— Pas plus que la solitude. Ce que je veux c’est que ce mariage soit brisé par la loi et annulé par l’Église. En dehors de cela, M de Varennes sera parfaitement libre de se chercher une autre héritière.
— À moins que le lac de Côme ne restitue un corps et qu’il ne soit prouvé qu’il a tué une femme, auquel cas il appartiendrait à la justice et aurait beaucoup de peine à éviter l’échafaud…
— Pour en revenir à cette éventuelle imposture, reprit Mélanie, nous pouvons encore faire appel au témoignage des deux hommes qui m’ont sauvée à bord du train. Ils le donneront sans hésiter.
— Je n’en doute pas un instant mais je préférerais que nous n’ayons pas besoin d’eux. Si votre aventure était connue du grand public, le scandale serait énorme, vous le pensez bien puisque vous vous êtes enfuie avec un inconnu la nuit même de vos noces. Dans le monde, voyez-vous, les frasques d’un homme, surtout séduisant, font sourire. Celles d’une femme sont jugées beaucoup plus sévèrement et il faut songer à préserver votre réputation.
— Ma réputation ? s’écria Mélanie enflammée d’une colère soudaine. Autrement dit le qu’en-dira-t-on ? Vous n’imaginez pas à quel point cela m’est égal, monsieur le Commissaire. Mon grand-père – et vous le savez bien puisque vous le connaissiez – ne fréquentait pas ce qu’on appelle « le monde » et je souhaite l’imiter sur ce plan comme sur beaucoup d’autres !
Langevin se pencha et posa une main paternelle sur celles, soudain glacées, de Mélanie :
— Vous êtes très jeune, petite dame, et vous ignorez encore la cruauté qui se cache sous les fleurs, les lumières et les sourires des salons parisiens, et même des salons tout court. Cet homme qui vous a sauvée, ce peintre – assez connu d’ailleurs ! – vous ne souhaitez pas, j’imagine, lui rendre ses bienfaits en malheur ?
— En malheur ? Mais que pourrait-il lui arriver ?
— De perdre sa notoriété. Ou pis encore : de se retrouver un matin, à l’aube, sur quelque discrète pelouse, en face du marquis avec à la main une épée ou un pistolet.
Au cri d’horreur de Mélanie succéda une protestation de Dherblay :
— Ne noircissez pas trop le tableau, Commissaire ! Et n’oubliez pas que la République interdit le duel.
— Mais ne réussit à l’empêcher que si l’un des adversaires prévient secrètement la police et c’est pourquoi j’ai parlé d’une pelouse discrète : celle d’une propriété avec de grands murs ou encore une clairière dans une forêt bien touffue. Cela dit, je n’ai pas voulu vous effrayer, mademoiselle, mais simplement vous faire toucher du doigt les inconvénients que peut présenter votre situation actuelle. À présent, je me retire mais en vous assurant que vous pouvez compter absolument sur mon aide pour les jours à venir.
Langevin se levait, saluait, se dirigeait vers la porte escorté d’Olivier quand, soudain, Mélanie jaillit de son siège et courut vers lui :
— Encore un instant, je vous en prie !
Sa voix tremblait car une espèce de sanglot venait de se coincer dans sa gorge. Le danger imaginaire que le commissaire venait d’évoquer pour Antoine, après l’avoir terrorisée au point de la paralyser, venait de lui rappeler cet autre péril, beaucoup plus présent, qui menaçait son ami. Son émotion n’échappa pas au policier :
— Je suis là pour vous écouter, dit-il avec beaucoup de douceur. Avez-vous oublié quelque chose ?
— Oui… oui, une chose… terrible ! Avez-vous déjà entendu parler d’un étranger, un terroriste dont le nom est Azeff ?
Les traits de Langevin se figèrent et son regard se fit tout à coup incroyablement dur :
— Plus que je ne le voudrais. Vous le connaissez ?
Mélanie devint aussi rouge que son cachemire :
— Non, dit-elle très vite, non bien sûr !… Comment le pourrais-je ? Mais… une conversation entendue par hasard… dans le train m’a appris à la fois qu’il s’agit d’un homme dangereux… et qu’il est arrivé à Paris depuis quelques jours. C’est tout ce que je sais…
— Azeff ? À Paris ? Par tous les diables de l’enfer !
Et sans ajouter un mot de plus, le commissaire Langevin se rua sur la porte qu’il arracha presque dans sa précipitation, manqua renverser Soames et dégringola l’escalier au bas duquel il récupéra au vol son chapeau melon et son paletot mastic. Alors seulement on l’entendit crier :
— Je vous emprunte votre voiture, Dherblay ! Je vous la renvoie dans une heure !
Dans la grande pièce lambrissée d’acajou, le silence était total. Seul le feu se faisait entendre. Ce fut le rire d’Olivier Dherblay qui le brisa.
— Diable d’homme ! fit-il. C’est gentil à lui de me prévenir !… – puis, avisant un échiquier d’ébène et d’ivoire disposé sur une petite-table, il ajouta : – Je crains qu’il ne vous faille me supporter encore un moment. Voulez-vous que nous fassions une partie ? Je sais que vous êtes une adversaire respectable.
Il apporta la table près du feu où Mélanie, encore tremblante de la peur qui l’avait secouée, était revenue. Mais avant de s’installer en face de la jeune femme, il alla remplir deux verres à la carafe laissée par Soames et lui en offrit un :
— Buvez ! Je crois que vous en avez besoin.
Il se pencha vers elle et le feu alluma des reflets dans le cristal taillé du verre et dans les yeux d’Olivier dont, pour la première fois, Mélanie découvrait qu’ils étaient de ce bleu un peu dur du lapis-lazuli. La profondeur de l’orbite où ils s’enchâssaient les assombrissait le plus souvent mais lorsqu’une petite flamme de gaieté les animait ils devenaient fascinants. Elle sourit à ces yeux-là, prit le verre et, dédaignant une fois de plus les bonnes manières, elle le vida d’un trait, ce qui le fit rire.
— Quelle jeune béotienne ! Cela se déguste…
La partie dura car tous deux jouaient bien. Entre les coups, ils échangeaient parfois un sourire mais sans dire un mot. Olivier perdit juste au moment où le roulement de sa voiture se faisait entendre dans la cour. Un peu trop vite peut-être. Mélanie pensa qu’il se laissait battre délibérément parce qu’il n’avait sans doute plus de temps à lui consacrer.
Après son départ, elle se sentit curieusement seule. Le début de cette longue journée commencée dans un train lui semblait aussi lointain qu’un souvenir d’enfance. Cela tenait sans doute à ce que tout allait trop vite depuis deux mois. Sa vie, au lieu de s’écouler douce et agréable dans les plaisirs de la lune de miel, s’était emballée comme dans les images de M. Lumière que Fräulein l’avait emmenée voir à l’Exposition universelle de 1900 ; rien n’avait plus l’air vrai. Peut-être parce que l’éclairage des êtres et des choses avait changé. Le prince charmant s’était mué en un bandit de grands chemins tandis qu’Olivier Dherblay, considéré jusqu’alors comme un homme foncièrement ennuyeux, se révélait un ami délicat et presque amusant.
À bien s’interroger, Mélanie dut s’avouer tout de même que celui-ci avait monté dans son estime quand, sur le quai de la gare de Lyon, il lui avait appris qu’en cas de besoin elle pouvait chercher refuge dans l’hôtel Desprez-Martel. Résultat : c’était lui qu’elle avait appelé à son secours et il était venu aussitôt…
Quittant son coin de feu, elle alla poser ses bras sur le haut dossier du fauteuil qui, derrière le grand bureau, marquait la place du vieillard. Elle en caressa le cuir fatigué par des années de labeur :
— Saurai-je jamais ce qui vous est arrivé ? murmura-t-elle. Oh, Grand-père !… vous me manquez tellement ! Mais aussi pourquoi ai-je accepté que l’on ne respecte pas vos volontés ? J’en suis bien punie. La maison est si vide, sans vous !
C’était vrai. Encombré de meubles énormes, d’armures, de livres, de plantes et de tableaux, le vieil hôtel semblait mort et ses échos éteints. Il fallait, pour le faire vivre, la voix de tonnerre, la carrure et la vitalité du vieux Timothée…
Soames entra sans bruit pour enlever le plateau et les verres. Ne l’ayant pas entendu venir, Mélanie ne bougea pas et tressaillit lorsqu’il soupira :
— Il est difficile d’imaginer qu’il ne reviendra jamais et qu’un tel homme ait pu disparaître sans laisser plus de traces qu’un oiseau dans l’air ! Pour ma part, je ne peux m’y habituer…
— Moi non plus, Soames. Pourtant, il y a déjà six mois !
Elle prit sur le bureau un morceau de granit qui affectait la forme d’une main. De minuscules coquillages dessinaient comme une petite étoile de mer sur la pierre fugueuse qui rosissait à un endroit et, à un autre, montrait des traces noires comme si elle était passée par le feu. Le vieux serviteur sourit :
— Monsieur tenait beaucoup à ce caillou qu’il avait trouvé en Bretagne. Il l’appelait la main de Neptune et il aimait y appuyer la sienne quand quelque chose le tracassait. Il disait aussi qu’elle lui donnait de la force. Oui, comme cela !
Mélanie, en effet, imitait tout naturellement le geste. Le granit était froid et rugueux sous ses doigts mais elle eut tout à coup la curieuse impression que sa mélancolie se dissipait et qu’une énergie nouvelle lui venait.
— S’il vous plaît, Soames, voulez-vous redemander le numéro de tout à l’heure ?
— Tout de suite, mademoiselle Mélanie. Ensuite, si vous le souhaitez, je vous servirai votre dîner ici. Le jardin d’hiver est un peu triste la nuit.
Par quatre fois, Mélanie essaya d’atteindre Antoine mais la sonnerie résonnait dans le vide. Elle décida alors que le mieux était d’aller se coucher mais, en quittant le cabinet de travail, elle prit avec elle deux livres reliés de cuir havane frappé d’or qu’elle avait trouvés sur la grande table : la vie du corsaire Robert Surcouf – un vieil ami à elle ! – et celle du bailli de Suffren qui devait être pleine d’intérêt puisque grand-père gardait le volume sous sa main. Eh effet, s’il existait bien une petite bibliothèque vitrée dans sa nouvelle chambre, son contenu ne la tentait pas. Chère Bonne-Maman affectionnait les ouvrages de piété, tels l’Imitation de Jésus-Christ, mais on lui découvrait aussi un faible pour de petits romans aux titres un brin sirupeux comme Le Sacrifice de Louise, Vierge et sacrifiée, La Princesse charmante. Il avait suffi à Mélanie d’y jeter un coup d’œil pour décider qu’ils ne pouvaient convenir à une fille nourrie au lait de M. Fenimore Cooper et de M. Walter Scott et qui, à Château-Saint-Sauveur, avait découvert un génial Anglais nommé Oscar Wilde, sans compter les roboratifs romans d’aventure de M. Paul d’Ivoi…
Le lendemain, les musiques militaires s’emparaient des Champs-Elysées. Puis ce fut le pas des nombreux chevaux de l’escorte officielle qui s’en allait accueillir le roi Édouard VII à la gare du Bois de Boulogne. Il y avait encore plus de drapeaux que la veille mais la foule qui se massait le long des barrières alignées sous les marronniers demeurait bizarrement silencieuse. Pourtant, le temps était superbe, il y avait des fleurs partout et Paris, visiblement, avait fait une grande toilette pour accueillir le souverain le plus gai d’Europe sans beaucoup s’illusionner sur l’accueil de ses habitants. Chapeaux fleuris et canotiers abritaient plus de visages sombres que de sourires et il était même à craindre qu’il y eût quelques sifflets.
Tout cela, hélas, s’arrêtait au portail de l’univers clos où Mélanie restait retranchée et elle en concevait un peu de tristesse parce que ce roi tout neuf était pour elle une ancienne connaissance qui lui avait même envoyé de jolis vases en biscuit de Wedgwood pour son mariage.
Albine, en effet, avait été présentée au prince de Galles par lady Decies et comme celui-ci adorait les jolies femmes, il avait tout de suite admis Mme Desprez-Martel au nombre de ses relations parisiennes et, à plusieurs reprises, était venu prendre le thé rue Saint-Dominique. La première fois – cela datait du temps où son père vivait encore – Mélanie lui avait été présentée. Il lui avait tapoté la joue avec un sourire barbu et l’enfant l’avait trouvé tellement gentil que, par la suite, elle se cachait pour l’apercevoir car on ne la faisait plus venir au salon.
Alors elle aurait bien aimé pouvoir se mêler à la foule pour le regarder passer dans la Daumont présidentielle précédée du piqueur de l’Élysée et environnée par les cuirassiers d’escorte. C’eût été une diversion à ce téléphone obstinément muet.
Une autre diversion vint avec Olivier qui arriva, suivi d’un valet, tous deux chargés d’une infinité de cartons et de boîtes sur lesquelles tremblait un gros bouquet de muguet fleurant la fraîcheur humide d’un sous-bois. Suffoquée de plaisir, Mélanie reçut d’abord les fleurs puis passa un délicieux moment à nager dans les rubans et les papiers de soie, déballant, avec une joie enfantine, les merveilles que Mme Lanvin avait choisies pour elle : robes, chapeaux, dentelles, écharpes, légers manteaux, chaussures, lingerie, bas et gants, tout était ravissant, tout était d’un goût parfait.
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