La chambre de Chère Bonne-Maman qui était demeurée farouchement attachée au style de sa jeunesse aurait beaucoup plu sans doute à l’impératrice Eugénie. Mélanie, pour sa part, s’y sentit un peu perdue et vaguement étouffée quand, son bain pris, elle se retrouva dans cet univers de velours ciselé vieux rose, de tapis multicolores qui se chevauchaient, de fauteuils capitonnés, le tout surchargé de coussins et d’énormes glands en passementerie sur quoi régnait un grand lit d’ébène incrusté de cuivre dans lequel la frêle silhouette d’Elodie Desprez-Martel devait se sentir un peu trop au large quand le corps vigoureux de son époux ne le partageait pas. C’était, de toute évidence, la chambre d’une grande frileuse, jamais assez protégée, mais cela Mélanie le savait, n’ayant jamais vu sa grand-mère que couverte de mantelets et de châles, ces derniers étant d’ailleurs de fabuleux cachemires dont elle possédait une véritable collection.
Ce fut l’un de ceux-ci, d’un beau rouge profond légèrement filé d’or, qu’Ernestine drapa sur les épaules de Mélanie après l’avoir revêtue tant bien que mal d’une robe de soie grise qu’il avait fallu attacher avec des rubans pour lui donner un peu d’aise dans le dos. La jeune femme était en effet beaucoup plus grande et un peu moins maigre que son aïeule. Pour la longueur, l’habile femme s’en était arrangée en laissant dépasser un grand volant de mousseline tuyautée emprunté à une autre toilette.
L’ensemble était plutôt joli mais, en se contemplant dans l’énorme psyché de la pièce aux armoires, Mélanie ne put s’empêcher de se demander s’il lui arriverait un jour de porter des robes non seulement faites pour elle mais à son goût car, bien évidemment, Olivier Dherblay était parti dans l’intention de lui renouveler sa garde-robe. Restait à savoir ce que cela allait donner !
À sa demande, Soames la conduisit dans le bureau de grand-père où se trouvait l’un des deux postes de téléphone, l’autre étant installé dans le vestibule, et comme elle ne s’était encore jamais servie de cet instrument, il lui proposa respectueusement de demander pour elle son numéro. Elle lui tendit alors le petit morceau de papier sur lequel Pierre Bault avait inscrit celui d’Antoine à Paris, mais le vieux serviteur eut beau insister, implorer l’invisible dame des P.T.T. de sonner et de sonner encore, il fut impossible d’obtenir la communication.
— Il faut nous rendre à l’évidence, mademoiselle Mélanie : il n’y a personne.
— Nous essaierons encore un peu plus tard, dit-elle, mais comme l’inquiétude que les révélations de Pierre Bault lui avaient mise au cœur se réveillait, elle demanda à Soames de chercher le numéro du journal Le Matin et d’y demander M. Lartigue. Hélas, elle n’eut pas plus de succès : le journaliste était absent de Paris. La pensée qu’il était peut-être déjà parti pour le lac de Côme réconforta un peu Mélanie. Si c’était le cas, il avait vu Antoine, donc celui-ci n’était pas encore tombé sous les coups de son ennemi.
Pour mieux s’en assurer, elle demanda les journaux du jour et même de la veille mais elle eut beau les parcourir en tous sens, elle n’y trouva pas ce qu’elle craignait : l’annonce de la mort d’un peintre connu. On n’y parlait que de l’arrivée prochaine du roi Édouard VII prévue pour le lendemain, 1er mai, à la gare du Bois de Boulogne. Ce qui lui permit de déjeuner de meilleur appétit en tête à tête avec les nymphes de verre du jardin d’hiver, la grande salle à manger lui étant apparue comme nettement au-dessus de ses forces morales. Elle charma sa solitude par la lecture du Figaro, calé sur une carafe ainsi qu’elle l’avait vu faire à Antoine les jours de mauvaise humeur quand il ne désirait pas engager la conversation. Elle s’intéressa à une longue description du yacht royal Victoria and Albert sur lequel le nouveau souverain anglais venait d’exécuter, depuis le 1er avril, un périple en Méditerranée en compagnie de sa suite habituelle mais non de son ministre des Affaires étrangères auquel il avait préféré lord Harding, « aussi bon diplomate qu’homme du monde accompli ». Elle lut également que le président Loubet et M. Delcassé, l’actuel locataire du Quai d’Orsay, avaient décidé contre vents et marées de jouer sur l’ancienne popularité d’Édouard avant le couronnement pour jeter avec lui les premières bases d’une « entente cordiale » jusque-là tout à fait impensable tant que durait l’interminable règne de sa mère.
Olivier Dherblay revint beaucoup plus tôt qu’il ne l’avait annoncé mais, à la surprise de Mélanie, c’était une femme qui l’accompagnait, une femme qui ne manquait ni d’allure ni de majesté. À peine âgée de quarante ans, très brune avec un beau visage pâle, elle portait, sous un paletot court et brodé, une veste rouge ornée de pompons et une robe de soie noire d’une grande simplicité mais d’une coupe admirable. Une masse de cheveux noirs nattés et roulés autour de sa tête la lui tirait un peu en arrière, ce qui ajoutait à son air altier. Un simple collier de corail rouge entourait son cou. Quand elle ôta ses gants, des mains blanches et fines apparurent dont l’une portait un magnifique rubis tenu par de minuscules mains d’or.
Tandis que Mélanie se demandait si elle n’était pas la reine d’Espagne, la dame, sans laisser à son compagnon le temps de faire les présentations, déclara d’un ton tout aussi naturel que si elle eut été la souveraine en question :
— Je m’appelle Jeanne Lanvin et j’ai tenu à voir par moi-même à quoi vous ressemblez ! Venez dans la lumière que je vous regarde mieux !
Mélanie avait déjà entendu parler de cette encore récente mais déjà célèbre couturière dont le véritable génie créateur lui permettait de choisir ses clientes. Ainsi Albine, en dépit de sa beauté, n’avait jamais réussi à obtenir que Mme Lanvin s’intéressât à elle.
Tandis qu’obéissant à l’ordre reçu elle tournait lentement sur elle-même, très gênée parce que l’artiste avait tout de suite escamoté le cachemire cache-misère, son regard inquiet accrocha celui de Dherblay qui sourit :
— J’ai eu beau dire que vous teniez essentiellement à rester anonyme, ma chère, Mme Lanvin n’a rien voulu savoir quand je lui ai donné vos mesures et demandé quelques robes…
— On n’achète pas des robes comme une botte de carottes. Pas chez moi, tout au moins ! déclara la reine d’Espagne. Surtout un homme ! D’ailleurs j’aurais sans doute fait jeter celui-ci dehors si je n’avais pour lui de l’amitié. Cela dit : je reconnais qu’il a du goût… mais pas encore assez pour moi. Au surplus, je ne peux créer sur du vide…
— Alors Jeanne ? implora le jeune homme. Qu’en pensez-vous ?
Elle lui décocha un sourire éblouissant :
— Mais le plus grand bien, mon ami, et je me félicite de vous avoir obligé à me conduire ici. Cette jeune dame – au fait, dois-je dire madame ou mademoiselle ?
— Mademoiselle ! répondit précipitamment Mélanie.
— Parfait ! Cette jeune demoiselle, dis-je, aurait pu poser, en d’autres temps, pour Thomas Gainsborough. Pour être tout à fait ravissante il lui manque seulement d’être bien habillée. Et bien coiffée ! Mais je dessinerai une coiffure que sa femme de chambre pourra parfaitement réaliser.
D’une poche de son paletot, elle avait tiré un carnet, un crayon et traçait rapidement deux ou trois esquisses. Après quoi elle sourit aux grands yeux désorientés de sa jeune cliente :
— Dès demain, vous aurez deux ou trois jolies choses ! Vous me ramenez, Olivier ?
— Bien sûr, chère Jeanne. Et je ne vous remercierai jamais assez d’avoir consenti à vous déplacer. C’est une faveur que je n’oublierai pas…
Ils disparurent aussi vite qu’ils étaient arrivés, laissant Mélanie se réemballer dans son châle. Si passionnante qu’elle fût cette visite ne devait pas être celle qu’on lui avait annoncée car avant de partir Dherblay, en la saluant rapidement, avait déclaré qu’il reviendrait entre six et sept heures.
Mélanie décida de l’attendre dans le cabinet de travail de Grand-père car elle aimait cette pièce sévère mais confortable où les lambris d’acajou, les cuirs des sièges et la grosse lampe de cuivre posée sur la grande table lui rappelaient l’intérieur de l’Askja. Pas de portraits entre les bibliothèques bourrées de livres qui n’avaient pas grand-chose à voir avec la distraction mais une magnifique gravure représentant la goélette America et deux marines admirables : l’une de Turner, l’autre d’Eugène Boudin.
Elle s’y pelotonna dans un fauteuil au coin de la cheminée où Soâmes avait fait allumer un bon feu car le temps était frais. C’est là qu’elle reçut un homme aux cheveux gris et au visage las, vêtu d’un costume noir assez élégant et qu’on lui annonça comme étant le commissaire Langevin de la Sûreté générale.
— En dépit du travail harassant que lui donne l’arrivée prochaine du roi Édouard, dit Olivier, le commissaire a bien voulu nous accorder quelques instants.
— Croyez, monsieur, que je suis sensible à votre visite en de telles circonstances, dit Mélanie. Prenez place je vous prie ! – Elle hésita une seconde car c’était la toute première fois qu’elle assumait un rôle de maîtresse de maison puis ajouta : – Soames, voulez-vous, s’il vous plaît, faire servir à ces messieurs ce qui convient à cette heure. J’avoue l’ignorer complètement, acheva-t-elle dans un sourire.
Langevin allait refuser mais Dherblay insista :
— Un peu de vin de Porto vous fera le plus grand bien, cher ami, et celui de cette maison est admirable.
De fait, assis en face de son hôtesse et un verre de fin cristal en main, le policier parut se détendre et sourit au jeune visage qui le regardait avec inquiétude.
— Merci de votre accueil, madame. À présent, si vous voulez bien répéter pour moi ce que vous avez déjà confié à M. Dherblay ?
Le récit fut d’autant plus rapide que le commissaire en connaissait déjà une partie.
— C’est bien là le plus étrange voyage de noces dont il m’ait été donné d’entendre la relation ! soupira-t-il. – Puis, ayant humé quelques gouttes de porto, il ajouta : – Il est bien certain que le marquis de Varennes devra répondre à quelques questions lorsqu’il reviendra.
— Il n’est vraiment pas encore rentré ? demanda Mélanie.
— Nous le saurions. Une meute de journalistes l’accompagne et ne le lâche pas d’une semelle. Je pense néanmoins que vous le reverrez bientôt. Surtout lorsque l’on saura votre retour.
Mélanie allait émettre une objection mais, la devinant, Dherblay s’en chargea :
— Mlle Desprez-Martel, dit-il en insistant sur le nom, vient seulement d’arriver et elle ne souhaite pas que cela se sache trop vite. Elle désire…
— Se donner le temps de respirer et, surtout, éviter les inconvénients d’une publicité intempestive ? Je le conçois volontiers. Mais lorsque j’attaquerai le marquis il faudra que ce soit avec une bonne raison.
— Bien entendu. Le mieux serait que vous lui annonciez vous-même qu’il est beaucoup moins veuf qu’il ne veut bien le dire. Sa surprise pourrait être intéressante.
— C’est tout à fait mon avis. Évidemment, cela vous oblige à demeurer enfermée ici, mademoiselle. N’allez-vous pas vous sentir un peu seule ?
— Non. Ici, je suis chez mon grand-père, donc chez moi. Je regrette de devoir vous dire que je n’ai pas envie de revoir ma mère. Du moins pour le moment.
— Il le faudra bien pourtant car si le marquis a tué celle qu’il a fait passer pour vous, il cherchera et trouvera tout de suite une échappatoire commode : il criera à l’imposture… Il pourrait même, mon cher ami, vous accuser d’avoir produit un sosie de sa défunte épouse afin de garder la haute main sur sa fortune. Il faudra bien alors, faire appel à la mère…
— Elle n’est pas la seule qui puisse confirmer mon identité, fit Mélanie. Tous les serviteurs de cette maison…
— « Vos » serviteurs ! Leur témoignage n’est pas entièrement fiable.
— Eh bien alors mon oncle Hubert…
— Qui est encore en Égypte et pourrait ne pas être rentré à temps. Mais dites-moi, jeune dame ! Pourquoi donc cette répugnance envers votre mère ? La croiriez-vous capable de vous renier ?
La réponse vint nette, tranchante :
— Oui.
— Ah !… Et pour quelle raison ?
— Parce qu’elle aime M. de Varennes. Entre lui et moi, elle n’hésitera même pas. Il suffira qu’il lui dise que je ne suis qu’une copie…
— D’autant qu’en deux mois vous avez beaucoup changé, remarqua Olivier. Mon cher Langevin, je ne parierais pas sur la loyauté maternelle de Mme Desprez-Martel.
— Vous la connaissez mieux que moi sans doute. Eh bien, je suis tout disposé à vous apporter mon aide… en souvenir de mon vieil ami Timothée. Eh oui, je connaissais bien votre grand-père, ajouta-t-il avec un nouveau sourire, mais je tiens à vous mettre en garde : avec un homme capable d’échafauder un crime aussi astucieux nous allons avoir du mal à en venir à bout. Si nous ne le confondons pas du premier coup, nous aurons du fil à retordre. Le combat ne vous fait pas peur, mademoiselle ?
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