
— Moi aussi j’en aurai envie, admit Mélanie.
— Le contraire m’étonnerait. Seulement, je crois que vous devriez essayer de savoir ce que vous voulez : si c’est quelques jours de plaisir, alors allez-y ! Jetez-vous dans ses bras et usez de votre aventure jusqu’au bout ! En revanche, si vous voulez le garder…
— Pourquoi, murmura Mélanie après un instant de réflexion, pourquoi est-ce que ce… plaisir ne déboucherait pas sur un véritable amour ?
— Parce qu’à de rares exceptions près il ne faut pas aller trop vite et c’est déjà beaucoup que vous soyez allée à lui. Mais si vous posez la question c’est déjà une bonne chose. Cela prouve que vous avez envie d’aimer et d’être aimée.
— Bien sûr. Qui ne le souhaiterait ? Surtout par un homme tel que lui !
— Alors écoutez-moi ! Votre Antoine qui est toujours un peu le mien a quarante ans et vous en avez seize.
— Je suis bien plus vieille que cela si l’on additionne mes déceptions : fille ridiculisée par sa mère, mariée à un homme qu’elle aimait et qui n’a su que se moquer d’elle et…
— Ne ressassez plus tout ça et regardez devant vous ! Or, devant vous, il y a Antoine qui a connu beaucoup de femmes mais que vous enchantez parce que vous êtes toute jeune et toute fraîche. Il vous aimera peut-être passionnément… mais pour cela, il faut lui tenir un peu la dragée haute et vous faire désirer, sinon vous risquez de rejoindre le bataillon de toutes les autres qui ne sont plus que des fleurs séchées dans un herbier qu’il n’ouvre pas souvent. En outre, vous devez songer à votre situation présente et regarder la vérité en face : vous vous êtes enfuie la nuit de vos noces avec un parfait inconnu… je sais, vous aviez pour cela les meilleures raisons du monde mais que deviendront ces raisons si vous vous retrouvez enceinte ?
— Vous croyez que c’est possible ?
Ce fut au tour de Victoire d’être stupéfaite :
— Doux Jésus ! Mais qu’est-ce que votre mère vous a appris ? Est-ce que vous croyez encore que les enfants viennent dans les choux et dans les roses ?
— Ma mère ne m’a rien appris du tout, souffla Mélanie en baissant le nez. Même au soir de mes noces elle ne m’a rien dit…
— Alors les choux, les roses… la cigogne ?
— Tout de même pas ! J’ai déjà vu naître un poulain et l’on m’a dit qu’il n’y avait pas de grande différence entre une femme et une jument. Un coup de chance d’ailleurs, sinon j’ignorerais tout…
— Vous savez le principal. Votre jument avait passé de doux moments avec un bel étalon. Ce que vous venez de faire avec Monsieur Antoine…
— C’était merveilleux ! soupira Mélanie avec un sourire rayonnant. Et je crois que j’aimerais avoir un enfant de lui.
— Le moins qu’on puisse dire est que ce n’est pas le moment. Réfléchissez, petite sotte ! Bien que vous soyez mariée, votre mariage n’a pas été consommé. Donc vous avez des chances de le faire casser devant la loi et qui plus est d’obtenir l’annulation en cour de Rome. Soyez enceinte et vous pouvez dire adieu à tout cela !
L’éclairage que Victoire jetait sur sa belle nuit d’amour était un rien brutal mais Mélanie en comprit le bien-fondé. Si elle voulait garder Antoine – et en vérité elle ne souhaitait rien de mieux – il fallait évidemment prendre de grandes précautions. Une perspective peu attrayante ! À moins que…
— Pourquoi me donnez-vous ces conseils ? demanda-t-elle soudain. Est-ce que cela veut dire qu’en dépit du fait que je sois seulement une sotte un peu trop jeune vous aimeriez qu’Antoine et moi ?…
Le visage un peu sévère de Victoire s’illumina soudain comme si un feu venait de s’allumer en elle :
— Vous restiez ensemble pour toujours ? Ah oui je le voudrais ! Qu’il y ait ici une jeune dame… et puis des petits et ce fou cesserait peut-être de courir le monde comme il le fait depuis tant d’années ! Je commence à me faire vieille, demoiselle Mélanie, et je voudrais que cette maison continue à vivre quand je n’y serai plus.
Doucement, Mélanie quitta sa place et sans bruit s’approcha, lui glissa les bras autour du cou et l’embrassa :
— S’il ne tient qu’à moi, votre rêve se réalisera !
— Alors suivez mon conseil et si le Toine vient gratter à votre porte, n’ouvrez pas !
Mélanie promit. C’était facile dès l’instant où son séducteur avait disparu dans un nuage comme un génie de conte oriental même s’il s’agissait d’un nuage de poussière. Mais qu’en serait-il lorsqu’il serait là, tout proche, tout chaud et tout vibrant ? Ce serait sûrement beaucoup plus difficile d’autant que, déjà, la maison sans lui paraissait vide ! Peut-être parce que les portes ne claquaient plus et que les jumelles riaient moins cependant que Polly et Percy faisaient de plus longues stations devant la cheminée de la cuisine. Quant à Victoire, elle semblait perdue dans ses pensées. Seul Prudent demeurait égal à lui-même, c’est-à-dire silencieux comme un trappiste. La présence ou l’absence du maître n’y changeaient jamais rien.
Les longs moments de réflexion de Victoire débouchaient toujours sur Mélanie à qui elle dispensait alors d’étranges conseils de beauté. C’est ainsi que, pour lutter contre ses taches de rousseur, elle lui proposa tour à tour du jus de citron avec du sel, une mixture faite de jus de cresson et de miel, de l’oignon écrasé dans du vinaigre en ajoutant que, dès l’apparition des premières fraises, elle les lui réserverait pour qu’elle s’en fît des masques. Mélanie rit beaucoup, protesta qu’elle préférait de beaucoup manger les fraises mais essaya tout de même le citron salé. D’autant que son mentor lui offrit en même temps un petit pot d’une sorte de crème à l’odeur douce dont elle refusa d’ailleurs de lui donner la composition mais en assurant qu’elle en tirerait le plus beau teint du monde.
— Vous n’êtes pas raisonnable, remarqua Mélanie au soir de cette grande conversation qu’elles avaient eue ensemble. Vous voulez que je sois belle mais aussi que je ferme ma porte. Est-ce logique ?
— Je crois, oui. Prenez un âne ! Plus les carottes que vous lui donnerez seront fraîches et tendres et plus il en mangera… jusqu’à indigestion. Mais s’il voit les mêmes carottes à sa portée sans pouvoir y toucher, il fera n’importe quoi pour se les approprier.
— Pauvre âne ! Il risque de devenir fou…
— On n’ira pas jusque-là mais on verra à lui en donner… modérément pour qu’il n’en perde pas le goût !
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