Il décida de tenir jusqu’à l’entracte mais c’était difficile ; plus difficile encore de ne pas tourner le dos à la scène pour regarder Mélanie. Comme elle était jolie ce soir, Cendrillon nocturne éclairée par la masse brillante de ses cheveux vénitiens ! Même pour lui qui avait découvert les secrets les plus cachés de sa beauté, la transformation était à peine croyable ! Quel était l’artiste qui, de sa petite Vénus dorée, avait fait surgir cette idéale créature que toutes les jumelles de la salle avaient déjà examinée et qui, au milieu d’une marée de pierreries, triomphait de toutes par le seul éclat de sa gorge sans le moindre ornement ? Était-ce cet homme brun que son visage net et strictement rasé faisait ressembler à un Américain habillé à Londres ? Et quels étaient ses droits sur elle ? Ceux d’un simple ami ou bien ceux d’un amant ? Sur le fond incandescent de sa jalousie, Antoine revit Mélanie telle qu’elle lui était apparue dans le clair-obscur de son atelier, exquise et nue, offrant son corps de nymphe avec une désarmante simplicité. Elle s’était donnée si naturellement que s’il ne l’avait trouvée vierge, il aurait pu croire que ce n’était pas la première fois. Ensuite, il la revit abandonnée entre ses bras…
« Je suis en train de devenir fou ! se dit-il en passant son mouchoir sur son front en sueur. Il serait temps de penser que je suis venu pour Zambelli ! » Il avait un faible, en effet, pour l’étoile dont il suivait les apparitions, surtout dans Les Deux Pigeons ou dans Coppélia où elle était divine. Par deux fois, il avait soupé chez Maxim’s avec celle que l’on surnommait la « libellule de la danse ». Une nuit, même, il s’était laissé prendre à son charme ensorcelant. Trop attachant d’ailleurs et parce qu’il redoutait de se retrouver captif plus qu’il ne voulait, dès le lendemain, il envoyait à la danseuse une centaine de roses accompagnées d’un jonc de rubis et de diamants ainsi que d’une lettre annonçant son départ pour l’Orient, départ dont il avouait volontiers qu’il n’était rien d’autre qu’une fuite.
Carlotta Zambelli était trop fine pour s’y tromper et, comme elle craignait avant tout les attaches, elle ne lui gardait pas rancune, bien au contraire. Ils demeuraient bons amis et lorsqu’à son arrivée à Paris, Anselme avait remis à son maître, avec le courrier, une invitation à la soirée royale, celui-ci avait accepté aussitôt en pensant que ce serait un excellent moyen de prendre quelque distance avec les problèmes que Mélanie lui posait. Et voilà qu’il ne voyait même pas Carlotta ! Elle n’était rien de plus qu’un nuage de tulle blanc voltigeant sur la gracieuse musique de Léo Delibes… Affligeant en vérité !
La fin du premier acte – le ballet en comportait deux – dressa la salle debout sur une vague d’enthousiasme déferlant vers la ballerine. Antoine se leva, lui aussi, mais ce fut pour tourner carrément le dos à la scène à la stupeur de Montesquiou qui n’avait encore jamais vu quelqu’un applaudir dans cette position. Pas longtemps d’ailleurs car les mains d’Antoine retombèrent pour s’accrocher au dossier du fauteuil : la loge d’entre-colonnes était vide. Mélanie et son cavalier avaient disparu.
Que s’était-il donc passé ?
Tout simplement ceci : fidèle à son habitude, Édouard VII, une fois assis, avait parcouru la salle des yeux avec ce joyeux sourire qui lui venait lorsqu’il se savait entouré d’amis. Et soudain, son regard avait découvert Mélanie. Il avait même pris ses jumelles sur le rebord de velours rouge de sa loge pour mieux la détailler et, à plusieurs reprises, alors que le ballet était commencé, il avait abandonné Zambelli pour tourner son attention de ce côté. Mélanie, elle, n’avait rien remarqué mais Dherblay avait frémi intérieurement, devinant trop bien ce qui se passerait à l’entracte : le roi demanderait certainement que la ravissante inconnue lui soit présentée. Qui pourrait-on annoncer alors ? Mlle Desprez-Martel ou la marquise de Varennes ? De toute façon un petit scandale éclaterait qui pouvait être dramatique… Se penchant alors sur sa compagne, il murmura :
— Je suis désolé de vous priver du plaisir que je vous avais promis, Mélanie, mais je crois que je me suis montré imprudent. Il faut que nous partions…
— Pourquoi ?
— Le roi vous a remarquée. Il va demander que l’on vous présente, j’en jurerais et…
Elle avait déjà compris, se levait et reculait vers le fond de la loge pour y prendre le grand « domino » de tulle noir et de satin bleu pâle qui accompagnait sa robe.
Personne ne s’aperçût de leur départ. À l’ouvreuse qui, dans le couloir, s’inquiétait poliment, Olivier dit que sa compagne supportait mal la chaleur et les parfums de la salle. La femme proposa un cordial mais il l’écarta d’un remerciement et d’un billet avant d’entraîner Mélanie vers l’escalier où la garde républicaine en grande tenue s’égrenait stoïquement le long des degrés dans une immobilité quasi britannique.
Et d’autant plus méritoire qu’il s’y passait quelque chose, dans cet escalier : une poignée de gardiens de la paix s’efforçait de maîtriser un de leurs semblables, gros homme au visage bouffi avec lequel le commissaire Langevin venait de se battre. Tout au moins si l’on en croyait le piteux état de son habit de soirée. L’homme devait être d’une force peu commune. Il se débattait encore comme un ours furieux mais en silence car l’écharpe du commissaire le bâillonnait afin qu’aucun bruit ne parvienne dans la salle.
Force resta à la loi et, tandis que ses hommes traînaient leur captif pour le faire sortir par une porte de côté, Langevin, apercevant le couple, fonça dessus comme un taureau dans l’arène.
— Qu’est-ce que vous faites là tous les deux ? Je croyais que « Mademoiselle » ne devait pas mettre le nez dehors ?
— Pitié, Commissaire ! plaida Olivier. Mélanie s’ennuyait tellement ! Et puis elle avait envie de voir le roi. Et j’ai pensé que personne ne la reconnaîtrait…
— Et puis vous aviez tellement envie de vous montrer avec une aussi jolie femme ! singea le policier. Mais pourquoi partez-vous ?
— Le roi l’a remarquée et je suis persuadé qu’il a dans l’idée de se la faire présenter. C’est pourquoi nous nous enfuyons.
— En ce cas, c’est ce que vous avez de mieux à faire. Filez !
— Un instant, Commissaire ! fit Mélanie. Je voudrais savoir qui est cet homme que vous venez d’arrêter ?
Langevin lui dédia un coup d’œil goguenard :
— Qui voulez-vous que ce soit, ma jolie dame ? Votre cauchemar bien sûr…
— Ce serait ?…
— Azeff, comme de juste. J’étais bien certain que s’il était à Paris ce ne pouvait être que dans l’intention de tuer le roi d’Angleterre. L’Allemagne ne peut pas voir d’un bon œil un rapprochement franco-britannique.
— Je le croyais russe ?
— Il est les deux… ce qui ne va pas me simplifier la tâche ! À présent, sauvez-vous tous les deux.
Et traînant après lui les lambeaux de son habit noir le commissaire Langevin disparut sous l’escalier à la suite de ses hommes tandis que, sortant au bras d’Olivier sur les marches de l’immense perron, Mélanie respirait avec délices l’air frais d’une nuit presque aussi étoilée qu’un ciel de Provence. Antoine n’avait plus rien à craindre. Elle se sentait presque heureuse…
Chapitre X
LE PRINCE DU MENSONGE
Le lendemain était un dimanche et Mélanie, soulagée d’un grand poids par l’arrestation du terroriste, s’accorda les joies simples d’une grasse matinée. Si rapide qu’eût été son passage à l’Opéra il lui avait permis d’exorciser ce grand désir qu’elle avait eu d’applaudir le souverain anglais et la rencontre avec le commissaire Langevin valait à elle seule le déplacement.
Olivier Dherblay vint déjeuner mais partit de bonne heure pour assister à la garden-party donnée par l’ambassadeur d’Angleterre à l’issue du grand déjeuner officiel présidé par le roi. Elle n’essaya pas de le retenir, trouvant un plaisir nouveau à profiter seule de « sa » maison qu’elle visita de fond en comble. Elle passa un long moment dans le sanctuaire secret de son grand-père, la galerie de tableaux qu’elle n’avait jamais fait qu’entrevoir et où, cette fois, elle put se promener à son aise sans toujours bien comprendre les toiles qu’elle découvrait car les goûts du vieux Timothée se révélaient parfois d’une hardiesse confondante. Elle ignorait en effet qu’il aimait à se rendre, sous un habit modeste, dans les cafés enfumés de Montmartre ou même dans des ateliers misérables et des estaminets d’une banlieue encore campagnarde qui s’appelait Montparnasse.
Vers la fin du jour, elle écouta l’écho des fanfares et des acclamations populaires qui raccompagnaient le roi à la gare du Bois de Boulogne se briser sur son univers clos pour y mourir. En effet, à mesure que les bruits s’éloignaient, ils laissaient s’installer un grand silence comme si Paris, las d’avoir trop chanté et trop crié, ne souhaitait plus que le sommeil. La capitale se retrouva soudain au rythme feutré d’un dimanche ordinaire. On reprenait souffle avant d’aller manger la soupe familiale et de retourner, le lendemain, au travail. Seuls les journalistes, à leur bureau, rédigeaient dans la fièvre…
Le lundi matin, toute la presse délirait avec ensemble sur l’extraordinaire succès du voyage royal. On célébrait l’enchantement dans lequel Édouard VII, ce « vieil ami de la France », avait plongé les Parisiens déshabitués depuis si longtemps de crier « Vive le Roi » et qui semblaient s’en être donné à cœur joie. Quant à l’hymne anglais, on rappelait, avec un rien de condescendance cocardière, qu’il venait de France, Lulli l’ayant écrit pour que les demoiselles de Saint-Cyr pussent célébrer avec éclat la guérison de Louis XIV après une opération aussi gênante que délicate.
Les reporters s’étendaient longuement sur les différentes manifestations et surtout sur la « très brillante soirée de l’Opéra », mais sans mentionner les exploits discrets du commissaire Langevin. On rappelait aussi que, devant l’importance des foules déplacées, le préfet Lépine avait dû renforcer partout ses cordons de police et, enfin, on annonçait qu’en juillet prochain, le président Loubet, sa femme et M. Delcassé rendraient sa visite au souverain. Désormais l’Entente cordiale prenait corps et cessait d’être une vue diplomatique plutôt fumeuse.
En résumé, le bonheur était général, sauf peut-être chez la comtesse de Castellane qui, à l’Opéra justement, avait perdu l’un des trois colliers de diamants qui la paraient. Elle assurait d’ailleurs qu’on le lui avait volé et le Petit Parisien, jamais à court d’idées, rapprochait ce vol, si vol il y avait, de celui qui, deux mois plus tôt, privait un maharajah de ses plus belles émeraudes, et aussi d’un autre, survenu un an plus tôt dans une noble demeure du faubourg Saint-Germain au cours d’un grand mariage : cinq rangs de perles subtilisés sur la grande table où étaient exposés les cadeaux.
Ce matin-là, sachant qu’Olivier avait à faire à la Bourse, Mélanie, son petit déjeuner achevé, décida de partir en expédition et d’aller visiter cette maison de la rue de Thorigny qui ne répondait jamais au téléphone. Elle demanda donc à Soames de faire atteler le petit coupé. Mais là, elle se heurta à une résistance inattendue :
— J’ai reçu des instructions sévères, mademoiselle Mélanie ! Vous ne devez sortir en aucun cas, surtout seule.
— Je n’ai pas l’intention de conduire la voiture ! Jacquemin le cocher sera là. Et je n’ai qu’une toute petite course à faire. Voulez-vous me dire ce qui peut m’arriver ?
— Je ne veux pas le savoir. Vous n’êtes pas censée être encore ressuscitée et si l’on vous rencontrait…
— Là où je vais on ne risque pas de me rencontrer. En outre, nous n’avons pas que je sache de voitures armoriées et le petit coupé est tout à fait anonyme !
— Pas les chevaux ! fit Soames sévèrement. Ils comptent parmi les plus beaux irlandais de Paris.
— Alors allez me chercher un fiacre et dites à Mme Duruy de se préparer à m’accompagner. Cela vous va comme ça ?
— Un fiacre ? laissa tomber Soames du ton dont il eût dit : un limaçon ou une poubelle.
— Préférez-vous que je prenne le tramway ou un omnibus ?
Un cri d’horreur lui répondit. Chacun d’eux, campé solidement sur ses positions, défiait l’autre du regard. Soudain, Mélanie changea complètement d’attitude et se fit toute douceur :
— Cher Soames ! Il faut absolument que je sache ce qu’il est advenu de mon plus grand ami. Il habite le Marais et je veux aller jusque chez lui. Personne ne me verra : je tirerai les rideaux. Je crois savoir, ajouta-t-elle suavement, que le tramway C relie le Louvre à la Bastille mais comment parvenir d’abord jusqu’au Louvre ?
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