Mélanie écouta décroître les pas, dont l’un singulièrement lourd mais, de tout le reste de là nuit, ne put trouver le sommeil. L’incident qui venait de se dérouler, pour être grotesque, n’en était pas moins révélateur. Il allait être de plus en plus difficile de jouer le rôle qu’elle s’était assigné si, chaque nuit, Francis revenait battre sa porte. De toute façon, elle ne pourrait pas l’assumer bien longtemps mais comment échapper à ce piège où elle s’était laissé prendre ? Surtout si Albine refusait toujours de l’aider.
Vers le milieu de la matinée, elle se rendit chez sa mère. Albine, qui se levait toujours tard, était encore au lit, lisant son courrier ou parcourant les journaux tout en étirant interminablement son petit déjeuner. C’était, disait-elle, le meilleur moment de la journée et elle détestait, alors, être dérangée mais, ce matin-là, elle semblait soucieuse et ne protesta pas quand sa fille pénétra dans sa chambre :
— J’allais te faire appeler, dit-elle. On dirait que les mauvaises nouvelles se donnent rendez-vous chez nous…
— M. Dherblay ?… Il est mort ?
— Lui ? Oh non… pas encore tout au moins bien que les réponses soient invariables lorsque j’envoie chez lui chaque jour. Non, cette fois, il s’agit de ton oncle Hubert.
— Oncle Hubert ? Il lui est arrivé quelque chose ? Il n’est pas…
— Mais non, il n’est pas mort ! Qu’est-ce que cette manie d’enterrer les gens ce matin ?
— Pardonnez-moi ! Que lui arrive-t-il alors ?
— Il est au Caire, aux prises avec une mauvaise fièvre qu’il a prise je ne sais où en chassant je ne sais quoi. Le consul de France m’écrit de ne pas trop me tourmenter mais que, très certainement, il ne sera pas de retour pour tes funérailles.
— Mes funérailles ? Il me semble que vous me reprochiez il y a un instant…
— Bien sûr tes funérailles ! Tu oublies qu’après ce qui s’est passé au lac de Côme, nous avions prévenu Hubert… Naturellement, je vais écrire tout de suite pour dire à ce brave consul qu’il rassure ton oncle et que son retour n’a plus rien d’urgent. Il peut se soigner en toute tranquillité. Mais Dieu, que tout cela est ennuyeux ! Tu ne trouves pas ?
Mélanie s’efforça de cacher sa contrariété. Elle avait espéré dans le retour d’Hubert Desprez-Martel pour trouver enfin l’aide dont elle avait tellement besoin et voilà qu’il ne reviendrait pas avant longtemps peut-être… Il fallait en finir.
— Il y a plus ennuyeux encore, Mère, dit-elle fermement en s’asseyant sur le bord du nid de soie et de dentelles où sa mère se prélassait. Je ne veux plus rester ici. Ce qui s’est passé la nuit dernière est la preuve formelle que M. de Varennes a seulement fait semblant d’accepter mes conditions. Je ne veux pas passer mes nuits à empiler mes meubles derrière la porte…
— Je reconnais que l’incident est fort désagréable mais Francis avait bu plus que de raison. D’autre part, tu reconnaîtras que Paulin et moi avons mis bon ordre à la situation ?
Sans doute et je vous en remercie mais vous ne serez peut-être pas toujours là et il est rusé…
— Je vais lui parler. Je suis certaine que cela ne se renouvellera pas !
— Comment pouvez-vous en être sûre ? Vous n’avez aucune influence sur lui, Mère. Croyez-vous que j’aie oublié la façon dont il vous a traitée hier ? Je vous en supplie, laissez-moi partir !
Comme si un ressort venait de se déclencher en elle, Albine devint soudain très nerveuse.
— Non, Mélanie, non !… Il est inutile de revenir là-dessus, je ne peux pas te laisser quitter cette maison.
— Mais enfin pourquoi ? Vous y êtes chez vous, il me semble ? Alors qui vous empêche de m’ouvrir la porte ?
— Tout. Je n’en ai aucune possibilité. Hormis Paulin qui m’est tout dévoué, les autres domestiques sont nouveaux et entièrement dévoués à ton époux.
— Paulin est votre majordome. Son aide devrait suffire ?
— Sans doute mais il sait bien qu’il ne restera auprès de moi que tant qu’il obéira aux ordres de Francis. Sinon…
— C’est incroyable !… Comment avez-vous pu admettre une telle situation ? Abdiquer si totalement votre autorité ?
— Qu’ai-je besoin d’autorité ? Il est si agréable d’avoir auprès de soi un homme sur qui se reposer entièrement ! Regarde la réalité en face, Mélanie ! Nous n’avons plus personne pour nous soutenir et il faut bien admettre que Francis, s’il a quelques défauts, n’est pas sans qualités. Je crois qu’il t’est sincèrement attaché et je ne vois vraiment pas pourquoi vous ne réussiriez pas à former un couple normal ?…
— Qu’appelez-vous un couple normal ?
— Mais… un couple comme il y en a des centaines autour de nous. Il y en a même qui parviennent à être heureux ! En outre, je resterai près de vous, je ne vous quitterai pas.
— Je sais, Mère ! Excusez-moi de vous avoir dérangée !
Cette fois ce fut sous sa main que la porte claqua. En rentrant chez elle, Mélanie avait bien du mal à contenir sa colère, sa déception et son écœurement. La coupe débordait et elle s’accorda la détente des larmes. Pendant de longues minutes, jetée en travers de son lit comme un vêtement oublié, elle sanglota sur cet avenir que l’on prétendait lui imposer puis, peu à peu, elle se calma, reprit possession d’elle-même, s’assit, inspira profondément et se dirigea vers la salle de bains pour se tremper la figure dans l’eau froide. Ensuite elle se recoiffa et se trouva prête au nouveau combat qui allait se présenter à midi lorsqu’elle serait en face de Francis.
Mais, cette fois encore, la jeune femme prit seule son repas. Le marquis ne parut pas et Albine qui avait ses vapeurs pas davantage. Ce qui vint, ce fut, dans l’après-midi, la maison Lachaume livrant à Mme de Varennes un somptueux bouquet de roses pourpres avec une petite carte où l’on avait écrit : « Pardonnez-moi ! Je ne le ferai plus… »
Le ton enfantin de ce texte fit sourire Mélanie mais elle donna les fleurs à Paulin en lui ordonnant de les disposer au salon. Ce qui vint aussi – ou plutôt ce qui continua ! – ce fut, dans la cour, le défilé des voitures dont les propriétaires faisaient déposer, chez Mme Desprez-Martel, une carte de visite témoignant de l’intérêt amical que l’on portait à sa fille si miraculeusement retrouvée. Étant donné les circonstances, on ne s’étonnait pas que les visites ne fussent pas encore acceptées mais on tenait à marquer, par ce geste, une attention, parfois, quoique beaucoup plus rarement, une amitié. Il arrivait que des fleurs accompagnassent le message.
Ce défilé finit par agacer Albine qui mourait d’envie de recevoir et ne voyait pas pour quelle raison Francis le lui défendait. Ce soir-là, elle s’en plaignit à lui tandis qu’en attendant le dîner il buvait un verre au salon en sa compagnie :
— Il faut que cela cesse ! On croirait, en vérité, que nous avons un mort dans la maison. Or Mélanie n’est même pas malade. Plus vite nous mènerons une vie normale et plus vite on cessera de s’occuper de nous…
— Vous avez tout à fait raison mais ce que je vous impose là est indispensable. Il est bon que l’on croie Mélanie encore secouée par ce qu’elle est censée avoir enduré : la semi-noyade, le sauvetage… que sais-je encore ? Et vous, en bonne mère, vous ne voulez pas imposer à votre fille chérie la fatigue de ces conversations mondaines que moi-même je juge parfois épuisantes.
— Il y a tout de même quelques amis auxquels il devient difficile de fermer notre porte plus longtemps ?
— Le malheur est que ces amis-là se trouvent compter au nombre des pires bavards de Paris. Mais, rassurez-vous, nous allons bientôt mettre bon ordre à cela et je vous propose de donner disons dans une quinzaine ? – une réception pour présenter Mélanie à ceux qui se sont inquiétés d’elle.
L’idée transporta Albine de joie. Son visage s’illumina et elle battit des mains comme une petite fille tandis qu’elle commençait à faire la liste des invités, mais soudain elle changea de mine.
— Mon Dieu, j’oubliais !… Croyez-vous qu’elle acceptera ?
— Qui, Mélanie ? Pourquoi pas ? Nous allons d’ailleurs le lui demander quand elle descendra.
Si celle-ci n’avait écouté que sa première impulsion elle eût refusé net : jouer un rôle entre les quatre murs d’une maison était une chose, le jouer à la face du Tout-Paris en était une autre et cette réception allait représenter une manière de consécration qui lui déplaisait. Néanmoins, elle réfléchit : cette fête, avec l’agitation obligatoire que représentaient plusieurs centaines de personnes, c’était peut-être sa seule chance d’échapper à ses geôliers avant que sa situation fût irrémédiable. La saison étant douce les portes resteraient ouvertes, toutes les portes, et ce serait bien de la malchance si elle ne réussissait pas à en profiter. Le tout était de se préparer soigneusement et, surtout, d’endormir la méfiance des autres.
— Cela me paraît une très bonne idée ! fit-elle avec enjouement. J’ai très envie de m’amuser un peu.
Cette aimable acceptation lui valut une soirée tout à fait charmante. Francis se montra convenablement repentant et braqua sur sa femme toutes les batteries de sa séduction. Mélanie, sous la façade d’un sourire, l’observait avec l’attention d’un entomologiste envers un insecte rare, tout l’enchantement de Dinard à jamais éteint. Peut-être parce que, derrière ce beau visage, ces yeux caressants et ce sourire charmeur, elle distinguait la brute vulgaire à laquelle, par deux fois, elle s’était affrontée. Il ressemblait assez pour elle à ces fleurs tropicales aux couleurs éclatantes qui se nourrissent de petits animaux et dévorent ceux qui se posent sur elles. Et puis, tout à coup, elle ne le vit plus. À sa place, il y avait la figure ironique d’Antoine, son regard joyeux dont elle savait qu’il pouvait être tendre et même sa grosse pipe brune. Oh ! retrouver tout cela ! revoir les orangers de Château-Saint-Sauveur, et le profil olympien de Victoire sous son nouet de mousseline, et les jumelles Mireille et Magali qui chantaient et parlaient en chœur et même Prudent le silencieux qui n’avait pas dû lui dire plus de vingt paroles durant tout son séjour ! Les revoir tous, quel rêve ! C’était vers eux, bien sûr, qu’elle courrait sitôt libérée… Soudain, la voix de Francis perça les nuages roses de son rêve :
— Ne croyez-vous pas que ce voyage serait une bonne idée ? Dans un mois, Paris sera vide et nous pourrions ainsi tout recommencer depuis le début ?
— Voyage ? Vous parliez de voyage ?
— Mais oui et je m’aperçois que vous ne m’écoutiez pas ?
— Excusez-moi ! Je crois, en effet que je rêvais…
— Moi aussi mais, apparemment, nous ne rêvions pas ensemble. Je disais que, tout de suite après cette réception, nous pourrions partir tous les deux pour la Suisse, l’Autriche où vous reverriez votre amie Johanna…
— Mais oui, c’est vrai ! Tu ne sais pas : Johanna est repartie pour Vienne. Elle doit s’y marier prochainement, intervint Albine. Naturellement, si vous allez là-bas, j’y vais aussi mais, rassurez-vous, ajouta-t-elle avec un petit rire qui n’évoquait pas tout à fait la gaieté, je saurai me montrer discrète.
— Je ne suis pas certaine d’avoir envie de voyager si tôt. Je crois que je préférerais passer l’été à Dinard, fit Mélanie machinalement.
— Pourquoi pas, après tout ! dit Francis conciliant. Est-ce que le yacht de M. Desprez-Martel n’est pas basé là-bas ? Une croisière serait charmante.
L’Askja ! En évoquant la goélette aux voiles rouges, Mélanie sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle se revoyait sur le pont, luttant contre le vent qui faisait s’envoler ses cheveux. Elle entendait la voix de Grand-père murmurant, au pied du rocher de Tintagel : « C’est un lieu pour ceux qui s’aiment… » Et elle avait rêvé alors d’y venir avec Francis mais c’était un Francis qui n’existait plus. Il avait disparu un soir dans le couloir du Méditerranée-Express, et celui qui le remplaçait n’était qu’une mauvaise copie. Qu’il pût mettre le pied sur le pont du grand voilier lui donnait la nausée. Pourtant, elle trouva le courage de répondre :
— Nous aurons le temps d’en parler…
— De toute façon, préparez-vous à partir dès le lendemain de la fête ! Sinon, vous pourriez peut-être aller vous reposer chez le bon Dr Souvalovitch…
Le ton avait changé et aussi l’expression du regard. Mélanie ne s’y trompa point. Varennes ne proposait plus, ne priait plus : il ordonnait et même il menaçait. Décidément, chez lui, le naturel ne se laissait pas chasser très longtemps.
— J’y penserai, fit-elle calmement.
Et il ne fut pas possible de lui tirer une parole de plus.
Dès le lendemain, en effet, elle entamait ses préparatifs d’évasion. Elle commença par tailler et coudre entre les grands volants d’un de ses jupons une poche de toile assez grande pour contenir ses bijoux les plus précieux et l’argent dont elle aurait besoin. L’idée lui était venue qu’il serait assez facile de s’en procurer tout simplement chez sa mère. Elle savait où Albine rangeait le sien et, quand elle serait descendue pour recevoir ses invités, il suffirait de s’introduire chez elle et de se servir. Ce ne serait d’ailleurs rien d’autre qu’une restitution aux yeux de Mélanie puisque sa mère gardait par-devers elle la tirelire où l’on déposait, chaque 1er janvier, la pièce d’or remise par Grand-père.
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