— Il faut mancher ! Fous n’avez pas bris fotre bedit técheuner !

— Alors faites-moi porter du café au lait et des tartines mais après je veux qu’on me laisse en paix !… Ah j’oubliais ! Si Monsieur de Varennes vient prendre de mes nouvelles…

— Le marguis ?

— Pour l’amour du Ciel parlez allemand, Fräulein ! Oui, le marquis ! S’il vient, dites ce que vous voudrez : que j’ai la fièvre, que je dors ou n’importe quoi d’autre mais je ne veux pas le voir ! Vous avez compris ?

— Ya ! Ich habe verstanden ! Schlafen Sie gut(4)

Mais, à l’exception du Dr Gaud, personne ne vint sonner au portail de la villa « Morgane ». Et Mélanie, avec la belle inconscience d’une âme déjà plus féminine qu’elle ne l’imaginait, trempa son oreiller de larmes parce que Francis ne se souciait pas d’elle. Heureusement, cette nouvelle crise de désespoir acheva de l’épuiser et, aidée en cela par une grande tasse de tilleul à la fleur d’oranger, elle dormit comme une souche jusqu’au lendemain matin.

Le sommeil ayant pour habitude de remettre les esprits et les choses en place, Mélanie se sentit alors d’un stoïcisme romain pour affronter les vicissitudes de la vie… et avant tout le retour de sa mère dont elle n’attendait rien de bon. Dieu seul savait quelle quantité de reproches Albine Desprez-Martel, née Pauchon de la Creuse, allait déverser sur la tête de sa fille !

Or, quand elle apparut dans l’après-midi, fraîche et ravissante dans une robe de foulard blanc à pois corail et coiffée d’un charmant chapeau en paille de riz dont la passe, retroussée sur le côté, abritait un bouquet de cerises piqué dans un bouillonné de mousseline blanche, le ciel de ses grands yeux était d’une sérénité absolue. Pas le moindre nuage, pas le plus petit éclair ! Au contraire, ce fut avec un grand sourire qu’elle s’avança vers la chaise longue, installée sous la véranda où sa fille tournait avec désenchantement les pages d’un livre qu’elle avait déjà lu dix fois. Aussitôt la terrasse couverte s’emplit de son parfum. Enfin celui qu’à cette époque elle pensait traduire le mieux sa personnalité. C’était le « Bouquet Idéal » de Coty, le grand parfumeur de la place Vendôme, mais elle en mettait trop. Aussi, quand elle se pencha sur elle pour l’embrasser, Mélanie éternua. Albine se composa immédiatement le visage de la mère inquiète :

— Tu vois, tu as pris froid ! Et ce pied en mauvais état ! Mais qu’est-ce qui t’a pris de galoper dans les arbres en pleine nuit ?

— J’aime ça mais je ne pense pas que vous puissiez comprendre. Avez-vous déjà grimpé aux arbres ?

— Jamais ! J’aurais craint d’abîmer ma robe. Et puis pour quoi faire, mon Dieu ?… Quoique tu aies réussi sans le vouloir un coup de maître ! Je me demande même si tu ne l’as pas fait exprès ?…

— S’il vous plaît, Mère, de quoi parlez-vous ?

— Mais de ton sauveur, voyons ! Ce Francis de Varennes est la coqueluche de Dinard ! D’autant plus qu’il semble réserver ses visites à cette vieille Américaine peinte que nous avons comme voisine.

— Pas à elle seule ! Il m’a dit qu’il vous avait été présenté. Cela devait être ailleurs puisque vous allez rarement chez Mrs. Hugues-Hallets ?

Le visage de la jeune femme s’illumina et elle en oublia son rôle de mère inquiète.

— Il s’en souvient ? Ah que c’est charmant ! C’était au dernier thé de lady Ellenborough et il est vrai que je me sentais en beauté. Je portais ma robe de voile lilas garnie de chantilly ton sur ton et la capeline assortie. Il m’a dit que j’avais l’air d’un bouquet de violettes de Parme et je me suis même demandé un instant si je ne devrais, pas changer de parfum ? Coty vient de sortir un extrait appelé « Duchesse de Parme » dont on dit merveilles… Mais revenons au beau Francis. J’espère qu’il est venu prendre de tes nouvelles ?

— Il n’est pas venu en personne. Il a envoyé son valet.

— Son valet ? N’est-ce pas un peu désinvolte vis-à-vis de… ta famille ?

— Si c’est à vous que vous pensez, Mère, soyez rassurée : je lui ai dit que vous étiez à Jersey…

— Ah !… exhala Albine qui parut soulagée d’un grand poids. Rien n’est perdu alors…

— En effet, rien n’est perdu, murmura Mélanie avec un rien d’amertume dont sa mère ne s’aperçut pas. Mais, au fait, pourquoi vous intéressez-vous tellement au marquis de Varennes ?

— Pourquoi je… Ne dis pas de sottises, voyons ! Ce n’est pas un intérêt particulier. Je parle comme toute la ville car cet homme est des plus intéressants. D’abord c’est un grand voyageur qui a parcouru une partie de l’Afrique et est resté longtemps en Égypte. Il arrive tout droit d’Angleterre où il a assisté au couronnement du roi Edouard. On dit qu’ils sont amis. On dit aussi… qu’il plaît beaucoup aux femmes et malheureusement ici il n’aura que l’embarras du choix ! ajouta-t-elle d’un ton mécontent.

— Je crois que le choix est fait !

Albine ouvrit de grands yeux arrondis :

— Qu’est-ce que tu dis ? T’aurait-il fait des confidences ? Ce serait un peu léger, il me semble ?

— Aucune, mais on voit bien des choses dans un arbre.

— Et qu’as-tu vu ?

— Sur la terrasse, pendant que Caruso chantait, je l’ai vu embrasser une belle jeune femme rousse toute vêtue de blanc mais que je ne connais pas…

— Tu as vu ça ? Comment était-elle ? Explique ! Raconte !

— Je vous ai dit tout ce que je savais, ne m’en demandez pas plus ! fit Mélanie agacée.

Elle n’avait plus envie du tout de parler de Francis avec sa mère. Elle n’avait même pas envie de parler de quoi que ce soit et, pour se débarrasser, elle dit :

— J’espère que vous avez fait bon voyage, Mère… mais je crois que vous devriez aller vous recoiffer. Vous avez quelques mèches !

— Des mèches ? Tu as raison, il faut que j’aille voir ça !

Et elle disparut dans un tourbillon de cerises et de foulard à pois, laissant sa fille constater qu’elle ne s’était même pas intéressée un instant à son pied blessé. Mais depuis longtemps Mélanie savait qu’Albine ne s’intéressait jamais qu’à elle-même…

Chapitre II

À QUELQUE CHOSE MALHEUR EST BON…

Au grand regret informulé de sa fille, Albine, soigneusement recoiffée et repoudrée, vint s’établir auprès d’elle pour le reste de la journée. Le but de la manœuvre ne faisait aucun doute pour l’éclopée : sa mère tenait à être là, toute prête à jouer son rôle avec grâce si le visiteur espéré se présentait. Pour tuer le temps, elle s’était munie d’un livre qui avait fait quelque bruit au printemps, L’Étrangère de Leroux-Cesbron. Le bruit était d’ailleurs la condition sine qua non pour qu’Albine Desprez-Martel née Pauchon de Creuse s’intéressât à un ouvrage. Passé sous silence par les critiques ou dédaigné par les salons, le plus merveilleux des romans ou le plus attachant des poèmes n’eût pas obtenu qu’elle en lût seulement la première page. Mais on avait parlé de celui-là et elle le lisait donc.

— Une femme du monde doit se tenir au courant de tout ! C’est une obligation morale, avait-elle coutume de répéter.

Elle se pencha sur L’Étrangère, dans une attitude qui lui semblait aussi gracieuse qu’intellectuelle, mais ne fit que se pencher. En réalité, elle épiait les bruits du dehors. Hélas, s’il vint du monde et en particulier Mrs. Hugues-Hallets pour prendre des nouvelles de sa petite voisine, le marquis de Varennes ne se montra pas et, quand elle remonta s’habiller pour passer la soirée au Casino, Albine était de fort méchante humeur.

Le lendemain après le déjeuner, elle voulut reprendre sa faction quand – miracle ! – Paulin vint demander si Madame et Mademoiselle voulaient bien recevoir M. de Varennes : du coup elle en oublia son rôle de tendre infirmière :

— Qu’il entre, bien sur ! s’écria-t-elle de cette voix vibrante qui faisait le succès de Mme Sarah Bernhardt. Nous le recevrons avec joie…

Ce « nous » était au moins excessif car à peine Francis – costume de coutil clair, cravate de soie grège, badine et canotier – eut-il fait son entrée que, lui laissant tout juste le temps de dire bonjour à sa fille et de s’enquérir de sa santé, elle l’entraînait au jardin sous le fallacieux prétexte qu’on « étouffait positivement » sous la véranda. Vexée et furieuse, Mélanie les vit s’éloigner sur le tapis émeraude de la grande pelouse, puis se perdre entre les massifs d’hortensias et d’héliotropes. Pendant un moment, elle essaya de suivre à travers l’épaisse végétation du jardin le reflet rose de l’ombrelle maternelle mais cela même disparût… et ne revint pas. Et quand Fräulein vint s’installer auprès d’elle pour lui tenir compagnie armée d’un chemin de table destiné à son trousseau et qu’elle parsemait de fleurs de myosotis et de devises gothiques, elle apprit qu’Albine et le « marguis » venaient de partir ensemble pour le cocktail du Casino qui réunissait, en fin d’après-midi, tout ce que Dinard comptait de personnalités et de jolies femmes… convenables tout au moins, les dames de petite vertu, même si elles menaient grand train, n’y étant pas admises. Et comme elles ne l’étaient pas davantage à l’Hôtel Royal, on n’en voyait guère à Dinard qui se voulait une sorte de club très fermé hanté par un monde d’une folle élégance où n’entrait pas qui le souhaitait.

Mélanie se sentait frustrée. C’était elle que Francis venait voir ! De quel droit Albine l’avait-elle accaparé sans même qu’ils aient pu échanger quelques paroles ? Voyant une larme dans les yeux de son élève, Fräulein, qui avait bon cœur, plia son ouvrage et lui proposa de faire atteler le « tonneau » pour une promenade.

Après avoir examiné l’idée pendant quelques instants, Mélanie décida qu’elle était bonne. À quoi bon rester dans cette chaise longue à se retourner les sangs ? Quand elle tenait une proie, sa mère ne la lâchait pas et, de toute évidence, Francis lui plaisait. Il fallait essayer d’en prendre son parti.

— Vous avez raison, soupira-t-elle enfin. Allons faire un tour !

Elle et Fräulein prirent place dans le « tonneau » attelé d’un vigoureux poney que Mélanie aimait bien mener mais dont, par prudence, elle confia cette fois les rênes à la jeune Allemande qui s’en tirait d’ailleurs fort bien.

Il faisait un temps superbe et la mer avait cette belle couleur verte que Mélanie appréciait tant. On fit le tour de la pointe du Moulinet en admirant les roses qui débordaient de tous les jardins, de toutes les terrasses qui dominaient l’anse de Dinard où reposaient de grands yachts blancs pareils à des mouettes endormies tandis que vers l’embouchure de la Rance une multitude de barques déployaient leurs voiles rouges, ocre, rousses, safran ou d’un bleu profond. Plus loin encore, le soleil dorait les remparts de Saint-Malo et les belles demeures anciennes dont les hauts toits d’ardoise luisaient comme du satin. Mélanie adorait la vieille cité corsaire et elle eût volontiers échangé la villa « Morgane » dont elle jugeait le style anglais un rien prétentieux pour l’une des belles maisons des remparts avec leur élégance d’un autre âge et leurs pierres patinées par les vents de la mer. Rien ne devait être plus grisant qu’une promenade sur les chemins de ronde quand la mer gonfle et se fâche, mais jusqu’ici Mélanie n’avait parcouru ce site privilégié que par beau temps et mer plate. C’était beaucoup moins intéressant alors car il y avait toujours un tas de promeneurs pour contempler le rocher têtu où M. de Chateaubriand qui ne pouvait rien faire comme tout le monde avait choisi de passer son éternité.

Mélanie n’aimait pas du tout l’Enchanteur qu’elle jugeait assommant. Pour elle, les grands hommes de Saint-Malo avaient pour nom Jacques Cartier, Duguay-Trouin, La Bourdonnais et par-dessus tout Surcouf dont le vieux Gloaguen lui racontait les exploits avec ferveur et en crachant dans l’eau chaque fois qu’il était question des Anglais. Inutile de dire que, pour lui, Dinard à demi colonisé par les Britanniques était quelque chose dans le genre de Sodome et Gomorrhe et leurs navires de plaisance ancrés dans sa baie autant de sujets de pollution.

Fascinée par l’Histoire en général, et celle de la mer en particulier, Mélanie ne se lassait jamais d’écouter le vieil homme car ses récits étaient pour elle le symbole même d’une liberté qu’elle n’aurait sans doute jamais… Après une enfance étroite car trop protégée et presque cloîtrée, on ne laissait rien à son initiative. Chaque matin on la conduisait en voiture à l’école et on l’en ramenait. Ses promenades aux Tuileries, au Guignol des Champs-Elysées ou au Jardin d’Acclimatation étaient toujours escortées et réglées au quart d’heure près et, même avec son amie Johanna et leurs gouvernantes, elle n’était jamais entrée dans un grand magasin. On ne lui laissait la bride sur le cou qu’à Dinard. Encore fallut-il l’intervention de l’oncle Hubert qui adorait le vieil homme pour que Mélanie pût aller à la pêche avec le père Gloaguen. Sans doute parce qu’elle ne risquait pas d’y rencontrer les amis d’une mère attachée à prolonger cette enfance le plus longtemps possible. Plus tard, on la marierait sans doute à un homme choisi par Cher Grand-Papa sur son propre modèle peu récréatif et auprès de qui elle s’ennuierait à mourir.