— Mais à moins qu’il ne soit parti pour le Tibet il apprendra la nouvelle et il reviendra assister à la cérémonie que l’on célébrera très certainement pour le repos de votre âme. S’il est là je le verrai et, de toute façon, Lartigue et moi sommes très capables de préparer pour Varennes le piège solide dont il a besoin.
— Mais si oncle Hubert est là, je n’ai aucune raison de ne pas rentrer ?
— S’il est là, vous venez de le dire vous-même. En outre, la déception et la colère sont capables de pousser le marquis à toutes les extrémités. Je ne veux pas que vous soyez en danger. Alors laissez-moi préparer le terrain pour vous ! Ensuite, je vous appellerai. Et vous n’aurez plus à craindre d’être une femme sans identité, vous redeviendrez très vite Mélanie Desprez-Martel car, votre pseudo-mari en prison, vous serez rapidement divorcée et l’annulation suivra. Je vous en prie, Mélanie, laissez-moi faire !
Les mains d’Antoine serraient les épaules de la jeune femme comme pour mieux faire pénétrer en elle sa conviction. Elles lui faisaient un peu mal mais elles étaient chaudes et rassurantes et Mélanie retrouva un petit sourire :
— J’aimais mieux le nom que vous m’avez donné il y a un instant…
— Lequel ?
— Vous le savez très bien. Mélanie, décidément, c’est un peu sec.
Alors les mains d’Antoine se desserrèrent, glissèrent le long du dos jusqu’à la taille qu’elles étreignirent tandis qu’incapable de résister à l’attrait de cette jolie bouche, il s’en emparait avec une ardeur qui traduisait assez bien ce qu’avaient pu être ses dernières nuits. Mélanie eut un soupir de bonheur et se blottit étroitement contre lui avec l’impression délicieuse que, depuis toujours, cette place lui était réservée.
Victoire qui rapportait le plateau à café s’arrêta au seuil de la cuisine et les larmes lui vinrent aux yeux : elle voyait enfin ce dont elle avait rêvé depuis tant d’années. Elle recula un peu pour être sûre de ne pas être aperçue, ce qui lui permit de stopper la charge de Magali et de Mireille qui rentraient en trombe pour faire la vaisselle. Elle mit d’abord un doigt sur sa bouche puis leur intima l’ordre d’aller au fruitier lui chercher un plein panier de poires d’hiver.
Comprenant qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire, les jumelles partirent sur la pointe des pieds, étouffant des rires dont elles ne savaient pas la raison et Victoire resta là, retenant son souffle par crainte de troubler ce miracle : un instant d’amour vrai, une minute d’éternité.
À la tombée de la nuit, Antoine, conduit par Prudent, partit pour Avignon où le rapide Marseille-Paris passerait vers dix heures du soir. Il ne dit pas un mot tant que dura le petit voyage. Son esprit restait auprès de Mélanie, telle qu’il allait en garder le souvenir : debout dans le grand rectangle lumineux de la porte et agitant la main dans un geste d’adieu… À cet instant, la tentation d’ordonner à Prudent d’arrêter et de remettre la voiture au garage avait été affreuse. Ce serait si simple de garder ce fabuleux cadeau du destin ! Un mot, un geste et il pourrait courir vers elle, l’emporter dans ses bras jusqu’à la vieille couverture garance qui garderait à jamais l’empreinte de sa chair nacrée et l’aimer, l’aimer jusqu’à en perdre le souffle, jusqu’à en mourir. Et voilà que, comme un imbécile d’honnête homme, il allait travailler à la rendre aux siens, à une vie où il savait bien qu’il n’aurait pas sa place. Il allait travailler à la perdre alors que tout en lui l’appelait, la désirait…
Il se força à continuer sa route, s’accordant seulement la joie de penser que là-bas, Mélanie le suivait en esprit et que, peut-être, elle l’aimait un peu ? Ou bien ce qu’elle ressentait pour lui n’était-il que l’éblouissement d’un corps soudain éveillé au plaisir, la tendresse que toute femme garde à un savant initiateur si d’aventure elle en rencontre un ? Il eût été si heureux d’apprendre qu’elle éprouvait la même déchirure que lui !…
Mais Mélanie ne souffrait pas. Elle était même infiniment heureuse. Le souvenir du baiser d’Antoine était là pour lui tenir chaud et repousser dans les ténèbres dont elle n’aurait jamais dû sortir la dramatique nouvelle d’Italie apportée tout à l’heure par le journal jusqu’à ce château des garrigues où il faisait si bon aimer Antoine…
Le lendemain dans l’après-midi, Mélanie, assise par terre au milieu de l’atelier, explorait, avec le petit frisson délicieux du fruit défendu, les œuvres d’Antoine. Il y avait des toiles étranges, aux couleurs fulgurantes, d’un symbolisme trop compliqué pour elle, quelques portraits mais qui représentaient surtout des paysans. Des vieux à la peau tellement plissée de rides qu’elle paraissait feuilletée mais dont les yeux brillaient comme des escarboucles. Deux ou trois portraits de femmes, trop belles pour que la jalouse ne les jugeât pas détestables et vouées à la décrépitude dans un proche avenir. Et puis des dessins, des tas de dessins représentant les habitants de la maison, chat et chien compris, mais un carton, caché sous le divan, lui réservait une surprise car il était bourré à craquer d’esquisses, de sanguines et de pastels dont l’unique modèle était elle-même : son visage d’abord et puis toute sa personne, debout, assise, courant vers un horizon invisible. Quelques feuilles, soigneusement enveloppées de papier, la firent même rougir jusqu’aux oreilles car elle s’y vit nue, étendue sur le divan rouge qui faisait chanter son corps sur lequel le pastel s’était attardé avec une complaisance un peu gênante quoique flatteuse. Et Mélanie, n’ayant jamais posé pour le peintre, resta un moment à se demander comment il avait pu la rendre si vivante et si voluptueuse.
Le bruit d’une voiture s’arrêtant devant la maison la fit sursauter. Elle se hâta de remettre tout en place, pensant que peut-être Antoine avait changé d’avis et revenait, puis elle se calma. Fallait-il qu’elle se sentît en faute pour avoir oublié que ce devait être Prudent retour d’Avignon où son maître lui avait conseillé de passer la nuit et de faire quelques emplettes !… Néanmoins, elle jugea plus sage de quitter l’atelier et sortit sur la pointe des pieds. Mais l’occupant de l’automobile ne devait pas être l’époux de Victoire car Mélanie entendit des voix dont l’une lui était inconnue. Et c’est seulement quand elle fut en haut de l’escalier qu’elle aperçut le visiteur et le reconnut en dépit du sobre costume de ville qu’il portait en place de son uniforme : c’était Pierre Bault, cet étrange conducteur de wagons-lits qu’Antoine tutoyait. Et Victoire causait avec lui comme si elle le connaissait depuis longtemps.
Évidemment, depuis deux mois la vie de Mélanie avait suivi bien des chemins assez étranges pour qu’elle ne s’étonnât plus de grand-chose mais cette arrivée soudaine était tout de même bizarre. Elle hésita toutefois à se montrer. Et puis soudain Bault éleva la voix et elle entendit :
— Il est parti pour Paris ?… C’est ce que je craignais, mais quelle folie ! Sans le savoir il est allé se jeter dans la gueule du loup !
Mélanie, alors, descendit l’escalier en courant :
— Vous ne pouvez pas m’en dire un peu plus ? demanda-t-elle.
Son intrusion ne parut pas surprendre l’homme du train. Il la salua et s’efforça de lui sourire mais ne réussit qu’une sorte de grimace :
— Je crains que ce ne soit difficile, madame…
— Il me semble que j’ai le droit de savoir. C’est pour moi qu’il est allé à Paris et vous dites qu’il va y être en danger ?
— C’est à craindre. Aussi, quand, hier, j’ai lu le journal, je me suis douté qu’il allait se précipiter pour vous aider à sortir de cet imbroglio et je me suis fait remplacer sur le train pour venir jusqu’ici le supplier de ne pas bouger. Malheureusement j’arrive trop tard mais je peux essayer de le rattraper…
— Vous ne partirez pas sans m’avoir appris de quoi il est question, affirma Mélanie reprise en écho par Victoire :
— Ni de prendre une tasse de café ! Nous en avons tous besoin. Venez à la cuisine ! De toute façon, vous n’avez pas de train avant quelques heures !
— Pourquoi ne pas télégraphier chez lui, à Paris ? Il y a, je crois, un appartement ? Dites-lui de revenir.
— Parce que cela ne servirait peut-être à rien et qu’il ne me pardonnerait pas d’aiguiller ses ennemis sur Avignon. Jusqu’à présent, cette maison est restée pour lui un havre secret. Pourquoi donc croyez-vous qu’il n’y a pas le téléphone ici ? Il fallait donc que je vienne.
Les raisons de Pierre Bault semblaient un peu spécieuses à Mélanie mais il y avait dans son regard une inquiétude si réelle qu’elle se reprocha ses soupçons. Les relations entre les deux hommes lui paraissaient si étranges !… De toute façon celui-là lui avait sauvé la vie au moins autant qu’Antoine.
Un moment, tous deux restèrent assis, face à face, de chaque côté de la longue table. Pierre Bault regardait ses mains sans dire un mot et Mélanie n’osait plus briser le silence. Ce fut seulement quand la senteur généreuse du café établit un pont entre eux qu’elle osa dire :
— Je vous en prie ! Expliquez-moi ce qui se passe ! J’aime Antoine et s’il devait, par ma faute, lui arriver… quelque chose, je crois que je ne m’en consolerais pas.
Mais Pierre Bault ne disait toujours rien. Alors Victoire s’en mêla :
— Monsieur Antoine n’est pas bavard, cependant je sais depuis longtemps qu’il mène ce qu’on peut appeler… une double vie. Je sais aussi que vous l’aimez bien. Alors peut-être que nous pourrons vous aider ?
— Peut-être… en effet !
Il parla. Mélanie apprit ainsi que sous le couvert innocent de la peinture qui lui permettait de voyager un peu partout, Antoine Laurens servait la France dans ce qu’il est convenu d’appeler les services de renseignement. Pas de façon régulière ni continue. Simplement, on lui confiait certaines missions bien précises qui entraient aisément dans le cadre de son existence d’artiste. C’est ainsi que l’hiver précédent, il avait réussi à s’emparer d’un document d’une extrême importance pour l’alliance franco-russe encore trop jeune pour n’être pas fragile. Détenu par l’un des redoutables agents de l’Okhrana(11) qui se doublait de l’un des principaux chefs du terrorisme socialiste allemand, un certain Azeff, ce document avait fait couler pas mal de sang, dont celui d’Antoine qui avait été blessé dans le dernier engagement et aussi celui d’Azeff lui-même laissé pour mort sur un quai d’Anvers.
— Seulement Azeff n’est pas mort, reprit Pierre Bault. Il y a une semaine environ, il s’est embarqué à Nice sur le Méditerranée-Express à destination de Paris en compagnie de sa maîtresse. Sous un faux nom bien sûr mais je l’ai reconnu, et s’il vient à Paris ce ne peut être que pour une seule raison : abattre l’homme qui s’est mis en travers de son chemin et l’a mené à deux doigts de la mort.
— En ce cas, pourquoi n’avez-vous pas prévenu Antoine ? reprocha Mélanie.
— Parce qu’il n’y avait pas urgence, bien au contraire. Chaque fois qu’il rentre de mission, on laisse s’écouler un certain temps avant de faire de nouveau appel à lui. Un retour à la vie normale, presque anonyme, à la peinture pour laisser les remous se calmer. Je me suis contenté de prévenir… en haut lieu sachant bien que si M. Laurens savait son ennemi revenu il n’aurait rien de plus pressé que lui courir sus. Et on ne veut pas de ça…
— En haut lieu ?
— En haut lieu ! C’est pourquoi j’ai pris peur à la lecture de cet article. Je suis donc accouru pour essayer de le retenir. Il me reste à gagner au plus vite Paris pour le convaincre de rentrer. En espérant qu’il ne sera pas trop tard… Mesdames, je vous remercie beaucoup de votre accueil.
— Comment êtes-vous venu jusqu’ici ? demanda Mélanie. Il me semble avoir entendu le bruit d’un moteur.
— En effet. J’ai, en Avignon, un ami qui possède une de ces raretés, fit-il avec un léger sourire. Il a bien voulu me la prêter.
— Vous savez conduire ?
— Cela vous étonne d’un simple employé des Wagons-lits ? j’ai appris beaucoup de choses dans ma vie, madame. Je sais même conduire une locomotive.
— Je n’ignore pas que vous êtes quelqu’un d’étonnant mais si vous voulez bien m’attendre quelques instants, je partirai avec vous.
Victoire ne laissa pas au visiteur le temps de protester.
— Vous n’allez pas faire ça ! Monsieur Antoine…
— Monsieur Antoine est en danger par ma faute ! coupa fermement Mélanie. Il est temps que j’aille mettre de l’ordre dans mes propres affaires. Sinon M. Bault n’arrivera jamais à le convaincre de rentrer. Vous voulez bien m’emmener… et payer pour moi un billet de train ? Je vous rembourserai dès que nous serons à Paris et si vous voulez bien mettre un comble à votre amabilité en télégraphiant pour que l’on vienne me chercher à la gare, ma dette sera vite réglée…
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