— Vous voulez prévenir votre famille ?
— Non. Le fondé de pouvoirs de mon grand-père. Je sais que je peux compter sur lui. J’imagine même qu’il éprouvera, en me revoyant, un certain soulagement…
Et Mélanie s’envola vers les hauteurs pour préparer son mince bagage.
Troisième partie
L’AFFRONTEMENT
Chapitre IX
LA MAISON DES CHAMPS-ÉLYSÉES
Le train qui ramena Mélanie ne ressemblait pas vraiment au Méditerranée-Express. Simple convoi de voyageurs, il lui offrit le confort, relatif quand il s’agit d’y passer la nuit, d’un wagon de première classe. Elle y dormit cependant grâce à ce magnifique sommeil de la jeunesse et beaucoup mieux qu’elle ne l’avait fait dans son luxueux sleeping où elle n’avait même pas ouvert les draps. La seule chose qui la gênât fut de porter à nouveau le costume de son voyage de noces et d’avoir, pour ce faire, remis l’odieux corset. Mais elle avait ajouté à son chapeau une épaisse voilette marron qui enveloppait sa tête, dissimulant ses cheveux aussi bien que son visage. Deux personnes seulement – un couple âgé – occupaient le même compartiment et, devant l’évidente volonté d’isolement de cette jeune dame, ils n’essayèrent pas de lui parler. Ils devaient d’ailleurs descendre à Lyon.
Pierre Bault, bien sûr, voyagea dans le même train mais, afin d’être certain qu’on ne les remarquerait pas, il salua Mélanie après l’avoir installée en ajoutant seulement qu’à l’arrivée il veillerait sur elle et s’en occuperait au cas où Olivier Dherblay n’aurait pas reçu ou pas compris son télégramme. Et il se chercha une place ailleurs.
Néanmoins, en dépit de cette protection discrète, Mélanie se sentit un peu désorientée quand, vers neuf heures du matin, elle mit le pied sur le quai de la gare parisienne. Il y avait beaucoup de monde et elle se trouva un peu encombrée de ses bagages. Un porteur se présenta à point nommé et en se retournant, elle aperçut Pierre qui, tout en échangeant quelques mots avec un employé à casquette galonnée, ne la quittait pas des yeux. Elle lui sourit en esquissant un geste de la main et se mit en marche à la suite de l’homme en blouse bleue. À mesure qu’elle avançait en fouillant la foule du regard une inquiétude lui venait : si Dherblay n’avait pas reçu son télégramme ? Il pouvait être absent ? Et si le « petit bleu » n’avait pas été délivré à temps ? Que ferait-elle ?… Une chose était certaine : pour rien au monde elle n’irait chez sa mère.
Et soudain, elle l’aperçut. Il se tenait debout, auprès de la grille d’entrée du quai, les mains au fond des poches d’un grand manteau de drap anglais gris dont le col relevé remontait jusqu’à ses oreilles. Sourcils froncés, il observait le flot vomi par le train, guettant une silhouette, un visage. Lui toujours si froid et si calme semblait inquiet. Alors Mélanie courut vers lui :
— Dieu merci, vous êtes venu ! Vous ne pouvez pas savoir comme je me sens soulagée…
D’un geste presque brutal, il la saisit aux épaules, scrutant le mystère de ce visage voilé :
— C’est vraiment vous ? Ce télégramme a manqué me faire devenir fou car vous êtes bien la seule Mélanie que je connaisse. Et l’on vous disait morte…
Pour toute réponse elle souleva l’épaisse voilette pour qu’il pût voir sa figure. Il eut alors un grand soupir de soulagement et laissa retomber ses mains comme si elles venaient de perdre toute leur force.
— Je ne comprends rien à cette histoire mais que Dieu soit béni ! Soyez-le aussi d’avoir pensé à m’appeler, moi !
Cet homme d’affaires si flegmatique semblait curieusement ému et Mélanie lui sourit. Elle avait foi en la rigueur de sa loyauté mais n’avait jamais imaginé qu’il pût éprouver des émotions.
— J’ai un peu honte de vous avouer que je n’ai aucune confiance en ma mère, fit-elle en rajustant son fragile rempart. Quant à mon oncle, j’ignore où il se trouve. Je me suis souvenue alors de ce que vous m’aviez dit, dans cette même gare : je pouvais venir habiter l’hôtel de grand-père…
— J’y suis passé prévenir Soames avant de venir ici, tout en restant tout de même assez dubitatif. La maison vous attend et je vais vous y conduire. Venez, ne restons pas ici ! Vous avez des bagages ?
— Ils sont aux mains de ce porteur mais je n’ai rien de plus que ce que j’ai emporté sur le Méditerranée-Express.
— Vous aurez très vite tout ce qu’il vous faut. N’oubliez pas que vous êtes riche…
Il la guida vers sa voiture qui attendait dans la cour de la gare et elle poussa un soupir de soulagement en retrouvant le confort moelleux de cet élégant coupé et le parfum de lavande et de tabac anglais qui y régnait. Il faisait froid, en ce dernier jour d’avril. Une pluie fine embrumait Paris, ajoutant encore à la grisaille des bâtiments, et Mélanie se sentit glacée jusqu’à l’âme. Château-Saint-Sauveur, son soleil, ses fleurs et surtout la chaleur de ses habitants lui paraissaient aussi lointains que la Chine.
Olivier Dherblay l’installa avec soin, enroulant même une couverture autour de ses jambes.
— Nous avons depuis huit jours un temps affreux, comme si l’hiver avait décidé de revenir… Je brûle de vous poser des questions, ajouta-t-il en s’installant auprès d’elle, mais vous devez être lasse.
— Pas vraiment car j’ai assez bien dormi. J’ai surtout très faim !
Dherblay eut l’un de ses rares sourires devant une déclaration que n’importe quelle dame de la bonne société eût déclarée vulgaire. Avoir faim s’apparentait à une maladie qui ne toucherait que les classes les plus misérables du peuple, le déclarer relevait de l’inconvenance.
— Nous allons arranger cela bientôt. Et comme ventre affamé n’a pas d’oreilles, je vous laisse redécouvrir Paris.
À la surprise de la voyageuse et en dépit du mauvais temps la ville avait un air de fête. Cela tenait essentiellement à la floraison de drapeaux français et anglais qui décoraient les bâtiments publics et pendaient en longues banderoles tricolores au long des artères principales. Les tramways et les omnibus portaient tous au front un petit faisceau franco-britannique et l’air sentait le brouillard londonien.
— Pourquoi tous ces drapeaux ? demanda Mélanie. Nous ne sommes pas le 14 juillet ?
— Non, mais le roi d’Angleterre arrive demain en visite officielle et comme les Français, qui l’adoraient quand il était prince de Galles, ne voient plus en lui que le souverain de la perfide Albion à laquelle ils reprochent le coup de Fachoda, le gouvernement espère que cette grande débauche de décorations réchauffera leur enthousiasme. Et attendez de voir les Champs-Elysées ! Ils sont entièrement bleu, blanc et rouge. Mais où étiez-vous donc pour ne pas savoir cela ? ne put-il s’empêcher de demander.
Ce qui fit sourire Mélanie :
— Au paradis… ou presque ! Dans un château de Provence. Mais rassurez-vous ! Dès que je serai nourrie je vous dirai tout. Ou presque, pensa-t-elle, bien décidée à garder pour elle son intimité avec Antoine.
Lorsque Mélanie apparut sur le seuil du grand vestibule, le comportement toujours si typiquement britannique du vieux Soames fondit comme neige au soleil. Il éclata en sanglots :
— Ce n’était donc pas une illusion ? s’écria-t-il. Vous êtes vivante, mademoiselle Mélanie ? Mais pourquoi nous avoir laissé croire à votre… oh ! Je ne peux même pas prononcer le mot !
— Eh bien, ne le prononcez pas, Soames, fit Dherblay. Elle est en vie et c’est ce qui compte. J’ajoute qu’elle est affamée !
— J’ai tout préparé dans le jardin d’hiver.
Un instant plus tard, après avoir tout de même invité Olivier Dherblay à partager son repas, Mélanie engloutissait tasse sur tasse d’un chocolat à la crème fouettée, épais et onctueux, en y trempant de façon tout à fait commune quatre ou cinq croissants au beurre les plus croustillants et les plus aériens qu’elle eût jamais mangés. Ces merveilles étaient l’œuvre d’Ernestine – Mme Duruy comme on l’appelait depuis qu’elle régnait sur les armoires de la maison. En effet, il avait été impossible, en dépit des supplications d’Olivier, de conserver le chef cuisinier dont grand-père faisait si grand cas. Cet artiste s’était déclaré incapable de rester inactif à côté de ses fourneaux éteints : « Si je n’œuvre pas, je me dissous », déclara-t-il en rendant sa toque et son tablier avant d’aller endosser ceux qu’on lui offrait à Bruxelles au palais de Laeken. Plusieurs membres du personnel avaient suivi son exemple, parmi les plus jeunes surtout, mais la fidélité de ceux qui restaient s’était alors révélée à toute épreuve et Dherblay n’eut aucune peine à obtenir d’eux un serment d’absolu mutisme touchant le retour tellement miraculeux de Mélanie :
— Si je peux me permettre, déclara Soames parlant au nom du dernier carré, nous étions tous décidés à partir s’il prenait fantaisie au marquis de Varennes de venir s’installer ici. Sa réputation parmi les gens de maison n’est pas des meilleures…
Tandis qu’il retournait vaquer à ses occupations, Mélanie acheva son petit déjeuner, autorisa Olivier à allumer une cigarette si le cœur lui en disait puis, se pelotonnant dans une sorte de siège-guérite en rotin doublé de perse à fleurs, elle entama le récit de son aventure conjugale.
Dherblay l’écouta sans l’interrompre et sans manifester le moindre signe d’émotion. Abrité sous les immenses feuilles d’un aspidistra géant à l’ombre duquel il avait reculé son siège, il bénéficiait d’un demi-jour qui prêtait à son visage immobile la froide rigidité d’une statue aux yeux mi-clos. On aurait dit qu’il cherchait à faire oublier sa présence et Mélanie lui en fut reconnaissante : cette discrétion lui permettait de parler plus librement.
— De toute évidence, M. Laurens m’a sauvé la vie, conclut-elle et, si une information inattendue n’était venue m’apprendre qu’il courait un danger certain en se rendant à Paris pour essayer de m’aider, je ne serais peut-être jamais revenue.
— Laissant un criminel hériter, contre toute justice, d’une fortune à laquelle il n’a aucun droit ? Sans compter le danger que sa rapacité peut faire courir à votre oncle ? En vérité, Madame, je ne reconnais pas la petite-fille de votre grand-père.
Il y avait autre chose que de la colère dans cette voix qui, à présent, accusait, mais Mélanie fut incapable de démêler ce que cela pouvait être.
— Comment pourriez-vous me reconnaître ? fit-elle avec tristesse. Nous sommes des étrangers l’un pour l’autre. Et vous ne pouvez pas comprendre ce que j’ai vécu dans cette maison où je me sentais le droit d’être moi-même… Ne croyez pas que j’essaie de plaider ma cause, ajouta-t-elle en le voyant esquisser un geste pour l’interrompre. Je vous demande seulement de considérer ceci : depuis la mort de mon père le seul être qui se soit soucié de mon bonheur était mon grand-père. Malheureusement, nous nous sommes rencontrés trop tard et jusqu’à ce voyage en mer accompli ensemble il n’était guère autre chose pour moi qu’une puissance redoutable et redoutée, une sorte de Louis XIV vieillissant devant lequel, à des dates prévues, je devais faire la révérence.
— Je croyais que vous l’aimiez ?
— Je l’ai aimé d’autant plus fort que je l’ai découvert plus tard… trop tard ! À présent… je voudrais pouvoir faire un peu de toilette et…
— C’est trop naturel. Mme Duruy doit avoir préparé pour vous la chambre de votre grand-mère.
Il était enfin sorti de son abri feuillu et lui tendait la main :
— Voulez-vous me pardonner si je vous ai blessée ? Il ne faut voir dans ma brutalité qu’un excès… de dévouement. En outre, je vous l’avoue, j’ai toujours détesté le marquis de Varennes…
La gouvernante reparaissait à cet instant pour annoncer qu’un bain attendait Mélanie. Dherblay s’adressa à elle :
— Voudriez-vous être assez aimable pour prendre les mesures de notre revenante ainsi que ses différentes pointures et me les communiquer.
— J’allais vous en prier, monsieur Olivier. Notre jeune dame n’a vraiment pas grand-chose à se mettre en dehors de quelques bijoux…
— Si vous voulez bien m’accorder votre confiance je vais faire le nécessaire. À présent je vous laisse mais je reviendrai ce soir…
— Dînerez-vous avec moi ?
— Je vous remercie mais pas ce soir. D’ailleurs, je viendrai, je pense, avec quelqu’un qui pourra nous être d’une grande utilité. Par chance, Varennes est encore en Italie où il « dirige » toujours les recherches mais il reviendra bientôt.
— Et mon oncle ? Je voudrais tellement le voir !
— Il est malheureusement en Egypte. Je me suis efforcé de le prévenir par des télégrammes envoyés à divers hôtels… À ce soir !
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