Sans plus de chance. Olivier avait prévenu qu’il serait peut-être en retard et on ne l’avait pas encore vu.
— Sans doute est-il allé prendre cet avoué et cet avocat qu’il m’a annoncés hier. Quand ils viendront, dites-leur où je suis allée, Soames, je vous prie, et demandez-leur de prendre patience.
— Oui, Mademoiselle… mais, si je peux me permettre, je n’aime guère l’idée de vous laisser aller seule là-bas…
— Si ma mère est mourante, je ne peux l’éviter et vous me serez plus utile ici. Néanmoins, si je tardais trop, dites à M. Dherblay de venir me chercher.
Soames s’inclina silencieusement mais en se promettant d’envoyer Olivier dès qu’il le verrait.
Mélanie franchit sans émotion la porte de son ancienne demeure au seuil de laquelle Paulin l’accueillit.
— Quelle joie, mademoiselle, Madame va être si heureuse, la pauvre !…
Elle se dirigeait déjà vers l’escalier mais il tenait apparemment à l’escorter et même à la précéder avec la hâte du bon serviteur qui apporte la lumière et le bonheur à un maître malheureux. Et, après avoir gratté discrètement, il ouvrit sans attendre de réponse, le battant laqué gris et or qui donnait accès à la chambre d’Albine.
— Voilà Mlle Mélanie, Madame, annonça-t-il.
— Ah ! Tout de même !… Merci Paulin, vous venez de me rendre un grand service.
— Madame connaît mon dévouement…
— Je vois, en effet, qu’il peut aller jusqu’à l’abjection, coupa Mélanie qui, du seuil, pouvait contempler le charmant spectacle de sa mère émergeant d’un fouillis de dentelles et de rubans roses et en train de déguster son petit déjeuner. Visiblement en pleine santé. Une violente colère s’empara d’elle devant le moyen répugnant que cette femme avait osé employer pour l’amener jusqu’à elle mais elle s’efforça de la maîtriser car elle se sentait capable de tout casser dans cette chambre-bonbonnière vouée au seul culte d’une beauté déclinante.
— Eh bien, je suis ravie de vous voir en si bonne santé, ma mère ! fit-elle d’une voix qui vibrait tout juste un petit peu trop. Je vous donne le bonjour !…
Albine prit sur son lit un miroir à main et vérifia le savant désordre de sa chevelure dont une longue boucle glissait sur son épaule nue.
— Voyons, Mélanie, tu ne vas pas nous quitter si vite ? J’ai fait préparer ta chambre…
— Vous n’y pensez pas ? Je ne resterai pas un instant de plus dans cette maison.
Elle tourna les talons pour fuir mais à présent Francis, venu là sans qu’elle l’eût entendu, lui barrait le passage avec un sourire qu’elle jugea odieux.
— Je crois, au contraire, que vous allez y rester, un certain temps tout au moins, et vous comporter comme la bonne épouse que j’espère…
— Laissez-moi passer ! ordonna-t-elle.
— Vous voulez rire ? Nous ne nous sommes pas donné tout ce mal pour vous laisser filer à présent que nous vous tenons.
Elle se jeta contre lui pour l’obliger à lui céder le passage mais elle n’était pas de force contre un homme jeune, vigoureux et entraîné aux sports, et il la maîtrisa sans même cesser de sourire. Jamais elle ne l’aurait cru aussi fort. Ses doigts étaient durs comme de l’acier.
— Allons ! fit-il, nous n’allons pas nous colleter comme un ménage d’ouvriers un soir de paye ? Vous avez perdu la partie : admettez-le et comportez-vous en femme du monde !
— Je n’admets rien du tout et je n’ai pas perdu. Dès aujourd’hui j’introduis une instance en divorce et vous n’y pourrez rien. Même si vous m’obligez à rester ici ! M. Dherblay et mes avocats sauront bien me retrouver…
— À votre place je n’y compterais pas trop ! J’ai rencontré ce matin votre M. Dherblay dans un endroit tranquille et en présence de quelques gentlemen…
— Un duel ? Vous vous êtes battus en duel ?…
— Je ne vois pas quel autre nom donner à cette noble et ancienne institution. Je reconnais d’ailleurs que ce garçon a montré de la valeur. Malheureusement…
Un frisson glacé parcourut le dos de Mélanie cependant que sa gorge se séchait :
— Il est mort ? Vous l’avez tué ?
— Pas tout à fait mais je pense que, s’il s’en tire, il en a pour un moment à s’occuper exclusivement de sa personne. Vous voyez que vous n’avez pas beaucoup d’aide à espérer.
— Vous oubliez le commissaire Langevin. S’il apprend les événements de ce matin, vous risquez fort d’être arrêté.
— Certainement pas ! Il aurait fallu nous prendre sur le fait. En outre plusieurs personnes peuvent affirmer que tout s’est passé le plus correctement du monde. D’autre part, j’ai adressé, dès mon retour ici, une note aux principaux journaux de Paris annonçant que nous vous avons heureusement retrouvée et que votre disparition est due à un choc reçu lorsque vous êtes tombée de la barque. J’ai d’ailleurs brodé sur ce thème une assez charmante histoire dont je vous ferai part afin que vous la connaissiez bien.
— Vous êtes fou ? Oubliez-vous que le commissaire possède tous les éléments pour vous démentir ?
— Mais ne s’en servira pas… dès l’instant où vous lui expliquerez qu’il vaut mieux s’en tenir là. Trop de boue remuée laisse des traces pénibles sur une famille. Il est temps que la nôtre rentre dans l’ordre…
— Et vous vous imaginez que je vais abonder dans votre sens ? Vous avez complètement perdu la tête ! Dès que je le verrai, ce sera pour réclamer ma liberté.
Francis saisit le bras de Mélanie et ses doigts se serrèrent autour jusqu’à la faire gémir :
— Vous ne réclamerez rien du tout car vous ne le verrez pas. Une lettre fera l’affaire… à moins que vous ne préfériez être enfermée comme folle et que votre ami Dherblay n’ait plus la moindre chance de guérir… en admettant qu’il lui en reste une seule ?
D’un geste brusque, Mélanie dégagea son bras et, tournant le dos à Francis, considéra sa mère qui buvait tranquillement une tasse de café.
— Je suppose que vous êtes fière de vous, Mère ?
Albine reposa sa tasse et ouvrit de grands yeux trop candides pour qu’à présent Mélanie s’y laissât prendre.
— Tu es beaucoup trop jeune pour savoir ce qui est bon pour toi. Tu as vécu, et par ta seule faute, une aventure abracadabrante et je pense…
— Par ma seule faute ? C’est moi sans doute qui ai choisi d’envoyer mon époux passer sa nuit de noces avec Mlle Lolita Fernandez, des Folies-Bergère ? Vous devriez la voir, Mère. Cela m’étonnerait qu’elle vous plaise, mais elle plaît beaucoup à M. de Varennes. Il fallait l’entendre l’appeler « Chérrri » !
Avec une satisfaction cruelle, Mélanie vit sa mère pâlir tandis que ses mains repoussaient nerveusement le plateau. Elle allait peut-être dire quelque chose mais Francis, haussant les épaules avec agacement, s’interposa :
— Nous n’avons que trop dérangé cette chère Albine. Les émotions ne valent rien pour son teint et si vous le voulez bien nous allons nous retirer…
— Francis ! Venez ici, je vous en prie, fit Mme Desprez-Martel d’un ton où perçait l’irritation. Mais il se contenta de sourire :
— Plus tard, ma chère ! Il faut que je conduise… ma femme à son appartement. Nous nous reverrons.
Quand il eut refermé sur eux la porte, Mélanie se dirigea vers l’escalier, bien décidée à sortir coûte que coûte, mais Francis courut après elle et l’immobilisa.
— Vous ne m’avez pas compris. J’ai dit : votre chambre !
— Ma chambre n’est plus ici. Je rentre chez moi…
Vaine défense. Sans ajouter un mot, Varennes l’empoigna à bras-le-corps, la jeta sur son épaule comme un simple paquet et l’emporta au bout du couloir. Puis, pénétrant dans son ancienne chambre, la jeta sur le lit sans trop de douceur et sans se soucier de ses cris et de ses protestations.
— Vous ne sortirez d’ici que lorsque je le jugerai bon et, surtout, lorsque vous serez raisonnable.
— Si vous comptez me réduire par la violence, vous vous trompez ! s’écria-t-elle, furieuse.
— Croyez-vous ? J’ai l’impression qu’avec vous la violence pourrait avoir du bon ?
Et brusquement, il se jeta sur elle, la clouant sous son poids et, saisissant ses deux bras, les maintint en croix tandis qu’il s’emparait de sa bouche qu’il baisait et mordait tour à tour. Mélanie voulut hurler mais elle manquait de souffle et sa voix s’étouffa comme dans un cauchemar. Alors il lui tordit les bras pour les ramener au-dessus de sa tête où il les maintint d’une seule main tandis que, de l’autre, il ouvrait la jaquette du « tailleur » de léger drap vert que portait Mélanie et déchirait son corsage de soie blanche puis sa chemise de dentelle pour libérer ses seins qu’il contempla un instant avant de se mettre à les caresser tout en s’emparant à nouveau des lèvres de la jeune femme qui manqua étouffer. Pensant qu’il allait la violer, elle se tordit sous lui, opposant une défense désespérée qui le fit rire :
— Bon Dieu, ce que tu es belle quand tu es en colère, ma petite lionne ! Et ce que ça va être bon de te baiser encore et encore ! Parce qu’on va passer de bons moments, tous les deux, tu sais ?… Faut pas t’occuper de la vieille ! Je l’ai à ma botte et elle fait ce que je veux. On a du temps à rattraper et je reconnais que j’ai été un foutu imbécile… mais tu vas voir, tu vas voir…
Abasourdie Mélanie entendait, sans en croire ses oreilles, cette voix basse, épaisse et vulgaire qu’elle ne connaissait pas. Visiblement, l’homme ne se possédait plus et laissait remonter à la surface les instincts et les mots d’une nature profonde dont nul ne pouvait soupçonner l’existence. Elle était tellement sidérée que sa défense faiblit. Il le sentit. Sa main s’attaqua alors à la jupe qu’elle remonta pour atteindre, avec la sûreté que donne l’habitude, la fente du pantalon de batiste et l’intimité de la jeune femme qui cette fois recommença à lutter, cherchant à mordre cette bouche collée à la sienne et qui lui faisait horreur autant que ces doigts qui la fouillaient. Elle y réussit. Francis s’écarta un peu. Alors elle poussa un cri aigu auquel répondit presque aussitôt la voix de sa mère, tremblante de colère :
— Est-ce que vous ne vous oubliez pas, Francis ?
Emporté par son désir, l’homme, sans s’écarter, lui jeta un mauvais regard :
— Fiche le camp ! C’est ma femme après tout et j’ai le droit d’en faire ce que je veux !
— En ce cas, ne comptez pas sur moi pour vous y aider !
La menace devait être sérieuse car Francis se calma aussitôt. Mélanie en profita pour lui échapper, glisser du lit et courir vers sa mère :
— Mère, je vous en prie, cet homme est fou. Laissez-moi partir !…
Hélas, il n’y avait aucune tendresse mais seulement une amère jalousie dans le regard qu’Albine posa sur la poitrine dénudée de sa fille.
— Non. Tu resteras ici. Simplement, c’est moi qui garderai la clef. La nuit tout au moins…
Semblable à quelque statue de la vengeance, elle se tenait debout près de la porte ouverte que Francis, la mine sombre mais tout de même assez penaud, franchit en rajustant sa cravate pour se donner une contenance. Le bruit d’une dispute naissante s’éloigna avec eux dans la galerie et Mélanie, soudain accablée de fatigue, se laissa tomber assise près de la fenêtre sur une chaise basse. Ce qui venait de se passer l’avait recrue de lassitude et de dégoût.
Elle resta là un long moment, prostrée, essayant de mettre un peu d’ordre dans ses idées et se faisant à elle-même les plus amers reproches. Comment avait-elle pu être assez stupide pour se laisser piéger de la sorte ? Mais aussi comment imaginer que sa propre mère se prêterait à une basse comédie pour l’obliger à revenir chez elle ? Et puis il y avait ce duel affreux qui la bouleversait. L’idée qu’un homme était peut-être en train de mourir pour l’avoir défendue était intolérable. Elle conférait à Francis les couleurs sinistres de ces bandits de grands chemins sans scrupule et sans conscience, uniquement attachés à balayer ceux qui prétendaient leur barrer la route. Olivier Dherblay payait le dévouement qu’il portait à la petite-fille comme à la mémoire de Timothée Desprez-Martel et, en imaginant le jeune homme râlant son agonie, Mélanie ne put retenir ses larmes.
Peut-être aussi pleura-t-elle sur elle-même. Ne sachant plus rien d’Antoine, c’était son unique rempart qui venait de tomber et elle se retrouvait livrée pieds et poings liés à ceux qu’elle ne pouvait considérer autrement que comme des ennemis car, si déterminé que fût le commissaire Langevin, il ne pourrait rien contre une famille coalisée et bien assise dans la société. Il lui faudrait s’en tenir aux simples faits : une jeune femme que l’on croyait morte était bien vivante et, même si elle avait émis devant lui l’intention de divorcer, il n’enverrait certainement personne l’interroger puisqu’elle était désormais entre sa mère et son époux. Surtout si on laissait courir le bruit qu’elle n’avait pas tout à fait sa tête à elle. Après tout, cet homme positif n’aurait sans doute pas beaucoup de peine à la prendre pour une folle ou à la limite pour une mythomane, l’histoire qu’elle lui avait racontée pouvant très bien n’être rien d’autre que le fruit d’une imagination romanesque.
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