— Nous ne dirons rien, Monsieur le marquis peut être tranquille. Mais ne pouvons-nous rien faire de plus ?

— Non merci. Je ramène cette jeune personne chez elle et je passe à mon hôtel pour me changer. Je serai de retour pour le souper ! Allons, Storm !

Le beau cheval nommé Tempête partit comme une flèche. Du fond du plaid écossais qui lui grattait le nez, Mélanie émit un petit sifflement fort peu distingué :

— Puuuuh !… Un marquis ? Fichtre ! C’est pas rien, comme dirait le vieux Gloaguen !

— Qui est le vieux Gloaguen ? Votre professeur de maintien ?

— Il en vaudrait un autre car il a des manières ! C’est un pêcheur de La Vicomté qui m’emmène quelquefois sur son bateau quand Fräulein a sa migraine…

— Je ne vous demande pas qui est Fräulein, je m’en doute ! Mais, au fait, vous avez quelque chose contre les marquis ? Ou bien n’en avez-vous jamais vu ?

— Oh ! j’ai bien dû en voir deux ou trois dans le salon de ma mère. Et aussi des barons, des comtes et ce qui s’ensuit... Elle adore les titres.

— Pas vous ?

— Ça sert à quoi un titre ? On n’en est pas plus intelligent ni plus beau. Cela sonne bien dans un salon, voilà tout !

— Je vois ! Jamais rencontré de têtes couronnées ?

— Si. Enfin, elle n’était pas encore couronnée mais à présent elle l’est. Le prince de Galles est venu deux ou trois fois à la maison.

— Il faut dire désormais le roi Edouard VII ! Eh bien, dites-moi, pour quelqu’un qui perche dans les arbres, vous avez de belles relations ! Mais je crois que nous arrivons.

L’équipage, en effet, venait de s’arrêter devant la grille de la villa, hermétiquement fermée, bien entendu, à cette heure de la nuit. Ce fut toute une affaire de tirer le concierge de son lit et il fallut que Mélanie joignît sa voix à celle de son sauveur pour qu’il apparût en robe de chambre et bonnet de nuit à pompon en agitant une lanterne, tout à fait inutile d’ailleurs, car la marée avait emporté les nuages et le ciel était clair. Il eut du mal à comprendre comment Mlle Mélanie, qui était censée reposer dans sa chambre, se retrouvait dehors en compagnie d’un inconnu en tenue de soirée.

— Cessez d’ergoter et ouvrez cette grille ! s’écria celui-ci impatienté. Je ne suis pas un cambrioleur, je suis le marquis de Varennes. Quant à votre jeune maîtresse, elle a eu un léger accident. Il serait bon de réveiller sa gouvernante et d’envoyer chercher un médecin !

Certaines voix visiblement habituées au commandement savent se faire obéir. Un instant plus tard, toute la villa était sur pied. Un cocher sortait une voiture pour aller chercher le docteur tandis que le maître d’hôtel en pantoufles à carreaux et un valet recueillaient l’éclopée pour la monter dans sa chambre. Le grand vestibule retentissait des « Ach so ! » et des « Mein Gott ! » et autres imprécations teutonnes d’une Fräulein qui courait partout comme une poule affolée, ne retrouvant l’usage du français que pour menacer son élève des pires sévices. Elle était tellement agaçante que le beau marquis s’en mêla :

— Avant de la rouer de coups, s’écria-t-il dans un allemand impeccable, vous feriez mieux de lui trouver une chemise de nuit sèche et de la coucher avec une bouillotte. Elle est à moitié gelée.

Sa langue natale articulée avec une grande netteté par cette voix mâle eut le don de plonger Fräulein dans une sorte d’extase qui lui fit joindre les mains et mit une larme d’attendrissement dans ses yeux bleu faïence. Ce que voyant, le jeune homme vint tapoter amicalement la joue de Mélanie :

— Je vois que tout est rentré dans l’ordre ! fit-il avec gaieté. Bonne nuit, ma chère enfant ! Je viendrai un jour prochain prendre de vos nouvelles !

— Merci beaucoup, dit Mélanie. Et merci aussi de m’avoir ramenée. J’espère que vous n’arriverez pas trop tard pour le souper.

— Aucune importance ! Cette charmante Mrs. Hugues-Hallets sait que je ne fais jamais rien comme tout le monde !

Les lumières du vestibule faisaient briller ses yeux sombres et ses dents que le voisinage de la moustache rendait encore plus blanches. Mélanie le trouva vraiment très beau. D’ailleurs, visiblement, Fräulein en pensait tout autant. Revenue de son extase, elle se confondait en remerciements éperdus qui semblaient ne devoir jamais prendre fin. Agacée, Mélanie s’écria :

— Avant de partir, dites-moi au moins votre nom ?

— Vous le savez : je l’ai dit à votre concierge. Je suis…

— Pas celui-là ! Celui de votre baptême ! Je n’ai pas envie que vous soyez un marquis comme les autres !

Il se mit à rire et lui offrit un salut moqueur :

— À vos ordres ! Je m’appelle Francis-Albert-Claude-Gabriel-Ferdinand-Victor. Choisissez ! À présent dormez bien, Mademoiselle Mélanie ! Et renoncez pour un temps à vous promener dans les arbres !

Virant sur ses talons avec la légèreté d’un danseur, il disparut, suivi des yeux par les deux femmes dont les poitrines exhalèrent un soupir simultané.

Paulin, le maître d’hôtel, se dévoua pour porter la blessée dans sa chambre, suivi par Fräulein qui se mit en devoir de la coucher après avoir changé sa chemise de nuit.

Le médecin fit une entrée bougonne au moment même où elle rabattait les draps sur son élève. C’était un homme déjà âgé qui détestait quitter son lit surtout par les nuits humides, car elles réveillaient ses rhumatismes. Connaissant la famille depuis longtemps il commença par dire à Mélanie ce qu’il pensait de sa conduite :

— Monter aux arbres en pleine nuit pour espionner les gens ! Belle occupation pour une fille bien élevée ! Je me demande ce qu’en dira Madame votre mère ?

— Je me tourmente déjà bien assez comme cela ! soupira Mélanie. Ne pouvez-vous être un peu charitable, docteur ? Si ma jambe est cassée je ne vois pas quelle punition pire on pourrait m’infliger ?

— Bien sûr, bien sûr ! On va voir ça !

La mince cheville avait doublé de volume et arborait des couleurs tout à fait inhabituelles. Le vieux médecin, la palpa ainsi que le pied lui-même, en fit jouer les articulations avec un flegme tout britannique et sans paraître entendre les gémissements de sa victime. Puis, se redressant, il ôta son veston et commença à retrousser les manches de sa chemise :

— On va vous arranger ça ! Vous avez plus de chance que vous n’en méritez. Ce n’est qu’une belle entorse.

— Je… je n’ai rien de cassé ?

— Des ligaments déchirés, ça oui, mais les os ont tenu bon ! Je vais vous faire un bandage mais pas question de mettre le pied par terre avant que je ne vous y autorise.

Enduit d’une pommade à l’odeur piquante et bandé étroitement, le membre blessé fut moins douloureux. Néanmoins Mélanie ne trouva pas le sommeil et d’ailleurs ne le chercha pas. Cette nuit hors du commun, elle voulait la vivre jusqu’au bout et, à sa demande, on ouvrit les volets et la fenêtre de sa chambre pour qu’elle pût entendre les échos du bal :

— Ze n’est bas raisonnaple ! dit Fräulein. Abrès un accident, c’est mieux de tormir !

— Je n’en ai pas envie et je préfère entendre la musique. Ne pouvez-vous comprendre cela ?

Si, Fräulein pouvait comprendre. En digne fille de la vieille Allemagne sentimentale, elle adorait la danse et surtout les valses qui soulevaient en elle des vagues de nostalgie. C’était pour une valse – le Danube bleu – que le « privât dozent » de Heidelberg s’était incliné devant elle pour la première fois en claquant des talons et l’avait emportée ensuite dans le grisant tourbillon.

Confortablement appuyée sur ses oreillers qui fleuraient l’iris de Florence, Mélanie suivit par la pensée les différentes phases de la fête. Elle imaginait Francis – pour elle il n’aurait jamais d’autre nom – revenant dans les salons pour conter avec un sourire son aventure à sa vieille amie et à d’autres plus jeunes qui s’en amuseraient. Il se penchait un peu pour glisser une confidence plus secrète à l’oreille de la jolie rousse avant de l’entraîner au rythme langoureux d’une valse anglaise. Puis, quand les crépitements du feu d’artifice firent éclater la nuit, elle les imagina tous deux sur la terrasse, l’un près de l’autre, un peu à l’écart des autres invités pour que le bras du jeune homme pût glisser autour de la taille de sa compagne sans choquer personne. Peut-être alors penchait-elle sa tête sur l’épaule contre laquelle Mélanie se sentait si bien tout à l’heure ?…

Son imagination excitée par la secousse nerveuse qu’elle avait subie était si vive à cet instant qu’elle crut les voir devant elle. La scène du baiser dont elle avait été l’invisible témoin reprenait vie et Mélanie ne comprit pas tout de suite pourquoi des larmes lui montaient aux yeux… ni pourquoi, sans la connaître, sans rien savoir d’elle pas même son nom ou les traits de son visage, elle détestait si fort celle que Francis prenait dans ses bras.

Le lendemain matin, quand Léonie, sa femme de chambre, vint préparer ce qu’il fallait pour une toilette que son accident allait compliquer, Mélanie lui demanda tout d’abord un miroir :

— Il n’y en a pas ici que je puisse vous apporter, Mademoiselle Mélanie. Il faudrait que vous puissiez aller jusqu’à votre salle de bains mais vous n’avez aucune raison de vous tourmenter : votre figure n’a pas été abîmée.

— Je sais, Léonie, mais je voudrais tout de même un miroir. Allez en chercher un chez ma mère. Elle en a au moins une demi-douzaine.

Jusqu’à ce matin-là, Mélanie n’avait guère prêté attention à son image. Aimant surtout la vie au grand air ou alors la tranquillité d’un livre dans le silence de sa chambre, elle se contentait, une fois habillée et coiffée, de jeter un coup d’œil rapide à l’ensemble dans l’un des miroirs du vestibule et sans jamais s’attarder à détailler son visage. Peut-être parce qu’elle pensait qu’il ne présentait aucun intérêt. Sa mère, d’ailleurs, ne lui laissait guère d’illusions à ce sujet :

— Je me demande, soupirait-elle souvent, si nous arriverons à faire de toi un jour une jeune fille présentable ! Ce visage chiffonné ! Ces gros genoux, ces allures de poulain échappé et surtout, surtout ces taches de rousseur ! Je ne vois pas comment nous pourrions en venir à bout.

Ainsi éclairée sur son cas, Mélanie la mal nommée(3) avait appris à considérer ses cheveux châtains tirant sur le roux, sa frimousse ronde et son nez « retroussé » comme autant de tares irrémédiables destinées à s’aggraver avec le temps et cela en dépit des efforts de son amie Johanna qui, très coquette et très versée dans les fanfreluches et les articles féminins, l’adjurait de ne pas désespérer de la nature et du talent des autres. Mais Mélanie ne voyait qu’une expression de charité dans les homélies que lui délivrait son amie. Ravissante et blonde, Johanna von Rellnitz, fille d’un conseiller à l’ambassade d’Autriche, connaîtrait certainement le plus grand succès lorsqu’elle ferait, à Vienne, son entrée dans le monde.

Quand Léonie revint armée d’une glace ovale sertie de vermeil, Mélanie considéra un moment son visage tavelé dans lequel de larges yeux d’un brun-violet qui ressemblaient à des pruneaux tenaient la plus grande place. Deux nattes bien raides terminées par des nœuds de ruban bleu l’encadraient et lui donnaient l’aspect de quelque statue médiévale en bois sculpté. La fatigue d’une nuit blanche et la douleur qu’il avait bien fallu supporter n’arrangeaient rien. Revoyant, sur l’écran impitoyable de sa mémoire, la rayonnante beauté de la jeune femme au boa de tulle, Mélanie plongea d’un seul coup au fond du désespoir. Rejetant avec fureur le miroir que Léonie attrapa au vol, elle s’écria :

— Je suis affreuse ! Affreuse !…

La pauvre enfant était alors si peu à son avantage que la jeune camériste, incapable de trouver une consolation quelconque, prit le parti de quitter la chambre en courant pour aller chercher Fräulein. Ce qui ne fut d’aucun secours car celle-ci, voyant son élève en larmes, ne trouva rien de mieux que de la prendre dans ses bras en soupirant :

— Ach, mein Schatz ! Il ne faut pas fous déssoler ainzi ! Le Zeigneur Tieu ne rébardit bas touchours la peauté gomme il le tefrait ! Tans fotre famille c’est Matame fotre mère qui a tout pris ! Il faut vous vaire une raisson !

— Une raison ? Mais je ne veux pas ! Je veux être belle, comme les autres ! Je veux porter des robes brillantes pour aller danser ! Je veux des boas pailletés et des jupons de dentelles ! Je veux que l’on me fasse la cour !

— Zela fientra ! Fous êtes drop cheune ! Groyez-moi…

— S’il vous plaît, Fräulein ! Laissez-moi tranquille !… Je vais essayer de dormir !