Cette philosophie maraîchère amusa beaucoup Mélanie et lui fit passer un moment. La lecture des journaux lui en fit passer un autre, plus exaspérant. On avait beaucoup remarqué, au dernier bal de lady Decies, l’extrême élégance de Mme Desprez-Martel dans une robe de brocart bleu et or signée Paquin avec une longue traîne ourlée de martre. Très entourée, elle avait été la reine incontestable de cette belle soirée…

Le journal vola à l’autre bout de la petite pièce qui servait de bibliothèque et où Mélanie aimait à s’installer pour lire tout ce qui lui tombait sous la main avec la volupté de quelqu’un dont les lectures ont toujours été très surveillées. C’était la première fois qu’elle s’intéressait à une chronique mondaine mais celle-là eut le don d’exciter sa colère. Elle n’imaginait que trop sa mère, bienheureusement débarrassée d’une fille qu’elle s’était toujours efforcée, sinon de cacher, du moins de maintenir dans une enfance factice et hors de saison. Elle devait rayonner à présent et se griser longuement des compliments de ses nombreux admirateurs. Et sans doute n’accordait-elle même pas une pensée à celle qu’elle devait considérer comme sortie de sa vie ? La seule chose que Mélanie s’interdisait d’imaginer c’était que sa mère eût pu tremper dans l’ignoble combinaison montée par Francis. Par contre une question lui venait tout naturellement à l’esprit, maintenant qu’elle connaissait l’amour : Albine avait-elle eu des amants ? Peut-être même en avait-elle encore. À moins qu’elle n’eût choisi de rester fidèle à Francis car, en se remémorant certaine attitude, certaines paroles, certains regards, Mélanie en arrivait à la certitude que, dès avant ses fiançailles, sa mère était la maîtresse de Varennes…

Elle n’en éprouva pas de chagrin. Depuis qu’Antoine était entré dans sa vie, ces gens avaient perdu le pouvoir de lui faire du mal. Elle souhaitait seulement les oublier et marcher d’un pas ferme dans ce chemin nouveau qu’un génie ferroviaire venait d’ouvrir devant elle. Un chemin qu’elle entendait suivre jusqu’au bout, même s’il fallait faire de temps en temps du saut d’obstacles.

Elle attendit donc le retour d’Antoine d’un cœur tranquille mais disposé au combat. En fait, ce qu’elle éprouvait c’était ce mélange d’espoir, de patience et de pugnacité qui caractérise le chasseur à l’affût.

Ce que Mélanie n’imaginait pas c’est qu’Antoine, de son côté, prenait lui aussi des décisions de sagesse.

La superbe envolée romantique dont il avait été victime et qui l’avait poussé à enfourcher ses chevaux-vapeur à la nuit close s’était arrêtée net vers les deux heures du matin et à quelques kilomètres de Draguignan sous une pluie torrentielle qui avait noyé son moteur et presque transpercé sa peau de bique.

Par chance, un bâtiment s’élevait non loin du lieu où il était tombé en panne. Trempé, sacrant et maugréant, il avait réussi à pousser l’automobile jusqu’à cette maison et à l’abriter sous une espèce d’auvent, après quoi il avait cherché à se mettre lui-même à couvert, tapant à coups redoublés sur une porte solide qui avait fini par s’ouvrir de mauvaise grâce bien qu’il s’agît d’une de ces auberges de grands chemins comme il en pousse un peu partout dans les lieux déserts. Celle-là aurait pu servir de décor à la fameuse Auberge des Adrets qui, au siècle précédent, avait fait la gloire de Frédéric Lemaître tant l’atmosphère y évoquait le coupe-gorge. En fait ce n’était qu’une brave petite hôtellerie tenue par un vieux couple terrifié chez qui Antoine trouva une soupe chaude, un grog à réveiller un mort et un lit propre où il dormit comme une souche sous un édredon qui ressemblait à une énorme fraise. Le lendemain, le soleil était revenu, la Panhard-et-Levassor avait séché et le café qu’on offrit à Antoine avec d’épaisses tartines d’un succulent miel de lavande lui rendit quelque optimisme. Il paya royalement et sut même trouver de ces mots qui vous conquièrent les cœurs pour l’éternité mais, tandis que sa voiture grimpait en toussant un peu vers Salernes, il s’aperçut que tout lyrisme l’avait abandonné. Fermant sa mémoire et son cœur aux souvenirs trop grisants, il pensa qu’il s’était conduit comme un imbécile fieffé et que ses amours avec l’adorable Mélanie, s’il les poursuivait, pouvaient le conduire à de fort désagréables impasses.

— C’est trop facile de l’aimer, pensait-il. Qui pouvait supposer que cette gamine, mal nippée en dépit de sa fortune, possédât un corps digne de servir de modèle à Psyché ? Quand je l’ai vue venir, ravissante et nue, il m’a semblé que mon sang prenait feu. Mais il ne faut pas que cela se reproduise.

« Facile à dire ! protesta sa voix intérieure. Combien de temps penses-tu pouvoir tenir en face de la tentation ? En amour c’est le premier pas qui compte et quand ce pas est engagé dans une voie délicieuse, comment y renoncer ?… »

La meilleure solution était sans doute de penser aux conséquences possibles. Que deviendrait Mélanie si elle se retrouvait enceinte ? Cette seule pensée angoissait Antoine qui, jusqu’à présent, ne s’était jamais soucié des suites potentielles de ses amours fugaces. Il était peut-être l’heureux père d’un futur lord anglais, d’un marchand de frites belge et d’un ou deux petits Chinois mais aucune de ses maîtresses n’était vierge. Aucune, non plus, n’avait comme Mélanie touché les profondeurs de son cœur et il s’avouait qu’avoir d’elle un enfant l’eût comblé de bonheur. Un petit être qui gonflerait doucement ce ventre doux comme du satin et qu’un matin de soleil ferait éclore comme un camélia rose, quel joli rêve !… Beaucoup trop dangereux dans les circonstances actuelles ! Le diable seul savait quelle arme redoutable Varennes saurait faire de cet enfant.

Un autre coup de tonnerre coupa court aux pensées d’Antoine et, comme de nouvelles averses suivirent, il eut besoin de toute son attention pour mener son véhicule sur une route qui ne manquait ni de cassis ni de nids-de-poule. Aussi, quand il aperçut enfin les murailles rousses de Château-Saint-Sauveur, était-il à nouveau fatigué et de fort mauvaise humeur. Peut-être parce que approchait le moment où il allait devoir se comporter d’une façon qui ne lui plaisait pas du tout… De quoi aurait-il l’air avec ses scrupules et sa morale ? D’un vieux Joseph timoré et précautionneux en face d’une adorable Putiphar ?

Mais quand, sautant du petit perron dans un envol de jupons blancs et de cheveux fous, Mélanie courut vers lui pour l’embrasser, il ne put que refermer ses bras autour d’elle, comme il eût fait d’un grand bouquet de fleurs, et en respirer le parfum. Elle embaumait l’herbe coupée, le sous-bois après la pluie, le foin frais, le miel et la marjolaine. Et que ses lèvres étaient donc douces !

Pourtant il eut à peine le temps de les effleurer. Déjà Mélanie, comme si une crainte soudaine lui était venue, se détachait de lui. Il pensa alors qu’il n’avait même pas songé à se raser. Néanmoins elle riait de toutes ses petites dents blanches !

— Que c’est bon de vous revoir ! dit-elle.

— Mais moins de m’embrasser, n’est-ce pas ? Je pique !

— Oui, un peu, mais c’est sans importance !

À leur tour les jumelles dansaient leur ballet de l’accueil et Prudent s’approchait pour prendre soin de la voiture… Regagnant la maison bras dessus, bras dessous avec Mélanie, Antoine pensa que c’était bon de rentrer chez soi.

En dépit de la route fatigante, on s’attarda à trois autour de la cheminée comme la veille du départ pour le Cap Martin. Les pieds sur les chenets, Antoine, entre deux bouffées de tabac anglais, raconta ce qu’il avait appris ainsi que ce qu’il avait vu. Mélanie fut à peine surprise que son ami entretînt des relations avec une impératrice déchue puisque apparemment il connaissait la terre entière. Elle trouva même cela plutôt amusant mais la mine de Victoire demeurait sombre :

— Ainsi, il y a auprès de lui une femme qui joue votre rôle ? dit-elle à Mélanie. C’est à peine croyable !

— Si je ne l’avais vue moi-même, j’aurais peut-être du mal à le croire, soupira Antoine. Même taille, même silhouette et des cheveux plutôt roux d’après ce que son épaisse voilette blanche m’a laissé apercevoir.

— Il a donc une complice ?

— Pourquoi pas une maîtresse ! fit Mélanie tranquillement. Le soir où je l’ai rencontré, je l’avais vu embrasser une jeune femme rousse. C’est peut-être elle !

— Vous semblez prendre la chose avec philosophie ? remarqua Antoine tout de même un peu surpris. Cela ne vous fait rien ?

La jeune femme l’enveloppa de son beau regard paisible et sourit :

— Il y a quelques jours j’aurais été très malheureuse mais à présent… non. Non, cela m’émeut à peine. Je crois que si un amour tombe de trop haut il doit pouvoir se briser net. Le mien s’est cassé lorsque j’ai su que mon voyage de noces n’était en fait qu’un piège. Vous ne voudriez pas que j’aime encore cet homme-là ?…

— C’est ce qui pouvait arriver de mieux ! fit Victoire. Mais ce que je ne comprends pas, moi, c’est comment ce monsieur entend mener sa vie par la suite ? Un très long voyage, oui, pourtant il faudra bien qu’il en revienne un jour. Au moins pour l’argent !

— Au cours d’un voyage lointain, un accident peut toujours se produire ?

— Vous voulez dire que cette personne pourrait… disparaître ? demanda Mélanie. C’est impossible ! Quelle femme accepterait de se prêter à une telle comédie en sachant ce qui l’attend à la fin ?

On peut toujours disparaître officiellement, témoin votre cas puisqu’il vous croit enfermée dans une maison de fous. Mais j’imagine Varennes tout à fait capable de supprimer sa complice qui, bien sûr, ne serait pas au courant de ses intentions…

— Et la danseuse espagnole ? Que devient-elle dans tout cela ?

— Vous m’en demandez trop, ma chère Mélanie ! Il est probable qu’elle n’a pas grand-chose à voir avec les machinations du marquis. Je dirai même qu’elle a dû trouver très amusant qu’il passe sa nuit de noces avec elle et à deux pas de votre compartiment. Elle est de ces femmes qui cherchent le plaisir, l’argent aussi, bien entendu, mais rien d’autre. À présent, si vous voulez bien me le permettre, je vais me coucher. Je suis mort de fatigue… Vous conduirai-je à votre chambre ?

— Non merci. Je vais rester encore un peu avec Victoire. Je suis bien avec elle et puis elle m’apprend à tricoter. Dormez bien !

Tout à l’heure, elle n’avait pu se retenir de se jeter à son cou mais, cette fois, elle lui tendait une main bien ouverte, pour un shake-hand à l’anglaise. Vaguement désappointé, Antoine y posa un baiser avant de la laisser retomber. Puis il se dirigea vers l’escalier, Percy sur ses talons.

Dans ce lit qu’il prétendait appeler de tous ses vœux, il resta un bon moment éveillé, les mains croisées sur son estomac à se demander s’il était aussi inoubliable qu’il le croyait ou bien si Mélanie se moquait de lui ?… Il n’avait même pas la ressource d’allumer sa pipe ou une cigarette car Victoire lui interdisait de fumer au lit et elle possédait un flair de chien de chasse… Et cette maudite scène de l’atelier qui ne cessait de se jouer dans sa mémoire en réveillant un désir dont il n’avait que faire !

Il examina l’idée de boire un verre, la trouva bonne et aller chercher, dans un cabinet de marqueterie, un flacon d’armagnac qu’il se mit en devoir de vider méthodiquement, après quoi il se laissa tomber comme une pierre dans le doux sommeil de l’oubli.

Un oubli qui ne se prolongea pas au-delà de l’arrivée d’un télégramme ainsi conçu : « Tiens à vous apprendre que personnages intéressants partis pour Italie lendemain de votre visite. Lettre suit. Affections. E. »

Le message en question ayant été posté à Monaco, Antoine pensa que M. Pietri, le fidèle secrétaire, avait dû s’en charger. Il était suffisamment explicite pour que la lettre ne fût rien d’autre qu’un aimable surcroît d’amitié. On pouvait l’attendre sans impatience.

— Vous pensez qu’il vous a reconnu ? demanda Mélanie quand il lui montra le papier bleu.

— Sans aucun doute et cette rencontre lui a fait peur. Il a pu supposer que je séjournais à la villa Cyrnos et il a préféré prendre le large.

— Qu’allons-nous faire ?

— Rien. Il doit ignorer toujours que son mauvais coup est manqué. Je trouve un peu bizarre que ses complices n’aient pas réussi à le prévenir mais il est parfois difficile de se rendre maître des circonstances. Le mieux, pour vous, est de ne pas bouger pour le moment. À moins que vous ne souhaitiez vivement retourner à Paris ?

— Oh non !

La spontanéité du ton fit sourire Antoine. Laissant les femmes à leurs occupations, il s’en alla aider Prudent à laver la voiture qui en avait le plus grand besoin.