Maniant avec coquetterie une belle ombrelle pointue en taffetas rose et dentelle blanche terminée par une pomme de cristal dont les feuilles étaient d’émail vert, Mélanie exultait. Jamais elle n’avait espéré recevoir d’aussi jolies choses.
— Comment vous remercier ? dit-elle à Olivier. Tout cela m’enchante et surtout cette ombrelle. Est-elle le signe avant-coureur de promenades à venir ?
Bien sûr. Il n’est pas question de vous séquestrer. Mais simplement de vous garder à l’abri jusqu’à ce que l’on puisse confondre un coupable.
— Est-ce que ce sera long ? C’est dommage de rester enfermée ici. Il fait si beau !
— J’étais certain que vous diriez cela. Mais je peux, peut-être, vous offrir une escapade, une sorte de récréation…
— Laquelle ? Dites vite !
— Voilà ! Ce soir, le roi Édouard se rend à la Comédie-Française pour y applaudir Mme Jeanne Granier dans L’ Autre Danger, une pièce de Maurice Donnay qu’il a d’ailleurs réclamée à la place de je ne sais quel Britannicus prévu par le protocole. Seules, les personnalités officielles sont conviées mais demain soir il y aura à l’Opéra une grande soirée de ballets pour la haute société et surtout les amis du roi.
— Eh bien ?
— Je dispose de la loge d’un ami empêché. Voulez-vous venir avec moi ?
— Moi ? À l’Opéra ? Est-ce que ce ne serait pas de la dernière imprudence ?
— Je ne crois pas. Si vous portez ce qu’il y a dans ce carton, fit-il en désignant une grande boîte encore fermée, je défie quiconque, même l’observateur le mieux prévenu, de reconnaître la petite mariée gauche et mal habillée que nous avons accompagnée à Sainte-Clotilde.
— Vous croyez ? Est-ce que vous n’oubliez pas ma mère ?
— Votre mère ? fit Dherblay en riant, mais elle est en deuil puisque l’on vous croit morte. Elle doit être inconsolable d’ailleurs : être empêchée d’aller, dans ses plus beaux atours, faire la révérence devant le roi d’Angleterre ! Vous vous rendez compte ?… Allons, acceptez ce que je vous offre ! Vous serez pour tous une belle inconnue, un joli mystère... N’êtes-vous pas tentée ?
— Qui ne le serait ? Bien que je n’aime guère l’Opéra ! J’ai toujours trouvé ce que l’on y donnait assommant et un peu ridicule, ces énormes femmes et ces ténors dodus qui prétendent incarner des héros de légende ! C’est à tuer les rêves les plus tenaces.
— Cela tient à ce que vous n’aimez pas le bel canto. Voyez-vous, les vrais amateurs n’entendent que des voix sublimes et ne s’attachent pas à l’aspect extérieur. Mais rassurez-vous ! Je vous ai dit qu’il s’agissait d’une soirée de ballets. Le roi est un esthète, comme vous, et il aime assez les danseuses parce qu’elles sont toujours jeunes, minces et souples. Alors ? Nous tentons l’aventure ?
— Avec joie ! Je serai très contente d’apercevoir le roi.
Sous sa plus belle parure, l’Opéra, ce soir-là, ressemblait à l’intérieur d’un immense coffre au trésor. Le grand lustre qui descendait du plafond où Lenepveu avait figé les Heures du Jour et de la Nuit, scintillait de tous ses cristaux et envoyait ses lumières allumer des feux dans les diamants, les émeraudes, les rubis, les saphirs et les perles répandus à profusion sur les têtes, les gorges et les poignets des plus jolies et des plus nobles dames de Paris. Toilettes somptueuses et coiffures raffinées se ciselaient comme autant de joyaux sur le velours pourpre des loges qu’aucun chapeau n’encombrait.
En effet, dans tous les théâtres parisiens, les femmes se rendaient habituellement en grand décolleté mais coiffées d’immenses chapeaux aux fantastiques garnitures qui empêchaient généralement le spectateur assis derrière elles de voir quoi que ce soit du spectacle, obligeant ainsi leurs compagnons à rester debout dans les loges. Et c’était le privilège de l’Opéra, de l’Opéra-Comique et de la Comédie-Française, pour les soirées de gala et celles d’abonnement, de proscrire ces monuments au profit des diadèmes, tiares, couronnes et tous autres joyaux auxquels on ajoutait parfois un bouquet de plumes d’autruche, quelques aigrettes ou crosses de paradis qui obstruaient la vision presque aussi complètement.
Ce soir, quelques parures historiques comptant parmi les plus belles d’Europe étincelaient sur des gorges de fraîcheur diverse. Quant aux hommes, s’ils ne portaient pas quelque uniforme de cérémonie doré et chamarré, ils étaient en habit avec, au revers, un œillet blanc ou un gardénia. Et comme les fauteuils d’orchestre leur étaient réservés, ils formaient une sorte de parterre noir et blanc que relevaient simplement les nuances différentes des visages et des cheveux.
Placé dans cette mâle cohorte entre Robert de Montesquiou et Sacha Magnan, Antoine Laurens admirait en artiste cette salle exceptionnelle que ses compagnons, armés de jumelles, commentaient sans vergogne.
— Superbe chambrée ! fit Montesquieu, long personnage de fière allure et d’esprit mordant qui ressemblait, selon un de ses amis, à « un glaïeul agité par une constante tempête » et dont la maxime favorite était qu’il vaut mieux être détesté qu’inconnu. C’est bien la première fois que je me sens chez moi à une soirée officielle.
— C’est tout à fait charmant ! renchérit Magnan, jeune homme aimable mais qui, une épée à la main, devenait féroce. Tout le faubourg Saint-Germain est là avec nos Anglais préférés et la haute finance…
— Oui, le roi fait recette. Sans compter qu’il est en train de mener à bien la reconquête de Paris. Vous étiez au Français hier ?
— Non et je ne le regrette guère.
— C’était intéressant néanmoins. S’il y a eu quelques sifflets devant le théâtre où l’on avait entassé la fine fleur de la République et où l’atmosphère était polaire, tout s’est dégelé comme par miracle après le joli compliment du roi à Jeanne Granier : « Mademoiselle, je me rappelle vous avoir applaudie à Londres. Vous y représentiez toute la grâce et tout l’esprit de la France. » Du coup on l’a ovationné.
— Et cela a continué ce matin, à la revue de Vincennes et surtout après le discours de l’Hôtel de Ville. Nos bons Parisiens ont acclamé le cortège qui se rendait à Longchamp pour les courses.
— Là, j’y étais. Le pauvre Édouard, coincé à la tribune officielle entre Mme Loubet et la femme du gouverneur de Paris, soupirait discrètement en regardant la tribune du jockey où nous étions tous entre amis et qui ressemblait à une corbeille de fleurs tant il y avait de jolies femmes.
— Grâce à Dieu, il pourra les voir ce soir. Mais je crois, mon cher, que la palme revient à votre cousine : la comtesse Greffuhle est sublime à son habitude. Quelle grâce ! Quelle incroyable beauté ! Chaque fois que je la vois, j’éprouve le même sentiment d’admiration… N’est-ce pas votre avis, Laurens, vous qui êtes peintre ?
— Tout à fait. Je crois d’ailleurs qu’on l’a comparée à toutes les madones italiennes.
— Elle est encore plus belle ! grogna Montesquiou dont nul n’ignorait qu’il partageait son cœur entre Mme Greffuhle et Sarah Bernhardt. Castellane serait bien avisé s’il demandait à changer de loge. Un tel voisinage est fatal à son Américaine, toute cuirassée de diamants qu’elle soit ce soir. Elle est d’une laideur à laquelle on ne s’habitue pas !
— Boni lui a tout de même fait deux ou trois enfants.
— C’est étonnant ce que les paresseux font de choses fatigantes ! Je suppose, néanmoins, qu’il lui met un oreiller sur la tête et qu’il pense à la fortune du vieux Gould chaque fois qu’il l’honore. Une telle pluie de dollars mérite quelque considération. Le Palais Rose de l’avenue du Bois est une merveille et Boni sans doute l’hôte le plus fastueux d’Europe !
— « Pourvu que ça doure ! » disait la mère de Napoléon. On prétend que Mme de Castellane a très envie de retourner vivre en Amérique.
— Mais que Sagan, le cousin de Boni, s’intéresse à elle de très près ! Il faudra, que je conseille à notre ami de lui mettre, sous un prétexte ou sous un autre, quelques pouces de fer dans le ventre. Ce sera plus sûr.
Le bavardage des deux hommes s’interrompit. Montesquiou venait de braquer sa lorgnette sur une loge d’entre-colonnes du deuxième étage.
— Qui donc occupe la loge du beau Constant Say ?
Les jumelles de Magnan rejoignirent l’angle de tir de Montesquiou cependant que leur propriétaire se mettait à rire :
— Je comprends votre question : quelle femme ravissante ! Très jeune d’ailleurs ! Je ne la connais pas du tout.
— Moi non plus mais l’homme, qui est-il ? Je crois l’avoir déjà rencontré…
— Sans aucun doute. C’est Olivier Dherblay qui gère la fortune du vieux Desprez-Martel depuis sa disparition. Un garçon de valeur ! Quant à elle, j’aimerais lui être présenté : elle est exquise !
Le nom avait fait tressaillir Antoine qui ne pensait à rien, se laissant amuser par le bavardage des deux autres. À son tour il braqua une lorgnette sur l’endroit indiqué et manqua la laisser tomber : assise auprès d’un homme grand et mince qui portait l’habit avec une rare distinction, une toute jeune femme consultait le programme.
Tout auréolée d’un tulle point-d’esprit noir qui enveloppait sa tête brillante d’une sorte de fanchon retenu par des rubans bleu pâle, gantée de noir jusqu’au coude, sa robe de même tissu rendait pleine justice à des épaules exquises et à de jeunes seins insolents que soulignait le grand décolleté dont aucun bijou ne venait rompre l’harmonie. Le visage disparaissait par instant sous le lent battement d’un grand éventail de tulle mais il parut curieusement familier à Antoine, encore qu’il refusât d’en croire le témoignage de ses yeux. Se pouvait-il que ce soit Mélanie ?
Antoine ne parvenait pas à comprendre comment sa jolie plante sauvage avait pu se muer en cette envoûtante créature dont la peau semblait plus lumineuse au milieu de tout ce noir. Aucun bijou ne détournait l’attention de sa beauté. Rien, sinon un étroit ruban de satin bleu noué à son poignet par-dessus le gant.
« Ce n’est pas elle, pensa Antoine. Elle lui ressemble mais ce ne peut pas être Mélanie ! »
La voix « en sifflet de locomotive » de Montesquiou brisa la contemplation du peintre dont le cœur battait la chamade.
— En tout cas ce n’est pas une cocotte ! Elle a de la branche et puisque vous connaissez l’homme, je compte sur vous, mon cher Magnan, pour nous faire présenter à l’entracte !
La réponse se perdit dans les premières notes du God save the King que l’orchestre attaquait fougueusement. La salle tout entière se leva, puis les femmes plongèrent dans le genre de révérence que leur permettait l’espace réduit dont elles disposaient : le roi Édouard d’Angleterre, empereur des Indes, venait de faire son entrée accompagné du président de la République, de Mme Loubet – née Marie-Marguerite Picard et fille d’un quincaillier de Montélimar ! de l’ambassadeur d’Angleterre, de lord Harding, du marquis de Breteuil chez lequel il avait souvent séjourné avant de remplacer Victoria sur le trône et d’une suite aussi brillante que solennelle. Tous les occupants de l’orchestre s’étaient tournés vers la grande loge aménagée au centre du balcon et entièrement décorée de fleurs. Antoine, lui, ne regardait que Mélanie avec un bizarre sentiment de frustration et d’abandon. Il essayait en vain de comprendre ce qui s’était passé pour l’amener là, dans cette loge d’Opéra, moins d’une semaine après sa promesse de ne bouger de Château-Saint-Sauveur sous aucun prétexte. Il se sentit même vieux en se comparant à l’homme qui se penchait vers elle. Sans être beau, le gaillard était bien bâti et possédait ce type de visage que les femmes déclarent « intéressant ».
La Marseillaise suivit l’hymne anglais, après quoi chacun reprit sa place tandis que la salle s’obscurcissait et que devant le rideau rouge et or éclairé en frange par la rampe, le chef d’orchestre entraînait ses musiciens sur l’ouverture du ballet de Coppélia.
Antoine n’en vit rien. Coincé entre ses deux compagnons, son chapeau claque aplati sur ses genoux, il luttait contre l’envie grandissante de s’enfuir à toutes jambes, hésitant seulement sur sa destination finale : grimperait-il jusqu’à cette loge d’entre-colonnes pour en arracher Mélanie après avoir giflé et provoqué en duel son compagnon ou bien, fermant définitivement la porte sur une aventure délicieuse, irait-il retrouver ses pantoufles au parc Monceau dans le charmant appartement de son ami Édouard Blanchard où, délaissant son propre logement de la rue de Thorigny, il avait choisi de descendre en arrivant à Paris. À Paris où il savait qu’en haut lieu on ne souhaitait pas sa présence pour le moment. Il s’était donc contenté, en arrivant, de téléphoner à son valet Anselme pour lui demander de venir le rejoindre avec une valise de vêtements de ville.
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