Soudain rayonnante, Albine alla prendre sa fille dans ses bras et l’embrassa comme elle ne l’avait pas fait depuis des années. Ce qu’elle venait d’entendre répondait trop à ses plus secrets désirs pour qu’elle n’en fût pas transportée de joie. La tempête s’apaisait et elle allait pouvoir garder son amant pour elle seule ! Aussi fut-ce avec une entière sincérité qu’elle jura d’obtenir l’adhésion de son gendre à ce nouveau plan. Elle veillerait elle-même à ce que sa petite Mélanie ne fût pas importunée et pût retrouver ce calme si nécessaire à l’oubli des offenses.

— De toute façon, conclut-elle avec enjouement, Francis mérite une punition pour la façon dont il s’est comporté avec toi. Et tu peux compter tout à fait sur l’aide de ta mère… Mais j’y pense, ma chérie, tu dois mourir de faim ! Je vais sonner Paulin pour qu’il fasse servir le thé un peu plus tôt !… Mon Dieu que je suis heureuse ! Nous allons fêter cela ce soir au vin de Champagne !

Déjà rendue en pensée à la vie brillante qu’elle aimait, Albine allait et venait à travers le salon comme un oiseau voltige de branche en branche et Mélanie la regardait, prise d’une soudaine pitié. Elle était redevenue d’un seul coup la belle Mme Desprez-Martel uniquement soucieuse de bals, de potins, de toilettes et parlait à présent de la grande Semaine de Paris qui allait bientôt venir, des courses à Longchamp, du chapeau qu’elle se commanderait pour la Journée des Drags…

— À propos, fit-elle tout à coup en s’arrêtant devant Mélanie, il faut que tu me dises qui t’a fait la robe que tu portais hier ? Je l’ai trouvée extraordinaire et naturellement…

La porte en s’ouvrant lui coupa la parole. Pensant que c’était le thé, elle alla s’asseoir avec grâce sur un canapé mais ce fut Francis qui parut accompagné d’un homme jeune, très brun et suprêmement élégant en dépit de moustaches mongoles et d’un regard perçant de rapace qui lui faisaient une tête de bandit albanais.

Sans avoir remarqué la présence de Mélanie, ils vinrent saluer sa mère.

— Chère amie, dit Francis, je vous présente le Dr Souvalovitch dont je vous ai parlé. Il est tout disposé à donner des soins à notre pauvre Mélanie et je crois que vous pouvez lui faire entière confiance. Nous ne pourrions trouver…

— Bonsoir Francis !

La voix nette et froide de la jeune femme, en faisant tressaillir le marquis, coupa court à la présentation. Il tourna vers elle un regard stupéfait.

— Vous êtes là ?

— Comme vous voyez ! C’est aimable à vous de vous soucier de ma santé mais je ne crois pas avoir besoin de médecin. Encore moins d’un psychiatre. C’est bien ce que vous êtes, n’est-ce pas, docteur ?

— Je suis… oui, admit l’interpellé avec un vigoureux accent d’Europe centrale. Très heureux ! Nous allons pouvoir examiner de suite…

Il s’avançait vers elle, la mine engageante comme s’il s’apprêtait à l’inviter pour une valse, mais elle quitta son siège et vint rejoindre Albine sur le canapé :

— Je ne crois pas que ceci entre dans nos accords, Mère, dit-elle assez fermement pour que celle-ci sentît que sa joie de vivre, si fraîchement retrouvée, était menacée. Elle réagit aussitôt :

— Ma fille va beaucoup mieux, docteur, dit-elle avec son sourire le plus charmeur, et je crois que nous nous sommes affolés un peu vite…

— Vraiment ? interrogea Varennes, l’œil soupçonneux, ce qui lui valut de recevoir la fin du sourire :

— Vraiment ! Nous avons bien des choses à vous dire, cher Francis, des choses qui vous rendront aussi heureux que je le suis moi-même… Mais je n’en suis pas moins charmée de vous recevoir, docteur. Ah ! voici le thé !… J’espère que vous accepterez une tasse ? Tenez, venez vous asseoir près de moi ! Et toi, ma chérie, tu ne saurais mieux faire que reprendre ton rôle de fille de la maison. Tu veux bien nous servir ?

— Avec plaisir.

La scène qui suivit, si elle offrait un parfait exemple du savoir-faire mondain, n’en fut pas moins absurde et vaguement irréelle. Installé sur le canapé auprès de Mme Desprez-Martel, le Dr Souvalovitch pérorait d’une voix onctueuse et affectée. Albine, ses grands yeux bleus fixés sur lui, semblait boire ses paroles en même temps que le thé, Francis, l’air soucieux, écoutait distraitement. Son regard revenait sans cesse vers Mélanie occupée à couper d’épaisses tranches de cake comme si cette place et cette occupation avaient été siennes de tout temps et, visiblement, il ne savait trop s’il devait se réjouir ou se fâcher de ce retournement de situation, tout à fait imprévu.

À présent, le psychiatre parlait d’abondance. Mélanie avait, sournoisement, ajouté du rhum à son thé et il en avait accepté avec joie plusieurs tasses sans paraître s’apercevoir des coups d’œil furieux de son client. Il semblait tout à fait détendu à présent et, comme la jeune femme lui présentait une assiette de petits fours, il lui décocha un sourire béat qui révéla des dents regrettablement jaunes :

— Heureux je suis de voir que tout va bien, jeune dame, mais ce sera un plaisir de veiller sur votre santé. L’esprit d’une femme est chose fragile, sensible, et le petit chagrin devient vite le gros drame. Il ne faut pas craindre venir voir cher Dr Souvalovitch. Il possède charmante maison pour le repos, très confortable…

— Je vous remercie, docteur, dit Mélanie qui ne savait trop si elle devait rire ou se fâcher, mais je me suis toujours fort bien reposée ici et je ne vois pas où je pourrais être mieux qu’auprès de ma mère.

— Certes, certes ! Mais, enfin, on ne sait jamais et…

— Cher ami, coupa soudain Francis qui avait peine à cacher son exaspération, je suis désolé de vous arracher à si charmante compagnie mais il se fait tard et je dois encore passer au cercle. Si vous voulez que je vous raccompagne ?…

— Certes, certes !… oh, le temps cruel ! le temps ! Mais il y a les malades, hélas…

— Les vrais ! murmura Mélanie.

— Eh oui !… Que de regrets de vous quitter !…

— N’en ayez pas trop, dit Francis. Il se peut que nous ayons besoin de vous une autre fois…

À la grande surprise de Mélanie, ce fut sa mère qui releva la phrase vaguement menaçante :

— Je ne crois pas qu’il y ait une autre fois… mais vous serez toujours le bienvenu ici, ajouta-t-elle en tendant une main chargée de bagues qui disparut sous la moustache du psychiatre. En admettant que c’en fût un, ce dont Mélanie commençait à douter fortement…

Au moment où les deux hommes allaient franchir le seuil du salon, Albine ajouta :

— Naturellement, vous dînez ici ce soir, Francis ?… Nous comptons absolument sur vous.

— Nous ?

— Mélanie et moi, voyons !

Il hésita un instant puis s’inclina avec un sourire qui n’atteignit pas ses yeux.

— Ce sera pour moi une très grande joie et je n’aurai garde d’y manquer.

En remontant chez elle, un moment plus tard, pour prendre un bain et se reposer avant ce fameux dîner, Mélanie se sentit rompue de fatigue mais aussi plutôt soulagée. Le danger auquel elle venait d’échapper n’était peut-être pas entièrement dissipé mais, en faisant de sa mère une alliée spontanée, elle s’était tout de même assuré quelques jours, peut-être quelques semaines de tranquillité relative. Le temps de guérir pour Olivier Dherblay ? Ou tout au moins, le temps pour l’oncle Hubert de regagner enfin Paris ? De toute façon, elle allait devoir jouer serré avec un adversaire qu’elle savait rusé et sans scrupule. Mais que la pensée de nuits solitaires était donc réconfortante !…

Chapitre XII

LA STATUE DU COMMANDEUR…

Mélanie avait raison de se méfier. Elle avait eu facilement raison d’une mère attachée avant tout à sa tranquillité et à sa propre personne mais Varennes était un adversaire d’une autre dimension. Certes, au cours de ce dîner par lequel s’achevait la plus pénible des journées jamais vécues par la jeune femme, il se montra aimable, courtois, enchanté d’apprendre que la rebelle venait à composition. Il accepta même le temps de probation « indispensable si nous voulons que Mélanie redevienne elle-même » mais, à la façon qu’il eut de poser sur sa main un baiser un peu trop appuyé, au regard surtout dont il l’enveloppa, Mélanie comprit qu’elle serait, tôt ou tard, obligée de le subir si elle ne trouvait pas le moyen de lui échapper. Il avait d’ailleurs murmuré :

— Je sais bien que votre santé n’est pas en cause et que vous m’infligez là une punition mais je vous en supplie, ne vous vengez pas trop longtemps ! Je ne souhaite que vous rendre heureuse.

Belle parole que la réalité ne traduisit guère car si elle était libre d’aller et venir comme elle le voulait dans l’hôtel maternel, Mélanie s’aperçut vite qu’il lui était impossible d’en sortir seule ou même en compagnie de sa mère.

— Vous m’avez imposé une condition, ma chère Mélanie, et je l’ai acceptée. À votre tour vous voudrez bien admettre que je garde envers vous quelque méfiance. Vous avez en vous beaucoup plus de ressources que je ne le supposais…

— Avez-vous donc l’intention de me garder enfermée ici ? Curieuse façon d’assurer le bonheur de quelqu’un.

— Nullement. Vous sortirez et même chaque jour… mais uniquement en ma compagnie. Et je ne vous conseille pas de profiter d’une de mes absences ! Elles seront rares d’ailleurs comme il se doit pour un homme qui retrouve celle qu’il aime. Et, de toute façon, personne ici, pas même votre mère, ne vous le permettra… Soyez-en tout à fait sûre !

— Ainsi, je vais devoir vous traîner après moi dans les magasins ? Comme ce sera amusant !

— Pourquoi pas ? C’est le privilège d’un homme amoureux que de chercher à parer celle qu’il aime. D’ailleurs n’avez-vous pas tout ce qu’il vous faut ?

— Certainement pas ! Je n’ai aucunement l’intention de porter les robes de mon trousseau nuptial. Je compte même en faire don à une maison de retraite pour veuves peu fortunées.

Francis se mit à rire :

— Je reconnais que votre mère, soucieuse de paraître plus jeune que vous, vous a affublée d’étrange manière. Mais lorsque je vous ai vue, dans l’hôtel des Champs-Elysées, vous étiez vêtue à ravir et de même quand vous êtes arrivée hier. Écrivez donc un mot pour vos gens de là-bas, demandant que l’on vous envoie toutes vos affaires, sans oublier bien sûr vos bijoux.

— Mes bijoux vous intéressent ?

— Mais naturellement. Comment croire à la sincérité de votre retour si vous ne portez ni votre alliance ni votre bague de fiançailles ? Tenez, il y a sur ce petit secrétaire tout ce qu’il faut pour écrire. Dans deux heures vous aurez vos vêtements. Ce qui ne veut pas dire que nous n’irons pas en acheter d’autres… mais pas aujourd’hui. Je préfère que nous laissions se calmer un peu les curiosités.

— Les curiosités ?

— Bien sûr. On se posait trop de questions à notre sujet. Il fallait tailler dans le vif et, dès hier soir, j’ai fait tenir une petite note aux journaux en les priant instamment de ne pas venir vous importuner… pour le moment tout au moins.

Dans tous les quotidiens parisiens, en effet, on consacrait un article, jugé fort incomplet pour la plupart mais qui annonçait le retour « quasi miraculeux » de la jeune marquise de Varennes, dont on déplorait la perte dans les eaux profondes du lac de Côme et qui, secourue in extremis par un pêcheur illettré de Gravedona, était restée inconsciente pendant plusieurs jours. La police italienne, aux œuvres de laquelle le marquis avait l’intention de faire un don important, l’avait retrouvée presque par hasard et rendue aux autorités françaises…

La lecture de cette prose fortement teintée de lyrisme déchaîna l’hilarité de Mélanie :

— Vous avez vraiment réussi à leur faire avaler cela ?

— Pas tout à fait, je le crains, si j’en juge à la horde qui, depuis ce matin, nous assiège. J’en ai déjà reçu deux ou trois spécimens car bien sûr il n’est pas question que vous rencontriez la presse.

— Et vous leur avez dit…

— Que, justement, je n’avais rien de plus à leur dire sinon que vous avez besoin que l’on respecte votre repos. Voilà pourquoi vous devrez vous contenter du jardin aujourd’hui et demain au moins.

— Il se pourrait que la police se montre plus curieuse ? Vous oubliez, il me semble, que vous l’avez rencontrée chez moi ?

— Chez nous, ma chère, chez nous ! Et je peux vous assurer que ce bon commissaire Langevin ne se montrera pas plus curieux qu’il ne convient… surtout s’il tient à l’évolution harmonieuse de sa carrière. Nous sommes peut-être en république mais j’ai tout de même d’assez hautes relations pour lui imposer silence.