— Si nous allions déjeuner à Saint-Malo demain ? proposa-t-elle soudain. Je suis sûre qu’avec des cannes je pourrai monter sur les remparts…
Vaguement effrayée, Fräulein objecta que Madame ne permettrait certainement pas. Elle ne se risquerait d’ailleurs pas à le lui demander.
— Je m’en charge, assura Mélanie. Je ne vois pas en quoi ce serait tellement monstrueux ?
Elle garda pour sa mère la plaidoirie qu’elle préparait déjà, bien décidée à ne laisser personne se mettre à la traverse du plaisir qu’elle se promettait dans la cité qu’elle aimait. Au surplus, Albine devait s’en moquer complètement…
En rentrant à la maison, elle la trouva dans le petit salon. Debout près d’un guéridon, elle respirait, les yeux mi-clos, un magnifique bouquet de roses presque mauves et ne se dérangea pas à l’entrée de sa fille. Elle se contenta de prendre, sur la table, un paquet noué d’un ruban et de le lui tendre.
— Tiens ! Francis de Varennes t’envoie ceci pour que tu trouves le temps moins long…
— Qu’est-ce que c’est ?
— Tu pourrais regarder. C’est un de ces grands puzzles anglais si difficiles à faire. Il pense que tu en auras ainsi pour un moment…
— C’est gentil à lui mais j’aurais préféré qu’il m’envoie des fleurs…
Albine éclata de rire :
— Des fleurs ? À une gamine ?… Tu es folle, voyons !
— Je ne suis plus une gamine !
— Alors cesse de te comporter comme telle… et ne grimpe plus aux arbres ! Ces roses sont belles, n’est-ce pas ?
— Superbes.
— Je trouve aussi. Francis les a envoyées pour moi en même temps que ton cadeau.
Mélanie sentit dans la région du cœur un désagréable pincement. Ainsi sa mère en était déjà à l’appeler par son prénom. Sans doute était-elle aussi Albine pour lui ? Une violente envie lui vint d’arracher ces fleurs qu’elle respirait avec une mine de chatte devant un bol de crème. D’autant qu’Albine était plus jolie que jamais dans une robe de linon rose à entre-deux de dentelles avec, sur la tête, une sorte de charlotte de même dentelle piquée de roses-mousse qui ne cachait qu’à demi son épaisse chevelure d’un blond doré artistement coiffée. Une toilette faite pour une jeune fille plus que pour une femme de trente-six ans… mais la taille si mince et le teint éclatant de Mme Desprez-Martel permettaient toutes les audaces.
La glace placée au-dessus de la cheminée lui renvoya sa propre image qui, par comparaison, attisa sa colère. Sa robe de toile blanche à col marin serrée par une ceinture de cuir lui donnait un peu l’aspect d’un oreiller noué par le milieu. Quant à sa coiffure, le moins que l’on puisse dire est que Mélanie en avait plus qu’assez : ses cheveux relevés et bien tirés étaient ramenés sur la nuque en une grosse natte que l’on repliait pour l’attacher sur sa tête par une large barrette d’écaille ou par un gros chou de ruban blanc. On ne l’aurait pas habillée et coiffée autrement si elle avait été pensionnaire d’un orphelinat et âgée d’une dizaine d’années. Cette fois la coupe déborda :
— Jusqu’à quand va-t-on m’habiller et me coiffer comme ça ? demanda-t-elle d’une voix où vibrait la colère.
— Mais… jusqu’à ce que tu fasses ton entrée dans le monde, ma chérie. C’est tout à fait naturel…
— Vous trouvez ? Les autres filles de mon âge portent leurs cheveux sur les épaules et de jolies toilettes, mais moi, il semble que je sois condamnée à jamais à l’écossais brun en hiver et au piqué ou à la toile en été. Ah ! j’oubliais ! Tous les ans vous me faites faire une robe de taffetas bleu, toujours la même, pour les jours où nous allons chez mon grand-père et pour l’Opéra. Et j’aurai bientôt seize ans !
— Déjà ! s’écria Albine avec un soupir. Tu es sûre ?
— Tout à fait sûre, Mère ! Dois-je vous rappeler ce bal que Cher Grand-Papa doit donner pour la circonstance ?
— Oh, c’est vrai !… Tu ne crois pas qu’on pourrait le remettre d’une année ? Tu es encore si enfant !
— Cela vous plaît à croire mais moi je sens bien que je grandis.
— Eh oui ! C’est que, vois-tu, ma petite, pour une mère et surtout quand elle est très jeune, sa fille reste toujours une bambine, un petit être charmant avec qui elle a gardé l’impression de jouer à la poupée. Et puis, en vérité, avec tes goûts de garçon, il vaut bien mieux des vêtements simples et pratiques. Je ne te vois guère aller pêcher dans cette vieille barque à la peinture écaillée avec une robe de tulle, ou grimper aux arbres en satin liberty. Tu joues au tennis, tu te baignes, tu montes à cheval…
— C’est vrai, j’oubliais mon amazone. C’est bien la seule robe élégante que je possède !
— Parce que tu n’en as pas besoin d’autres ! Crois-moi, profite de ce temps heureux de l’enfance ! Tu as bien le temps d’être étranglée dans un corset et de porter des « balayeuses » qui ramassent la poussière et les feuilles mortes !
À cet instant, Paulin vint dire que Monsieur le marquis de Varennes demandait Madame au téléphone et Albine se précipita vers l’appareil d’acajou garni de cuivre posé sur une console. Mais avant qu’elle l’eût décroché Mélanie déclarait, criant presque :
— Demain je désire aller déjeuner à Saint-Malo avec Fräulein.
Albine n’était déjà plus là. Elle répondit machinalement :
— C’est cela !… C’est une très bonne idée… Allô !… Cher ami vous avez fait des folies… oui… oui elles sont merveilleuses ! Oh, vous croyez ?… Mais je viens tout juste de rentrer ! Ce ne serait pas raisonnable… oui, bien sûr ! Vous avez des arguments très convaincants ! Écoutez ! Nous en parlerons ce soir au dîner des Carcaradec…
Le rire de gorge qui suivit passa sur les nerfs de Mélanie comme une râpe. Elle se tourna vers Fräulein qui, aussi rigide qu’une bûche, avait assisté à la scène sans émettre le moindre son.
— Aidez-moi à sortir, s’il vous plaît, Fräulein ! Je crois que j’en ai assez entendu pour aujourd’hui…
— Fous oupliez fotre paquet ?
— Non. Prenez-le si vous voulez ! Moi je n’en veux pas…
— Guelle itée !
Dans un mouvement plein de décision, Fräulein attrapa la boîte nouée d’un ruban rouge et la mit sous son bras. Après quoi elle offrit l’autre à Mélanie pour l’aider à gagner le pied de l’escalier où un valet attendait pour la porter jusqu’à sa chambre. Elle y dîna en tête à tête avec sa gouvernante comme elle le faisait depuis son accident. Quand elles eurent fini, il était encore tôt et l’idée d’aller se coucher alors que le soleil était encore présent ne tentait guère Mélanie. Fräulein dénoua donc le ruban, ouvrit la boîte et commença à manipuler les centaines de petites pièces de bois léger découpé, puis glissa un coup d’œil vers son élève qui regardait distraitement dans le jardin. Les roues de la voiture qui emportait Albine vers une fête nouvelle avaient cessé de crisser sur le gravier des allées depuis longtemps déjà.
— Wollen Sie versuchen ? Das ist sehr belustigend(5) ! murmura la jeune Allemande.
Mélanie tourna la tête vers elle et vit qu’elle lui souriait. C’était comme si, tout à coup, une sorte de complicité s’établissait soudain entre elle et son institutrice. On aurait dit que celle-ci venait de dépouiller son armure de Walkyrie pour se montrer sous son jour véritable : celui d’une jeune femme compréhensive qui savait peut-être voir plus de choses qu’on ne le pensait… Mélanie lui rendit son sourire :
— Warum nicht(6) ? dit-elle.
Elle se prit vite d’intérêt pour ce mystère en menus morceaux à partir desquels on devait reconstituer une gravure anglaise dont le titre était « Rendez-vous de chasse » et il se faisait tard quand Fräulein décida qu’il était temps d’aller dormir. On continuerait le lendemain, mais on avait passé un bon moment et ce fut d’un cœur un peu moins lourd que Mélanie gagna son lit pour y plonger dans ce sommeil de petite fille qui avait été son apanage jusqu’à ce qu’elle eût la fâcheuse idée d’escalader le grand cèdre pour voir ce qui se passait chez sa voisine.
D’habitude, lorsqu’elle se réveillait, la maison était calme et silencieuse. Sa mère se couchait tard presque tous les soirs et ne supportait pas le moindre bruit. Il était recommandé de ne se déplacer qu’avec des semelles de feutre ou de caoutchouc et sur la pointe des pieds. Or, ce matin, ce fut une sorte de tohu-bohu qui ramena Mélanie à la réalité d’une belle matinée ensoleillée. Il se passait quelque chose dans l’escalier comme si l’on était en train de déménager… Sans attendre que l’on vînt l’informer, Mélanie rejeta ses couvertures et posa avec précaution ses pieds sur le sol. Il lui sembla qu’elle avait moins mal et que sa cheville était en bonne voie de guérison. Cela tenait peut-être à ces compresses d’eau de mer que le Dr Gaud lui appliquait… Elle tendait déjà la main pour prendre les cannes posées à son chevet quand sa porte s’envola plus qu’elle ne s’ouvrit. Sa mère parut, toute de mousseline blanche vêtue et coiffée d’un grand canotier enveloppé d’une voilette. Elle s’élança vers sa fille :
— Ah ! Tu es réveillée ! J’en suis bien heureuse car cela m’aurait ennuyée de partir sans te dire au revoir.
Mélanie aurait pu lui rétorquer que tout ce vacarme était peu propice au sommeil mais elle se contenta de demander sans émotion apparente :
— Vous partez encore ? Vous venez tout juste de rentrer !
— Se rendre à Jersey n’est pas un voyage : tout au plus une promenade. Cette fois nous allons faire une petite croisière avec les Beauchamp. Tu sais, ces charmants milliardaires américains et d’autres. Nous partons tous sur le yacht de lord Clarendon et nous allons à Biarritz assister au bal que l’on va donner à l’hôtel du Palais pour ces pauvres gens de la Martinique tellement éprouvés, en mai, par leur volcan.
— On peut dire que vous avez la charité gaie, Mère. Mais la ville de Saint-Pierre n’existe plus. Vous croyez qu’un bal peut tout arranger ?
— Une fête de charité procure de l’argent, s’écria Albine scandalisée. Nous en enverrons peut-être beaucoup et, de toute façon, ce sera charmant. Rien que ce voyage sera un plaisir.
— Je l’espère pour vous mais nous sommes en septembre et les grandes marées arrivent. L’Océan n’est pas toujours aimable.
— Eh bien ? Quel oiseau de mauvais augure ! Je regrette d’être venue te voir. Tu t’entends réellement à gâcher un plaisir !
— Excusez-moi ! Mais vous avez dit : « Nous partons tous. » Vous êtes nombreux ?
— Une vingtaine, je crois. Je ne saurais te dire le chiffre exact. Nous rejoindrons là-bas le charmant André de Fouquières qui mènera le cotillon. Mais il ne voyage pas avec nous, hélas. Il part en automobile.
Se souvenant soudain de la communication téléphonique de la veille, Mélanie ne put retenir la question qui lui venait.
— Bien entendu, M. de Varennes est de la partie ?
Sous la voilette blanche qui enveloppait sa tête et son chapeau, Albine rougit un peu et fit toute une affaire d’enfiler ses gants :
— Bien sûr ! fit-elle avec quelque nervosité. Il n’y a plus de bonne fête sans lui, à présent… Bon, je crois qu’il est temps que je parte ! J’ai donné toutes mes instructions pour la maison et tu n’as pas de soucis à te faire. On va d’ailleurs commencer à tout ranger car, à mon retour, nous regagnerons Paris !
Elle se pencha pour poser sur le front de sa fille un baiser rapide mais qui permit tout de même à Mélanie de constater qu’elle avait changé de parfum. Sans doute était-ce ce « Duchesse de Parme » dont elle avait parlé ?
— À bientôt ! Soigne-toi et fais très attention…
— À quoi ?
— Mais… je ne sais pas moi ! Je veux dire cesse de commettre des imprudences !… En vérité, tu es bien grincheuse ce matin. C’est tout ce que tu trouves à me dire ?
— Bon voyage, Mère ! Amusez-vous bien.
Albine disparut tel un nuage blanc, mais en réalité elle était déjà partie depuis un moment et regrettait certainement d’avoir fait un détour par la chambre de sa fille. Avec agacement, celle-ci sentit sa gorge se serrer : elle n’allait tout de même pas se mettre à pleurer comme un petit enfant ? De toute façon, ce ne pouvait être parce qu’on la délaissait ? Madame Desprez-Martel était la mère la moins attentive du monde. Elle vouait à sa fille une sorte d’indifférence aimable qui ne gênait pas celle-ci du vivant de son père mais dont, à présent, il lui arrivait tout de même de souffrir.
En effet, comme beaucoup d’enfants de la haute société, elle était passée des bras de sa nourrice aux mains sèches d’une « nannie » écossaise dont elle gardait un souvenir à carreaux gris et bruns sommés, d’un haut col glacé. Mélanie n’eut d’elle aucune tendresse mais lui fut redevable d’une santé de fer construite à coups d’exercices physiques et de bains froids. Chose curieuse, c’était Cher Grand-Papa qui avait mis fin au règne quasi Spartiate de miss Mac Donald en déclarant un jour qu’il entendait voir sa petite-fille élevée comme il convenait à une porteuse de jupons et non à un Highlander. L’Écossaise disparut donc et fut remplacée – Mélanie avait alors douze ans – par Fräulein qui était un peu plus romantique peut-être mais à peine moins austère. Avec elle, la fillette apprit l’allemand et fit la connaissance de Goethe, de Beethoven, de Bach et de Richard Wagner. En cas de notes satisfaisantes, Fräulein l’emmenait au concert chez M. Colonne. C’étaient, avec l’Opéra et la Comédie-Française, les suprêmes récompenses jusqu’à ce que l’Opéra fut rayé du programme à la suite du scandale Sigurd. Mélanie n’avait rien regretté, préférant de beaucoup les matinées classiques au Théâtre-Français où l’on retrouvait ce Molière si amusant et où les ouvreuses coiffées de rubans vendaient à l’entracte des petits chocolats glacés tout à fait délicieux pour lesquels Fräulein montrait autant de goût que son élève.
"La jeune mariée" отзывы
Отзывы читателей о книге "La jeune mariée". Читайте комментарии и мнения людей о произведении.
Понравилась книга? Поделитесь впечатлениями - оставьте Ваш отзыв и расскажите о книге "La jeune mariée" друзьям в соцсетях.