Les jours qui suivirent se déroulèrent dans un calme qui donna à réfléchir à Victoire. Mélanie et Antoine semblaient se fuir et, même quand les repas les réunissaient, se regardaient le moins possible. Aucune explication n’eut lieu entre eux. Ils adoptèrent un ton de camaraderie légère qui ne laissait pas place au souvenir mais on aurait dit qu’à présent leur nuit d’amour creusait un fossé entre eux. Ce n’était pas ce que voulait Victoire et elle essaya de s’en expliquer avec Mélanie mais celle-ci lui glissa entre les doigts comme une anguille, se contentant de soupirer :
— Je crois que nous nous sommes fait des illusions l’une et l’autre. L’amour n’était pour rien dans ce qui est arrivé…
Interroger Antoine posait encore plus de problèmes car Victoire n’était pas censée tout savoir. D’ailleurs, il se débrouillait très bien pour échapper à toute tentative d’aparté, ce qui avait le don d’agacer prodigieusement la vieille femme. D’autant que Mélanie semblait devenir chaque jour plus belle, et Antoine qui passait ses journées à courir la campagne ou à s’enfermer dans son atelier n’avait pas l’air de s’en apercevoir. Mélanie se promenait, elle aussi, en compagnie du chien et de la chatte, ou bien avec les jumelles qui s’étaient prises pour elle d’une amitié unanime. Le reste du temps, elle lisait dans la bibliothèque ou encore donnait un coup de main à Victoire qui prenait plaisir à lui apprendre la cuisine.
Celle-ci décida, à un moment où elle se trouvait seule, de grimper au grenier pour extraire du fond secret d’un vieux bureau un antique bouquin de recettes et de philtres qu’elle avait déniché un jour en faisant le ménage. Comme elle n’en avait pas l’emploi à cette époque, elle s’était contentée d’y jeter un coup d’œil curieux mais cette fois, elle pensait que le cahier jauni pouvait peut-être l’aider dans la tâche qu’elle s’était donnée car il contenait, elle s’en souvenait bien, deux ou trois bonnes recettes pour exciter le désir et même – mais elle y croyait moins – pour provoquer l’amour. Elle en releva soigneusement trois, ce qui était beaucoup.
Elle essaya la première qui lui paraissait la plus facile à réaliser – les testicules d’un lièvre et le foie de colombe n’ayant jamais eu place dans son garde-manger – et qui se composait, entre autres herbes, de gui de chêne et d’armoise. Le grimoire disait bien que, pour un meilleur résultat, il était recommandé de tresser une couronne d’armoise et de la placer sur la tête du patient pour l’envoyer danser autour des feux de la Saint-Jean mais, ne voyant pas comment elle pourrait convaincre Antoine de se couronner d’herbe pour aller gambader dans la prairie et la Saint-Jean étant encore lointaine, Victoire se contenta de mêler la mixture à une bonne soupe à l’ail qu’il mangea avec gloutonnerie en la déclarant meilleure que d’habitude.
Hélas, non seulement le « patient » ne se jeta pas sur Mélanie toutes affaires cessantes, mais il eut une colique qui le tint debout une bonne partie de la nuit. Repentante, Victoire lui donna du laudanum et révisa ses idées sur la sorcellerie. Sans y renoncer d’ailleurs mais en pensant qu’il lui fallait approfondir le sujet. Elle n’en eut pas le temps car, deux jours après cet essai malheureux, la tragédie se forçait un chemin jusqu’à ce havre de paix qu’était Château-Saint-Sauveur.
La douceur du temps s’y prêtant, on avait pris le café dehors sur une petite terrasse qui dominait le vallon. Le courrier et les journaux venaient d’arriver. Mélanie qui n’attendait rien, et pour cause, suivait distraitement le vol d’un papillon blanc tandis qu’Antoine, après avoir dépouillé le premier, entreprenait la lecture des seconds.
Une lecture qui ne dura guère car, soudain, il poussa une exclamation de surprise :
— Par tous les saints du paradis, Mélanie, regardez ça !
Il lui tendait un exemplaire du Figaro qu’il venait de plier de façon que l’article en question lui sautât aux yeux.
Le titre, en caractères gras, s’étalait sur trois colonnes : « Drame sur le lac de Côme. Une jeune femme de l’aristocratie française trouve la mort au cours d’une promenade en barque… »
Ce qui suivait était épouvantable. Le marquis et la marquise de Varennes, en voyage de noces à Bellagio où ils séjournaient à la villa Serbelloni, dépendance du Grand Hôtel, avaient souhaité faire au clair de lune un tour dans le petit bateau qu’ils avaient loué pour la durée de leur séjour. Que s’était-il passé au juste ? fausse manœuvre du marquis, coup de vent inattendu ou bien rencontre d’un rocher ? Toujours est-il que la barque avait chaviré, précipitant à l’eau ses deux occupants. Le marquis, sportsman accompli cependant, n’avait pu secourir sa jeune femme et il avait rencontré d’ailleurs les plus grandes difficultés à se sauver lui-même. L’alerte donnée, des secours s’étaient organisés aussitôt mais il avait été impossible de retrouver le corps de la marquise… Le journal concluait en offrant ses condoléances à la famille Desprez-Martel déjà si cruellement éprouvée par la dispariton de son chef, le grand financier Timothée Desprez-Martel, et en ajoutant que sous la direction du jeune époux désespéré, les recherches continuaient sur le lac de Côme dans l’espoir de recueillir au moins la dépouille mortelle de cette jeune mariée de seize ans…
Le journal échappa des mains de Mélanie devenue soudain aussi blanche que la nappe. Elle leva sur Antoine des yeux épouvantés.
— Il l’a tuée !… Mon Dieu ! Il a tué sa complice.
— Vous le pensez aussi ? gronda le peintre. C’était d’ailleurs ce à quoi il fallait s’attendre parce que c’est la suite logique de cette affreuse affaire.
— Mais pourquoi ? Ne devais-je pas, si les choses s’étaient déroulées selon les plans de cet homme, être conduite dans une clinique psychiatrique après mon enlèvement du train ?
— C’est du moins ce que ce misérable a dit à Pierre Bault. En fait, ceux qui devaient s’emparer de vous avaient sans doute pour consigne de vous tuer et de faire disparaître votre corps pendant que Varennes jouerait les époux amoureux auprès d’une maîtresse dont il a dû faire sa complice. Mais il fallait qu’elle aussi disparût. Il est probable que notre rencontre, en le poussant à gagner l’Italie plus tôt qu’il ne le pensait, a précipité ce dénouement prévu à l’avance.
— Vous voulez dire que cette femme était vouée à la mort comme moi-même ? Que Francis n’a pas reculé devant un double crime ?
— En cette matière c’est le premier pas qui coûte. Encore ne devait-il pas tuer lui-même. À présent le voilà libre et, comme il est votre héritier légal, c’est à lui que reviendra toute la fortune Desprez-Martel. Un joli coup !
— Joli ? Oh, Antoine ! fit Mélanie choquée.
— Si l’on s’en tient à l’échelle de perfection des crimes, sans aucun doute. J’ajoute qu’il est très probable que l’on ne retrouvera jamais votre corps. Il a dû faire ce qu’il faut pour cela…
— À moins qu’il n’ait pas tué du tout ! dit Victoire qui venait de lire à son tour. Cette femme, qui sait, il l’aime peut-être ? Pourquoi ne l’aurait-il pas débarquée sur un autre point du lac en lui donnant rendez-vous dans quelques semaines et sous sa véritable apparence ? Quand les remous causés par cette disparition seront calmés, le couple pourra vivre au grand jour et dans le luxe.
— Tu pourrais bien avoir raison, approuva Antoine qui l’avait écoutée avec attention. Après tout et si profond que soit ce lac de montagne, un corps peut toujours remonter à la surface, même bien lesté… Au fond, cette solution me paraît à présent mieux adaptée à la mentalité du personnage. Il ne doit pas aimer se salir les mains. Et puis, il tient peut-être à cette femme ?
Mélanie, soudain, éclata en sanglots et s’enfuit vers la maison. Elle venait de voir se dresser devant elle le couple que formaient Francis et la belle rousse sur la terrasse de Mrs. Hugues-Hallets. Elle avait contemplé, non un flirt passager, mais deux amants passionnés et c’était très certainement cette ravissante créature qui, masquée, avait joué son rôle. Une corvée, certes, mais combien allégée par l’amour de Francis et la perspective de partager plus tard avec lui l’une des plus grandes fortunes françaises…
Assise dans la cuisine sur la pierre de l’âtre et les genoux remontés jusqu’au menton, Mélanie resta là un moment. Elle ne pleurait plus et souhaitait seulement s’intégrer à cette pierre blanche qui la soutenait pour ne plus rien ressentir. Puis, la conscience d’une présence lui fit relever la tête qu’elle avait posée sur ses bras croisés. Son regard remonta les longues jambes et le torse d’Antoine jusqu’au visage sombre qu’il penchait sur elle :
— Vous l’aimez toujours, n’est-ce pas ? fit-il d’une voix curieusement détimbrée.
— Qui ? Francis ?… Oh non !
— Alors pourquoi ces larmes ?
— Si vous croyez que c’est drôle d’apprendre sa propre mort ?… Non, je ne l’aime plus et ça j’en suis sûre. Je crois que… je pleurais sur moi-même. Je ne tenais déjà pas beaucoup de place et voilà que l’on m’a supprimée ! Et comme personne ne tient à moi… Je me demande même si ma mère me pleure en ce moment ? Elle doit plutôt chercher à se composer un deuil aussi seyant que possible ?
Antoine se laissa glisser à côté de Mélanie dont il entoura les épaules d’un bras pour attirer sa tête contre lui :
— Moi je tiens à vous ! dit-il gravement. Et si, depuis mon retour, je vous ai fuie, c’est parce que je craignais trop de vous faire tort en me laissant aller à vous aimer. Notre nuit a été… merveilleuse.
— Pour moi aussi… souffla Mélanie qui ajouta après une toute légère hésitation : Cela n’a plus d’importance à présent que je n’existe plus. Je n’ai même plus de nom…
La note douloureuse qui vibrait dans ces mots désenchantés fit réagir Antoine. Se laissant glisser à genoux devant Mélanie, il la saisit aux épaules et la secoua sans trop de douceur :
— Vous n’imaginez pas que nous allons laisser les choses en l’état ? Permettre à ce misérable de s’adjuger votre fortune et de mettre en danger ce qu’il reste de votre famille ? Car ne vous y trompez pas : il veut tout. Votre mère et sa frivolité incurable ne pèseront pas lourd. Pour ce qui est de votre oncle, je le vois très bien victime d’un accident quelconque lui aussi. N’y a-t-il plus rien pour eux dans votre cœur ?
— Pas grand-chose, je le crains, pour ma mère. En revanche, j’aime bien mon oncle Hubert… Mais peut-être qu’il ne leur fera rien. Quant à moi, je me sens bien ici. Après tout pourquoi ne pas me laisser oublier ?
— Et faire dire quelques messes pour le repos de votre âme par l’abbé Bélugue ? Mélanie, Mélanie, réveillez-vous ! Rien n’est plus dangereux qu’une idée morbide si on la laisse se développer car rien n’est plus séduisant, à certains moments, que la tentation de la mort ! Croyez-moi !
— Cette tentation, vous l’avez déjà ressentie ? Vous ?
— Oui.
— Comme c’est étrange !… Mais, bien sûr, vous ne m’en direz pas plus ?
— Non. Êtes-vous disposée à suivre mes conseils ?
— C’est selon ! Que dois-je faire ?
— Rien. Pour le moment tout au moins. Moi, ce soir, je prendrai le train de nuit pour Paris. J’ai là-bas un ami journaliste, un peu fou mais d’une discrétion à toute épreuve dans les cas graves et, de plus, fouineur comme pas un. Je vais lui demander d’aller explorer les rives du lac de Côme pour voir si, d’aventure, une belle rousse n’aurait pas surgi quelque part, en pleine nuit. Vous, naturellement, vous restez ici.
— Alors c’est non ! coupa Mélanie. Si vous allez à Paris j’y vais aussi. Il est temps que je m’occupe de mes propres affaires et d’ailleurs est-ce que je ne représente pas la meilleure façon de confondre Francis ? Quand je serai en face de lui, il faudra bien qu’il me reconnaisse ! Ce pourrait même être un spectacle assez amusant ?
— Je ne crois pas. Même en face de l’évidence, un homme comme lui n’avouera jamais rien. D’ailleurs, vous n’en avez peut-être pas conscience mais vous avez changé depuis que vous êtes ici. Il vous accusera d’imposture…
— Et ma mère ? Croyez-vous qu’elle ne me reconnaîtra pas ?
Antoine hésita un instant devant ce qu’il allait dire puis se décida :
— C’est un risque que je préfère ne pas vous voir courir pour le moment car vous ignorez jusqu’à quel point elle tient à cet homme.
Puis, voyant se crisper le visage de Mélanie, il se fit tout de suite plus tendre :
— Je sais que je vous fais du mal mais je veux vous en éviter davantage. Croyez-moi, mon petit cœur ! il vaut beaucoup mieux que j’aille reconnaître le terrain, voir votre oncle puisque vous êtes sûre de lui…
— Encore faudrait-il qu’il soit à Paris ? Il est toujours sur les chemins pour des chasses, pour le sport. Lui aussi est un voyageur impénitent…
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