Marie vint accueillir son amie au seuil et l'embrassa avant de glisser son bras sous le sien pour faire les présentations. Souriante et gracieuse à son habitude, élégante aussi dans une robe de mousseline blanche presque semblable à celle de Laura, elle n'en parut pas moins différente de ce qu'elle était d'habitude : plus nerveuse, plus tendue, plus pâle aussi sous le léger maquillage qu'elle s'était autorisée mais qui ne trompait pas Laura. Celle-ci, cependant, n'eut pas le temps de se poser de question ni même d'en poser : un grand diable dont les cheveux roux coupés court semblaient faire preuve d'une joyeuse indépendance interposa soudain sa longue silhouette osseuse entre les deux femmes et le reste de la société :

- Miss Adams ! clama-t-il aussi bruyamment que s'il s'agissait de mener une charge de cavalerie. Enfin vous voilà ! Quelle joie de vous revoir... après si longtemps ! Vous ne m'avez pas oublié, j'espère ?

L'accent qui assaisonnait ces paroles interdisait toute erreur. Laura sourit, tendit une main sur laquelle il se cassa en deux :

- Bonjour, colonel Swan, dit-elle. Moi aussi, je suis heureuse de vous revoir. N'êtes-vous pas inoubliable?

- Marie a pensé qu'il était grand temps de vous réunir, fit la voix nonchalante de Batz venu à son tour s'incliner sur la main de la jeune femme. Et puisqu'elle reçoit aujourd'hui ses amis...

Si préparée qu'elle fût à le revoir, le cour de Laura manqua un battement tandis que les lèvres chaudes effleuraient ses doigts. Et quand Jean se redressa, quand le regard de ses yeux noisette rencontra le sien, elle n'y trouva pas trace de l'ironie qui en était l'expression habituelle mais une expression qu'elle ne lui connaissait pas, à la fois avide et admirative. Mais ce ne fut qu'un instant. Déjà il s'écartait, laissant Marie poursuivre la présentation des " amis "... dont, à l'exception du banquier Benoist d'Angers, elle n'en connaissait aucun. Les avertissements de Michel Devaux n'étaient pas inutiles : ce dîner n'était rien d'autre que le lever de rideau d'une pièce écrite par Batz, et ces gens, comme elle-même, en étaient les acteurs, conscients ou non. Cela expliquait sans doute le visage pâle de Marie et l'inquiétude qu'elle avait lue dans ses yeux.

Outre Benoist, il y avait là trois autres banquiers : un certain Jauge et les frères Frey, deux Autrichiens attirés à Paris par leur " enthousiasme pour les idées nouvelles ". Pour échapper au " joug d'un tyran " impérial, ils avaient quitté Vienne, avec leurs millions et leur jeune sour Léopoldine, pour Paris où ils s'étaient plongés dans les délices du club des Jacobins dont ils se proclamaient les soutiens indéfectibles. En arrivant en France, ils avaient, dès leur passage à Strasbourg, renié leur vieux nom juif de Drobuska pour celui de Frey qui, en anglais, signifie liberté. L'aîné avait même pris le prénom romain de Junius tandis que son frère restait Emmanuel comme devant. Leur extérieur était austère et, s'ils portaient le costume révolutionnaire, ce costume était noir, tout juste égayé par le bonnet rouge couvrant des cheveux à la " coupe philosophique ". Aux Jacobins, on montrait beaucoup de respect à ces grands caractères de nobles étrangers décidés à tout pour vivre leur idéal. En revanche, leur sour, une jeune fille de seize ans, blonde comme les blés avec les plus jolis yeux bleus qui soient, était une vraie beauté. Quant à Jauge, c'était un de ces courtiers, mi-banquiers, mi-coulissiers, habiles à lancer des affaires et à " chasser le pigeon ". Laura fut surprise de reconnaître en lui un de ses voisins de la rue du Mont-Blanc. Il la salua d'un air ravi, se déclarant enchanté d'avoir enfin une occasion de l'aborder...

Il y avait aussi des députés : Delaunay, d'Angers comme Benoist dont il était l'ami, ainsi que l'ancien pasteur Julien de Toulouse, présent à Charonne lui aussi. Tous deux avaient amené leurs amies, deux très jolies femmes, l'une d'elles était cette dame de Beaufort dont Batz avait fait une cliente de Lullier et pour laquelle le pauvre La Châtre se desséchait en Angleterre. La belle l'oubliait joyeusement dans les bras de l'ancien pasteur avec qui elle vivait une passion fort peu en rapport avec les anciennes fonctions du député. Delaunay, lui, était accompagné d'une charmante actrice, Louise Descoings, avec qui il semblait s'entendre à merveille. Ces deux hommes n'en étaient pas moins mariés à des femmes respectables restées dans leurs fiefs électoraux... Laura devait apprendre par la suite que tous ces gens étaient à la dévotion de Batz.

Il n'en était pas de même des trois autres convives : le vieux poète La Harpe, pédagogue en renom et auteur de tragédies parfois indigestes, invité pour donner une sorte de respectabilité à une réunion de tournure un peu galante, et surtout Chabot, invité d'honneur avec son confrère Basire, un Dijonnais avec lequel il ne s'entendait que superficiellement, le jugeant un peu mou dans ses convictions révolutionnaires.

Pour une fois, Chabot avait fait toilette. Renonçant à son débraillé habituel, le capucin défroqué portait chemise à haut col et cravate blanche sous une sorte de redingote marron. Il s'était même fait coiffer et, sous le bonnet rouge auquel rien ne l'aurait fait renoncer, ses cheveux châtains légèrement grisonnants montraient quelques ondulations du plus gracieux effet.

Lorsqu'elle se trouva en face de lui et qu'elle rencontra son regard impudent et froidement appréciateur, Laura retint un frisson de dégoût cependant qu'une idée affreuse lui traversait l'esprit : Batz ne l'avait tout de même pas fait venir pour séduire ce monstre ? Mais elle se rassura vite : c'était à la blonde Léopoldine Frey que Chabot s'intéressait. Après l'avoir félicitée d'appartenir à la nation qui avait " vu naître la Liberté espoir du monde entier ", il se hâta de se rapprocher de la jeune fille.

- Cet homme aime les tendrons, chuchota Batz à son oreille. Vos vingt ans doivent lui faire l'effet d'un grand âge !

Elle ne put s'empêcher de rire :

- Vous n'imaginez pas à quel point j'en suis ravie. Un instant j'ai eu peur...

- De quoi? On n'offre pas de perles aux pourceaux.

- Mais... cette jeune fille?

- Est peut-être moins " jeune fille " que vous l'imaginez... Occupez-vous de Swan! Il faut que vous soyez amis...

On passa à table. Chabot, placé à droite de Marie, eut un regard ébloui pour les couverts et le surtout de vermeil, les cristaux étincelants, le linge si blanc, les fleurs. Tout dans cette maison l'enchantait parce que c'était tout ce dont il avait toujours rêvé sans jamais parvenir à l'atteindre. Pourtant, il se sentait fait pour une existence à la fois brillante et confortable. Il ne regrettait qu'une chose : on n'avait pas placé Léopoldine auprès de lui mais de l'autre côté de la table, ce qui lui permettait de l'admirer, sans doute, mais pas de la respirer ou de frôler sa main et ses jupes soyeuses.

En maîtresse de maison accomplie, Marie s'occupait beaucoup de lui, posant avec grâce des questions qui lui permettaient de se mettre en valeur, l'interrogeant sur sa famille et ses talents. Il se mit alors à parler d'abondance de " sa vertueuse mère qui faisait remoudre le son pour en faire du pain pour elle afin de ne pas diminuer ses aumônes et de faire manger du pain blanc à ses enfants ". Des enfants particulièrement brillants dont il était l'étoile ! Est-ce qu'à l'âge de " quatorze ans " il n'était pas chargé de trois cours de mathématiques à la fois dans son pensionnat de Rodez ? Un vrai miracle! Mais dont il entendait faire profiter le plus grand nombre :

- Sorti du noviciat où il avait bien fallu que j'entre pour le bonheur de ma sainte mère, j'ai bravé les fureurs du fanatisme des prêtres et des moines pour faire jouir les enfants des protestants des leçons que je donnais à ceux des catholiques. Vous imaginez ce que j'ai pu souffrir alors? Au point d'avoir été contraint à fuir le couvent-Ce dernier trait déchaîna l'enthousiasme et amena une larme dans les beaux yeux de Léopol-dine. On applaudit, on félicita le héros, et Junius Frey lui déclara du ton pompeux qu'il affectionnait :

- Tu es un homme d'un rare mérite, citoyen Chabot ! N'importe quel personnage, fût-il le plus haut placé, ne peut que se sentir honoré et heureux de t'approcher. J'aimerais que nous soyons amis.

- C'est moi qui serais alors honoré, citoyen Frey, répondit Chabot, l'oil sur une Léopoldine toute rougissante dont les yeux baissés permettaient d'admirer des cils d'une ravissante longueur.

L'assemblée naturellement fit chorus et, aidée par le défilé de plats raffinés arrosés de vins comme Chabot n'en avait jamais bus, l'atmosphère se détendit tout à fait, enveloppant l'invité d'honneur de ces délices quelque peu amollissantes qui marquent les bons repas un peu longs.

On passa au salon pour prendre le café et les liqueurs. Il y faisait plus frais grâce aux stores de toile qui défendaient les fenêtres contre les rayons excessifs du soleil et l'on se répandit avec satisfaction sur les fauteuils, canapés ou sofas aux coussins rebondis et soyeux. Chabot en profita pour se rapprocher de celle qui l'intéressait si fort. Le moment de l'attaque était venu :

- Voilà comme je comprends la vie! soupira Benoist. Une agréable demeure, de bons amis, de jolies femmes, un repas sublime! Que faut-il de plus au bonheur d'un homme ?

- Un gouvernement qui ne fasse pas en sorte que toutes ces délices si naturelles deviennent bientôt inabordables, répondit Julien de Toulouse, dont les richesses n'étaient guère en rapport avec ses goûts ni surtout ceux de Mlle de Beaufort dont il tenait la main dans la sienne.

- Tu fais allusion, dit Delaunay, à la motion déposée il y a quatre jours à la Convention par Fabre d'Eglantine qui demande l'apposition des scellés sur les caisses et les bureaux de toutes les compagnies financières d'assurances et de banque ? Alors là je suis d'accord. On dirait que Robespierre, dont Fabre est le porte-parole, veut appauvrir la France par tous les moyens. Non seulement on n'essaie pas de faire rentrer la quantité d'argent que les aristocrates, effrayés par les débuts de la Révolution, ont fait passer en Angleterre ou ailleurs, mais encore on veut saisir l'argent des banques françaises...

La voix un peu traînante du colonel Swan se fit entendre :

- Vous oubliez la guerre ! Comment voulez-vous faire rentrer l'argent qui est en Angleterre ? Pitt s'y opposera de toutes ses forces.

- Pitt, toujours Pitt! reprit Delaunay. Laissons cet épouvantail de carton et occupons-nous des affaires de notre beau pays. Je n'étais pas à l'Assemblée le 16 au moment de la motion. Comment Fabre a-t-il proposé ce projet de scellés sur les banques ?

- Ma foi, murmura Chabot qui écoutait de toutes ses oreilles, je n'en sais rien.

- Dommage, reprit Benoist d'Angers, c'est important. Ne serait-ce pas afin d'en tirer une grosse somme d'argent?

- D'argent ? Un homme de Robespierre ? s'indigna l'ex-capucin. Tu rêves, citoyen! Robespierre est incorruptible, tout le monde le sait !

- Mais pas Fabre. Notre ami Basire, ici présent, le sait bien qui l'a connu au temps où il vivait d'expédients, jouant dans des théâtres minables ou s'essayant à faire des miniatures sans en avoir le talent.

- C'est un poète! N'est-il pas lauréat des Jeux floraux de Toulouse qui lui ont valu l'Eglantine d'or qu'il a pu ajouter à son nom ?

- Je suis de Toulouse, moi, coupa Julien, et je peux t'assurer qu'il n'a jamais gagné les Jeux floraux même s'il veut le faire croire. En revanche, je lui accorde quelques talents en poésie : sa chanson " II pleut bergère... " est une réussite. Mais il y a beau temps qu'elle ne lui rapporte plus rien et il est toujours à court d'argent. Cependant, et pour en revenir à sa motion, je ne vois pas comment il pourrait en tirer quelque chose...

- C'est simple ! ricana Benoist. Demain les scellés vont être mis, nous liant pieds et poings, mais dans deux ou trois jours, Fabre viendra nous voir, les uns et les autres, et nous proposera, moyennant une belle somme, de faire lever les scellés. Ce que nous accepterons. Quand il aura fini sa tournée, il aura gagné une fortune !

- Nous nous y attendons ! intervint Junius Frey, et nous sommes déjà prêts à payer pour pouvoir reprendre nos affaires, mais je répugne à graisser la patte de cet histrion. Celui, assez puissant pour être entendu, qui le gagnerait de vitesse me rendrait très heureux... tout en faisant ses propres affaires.

- Ce serait bien fait pour Fabre! soupira La Harpe qui, poète lui aussi, détestait son confrère, mais ce serait malhonnête.

- Même pas! dit Delaunay en haussant les épaules. Ce serait de la politique comme la comprennent les Anglais dont nous parlions il y a un instant. Leurs députés au Parlement ont parfaitement le droit de faire fortune en utilisant ce qu'ils savent. Chez nous, on se repaît de grands mots, de belles phrases mais derrière tout cela il y en a qui font leur pelote pendant que des hommes de valeur exceptionnelle... comme notre ami Chabot ici présent - que sa modestie me pardonne! - sont pratiquement dans la misère sans pouvoir tenir leur rang de représentant du peuple ! En ce qui me concerne, je serais enchanté que quelqu'un joue à ce Fabre le bon tour de lui couper l'herbe sous le pied. Qu'en penses-tu, Batz? Toi, l'homme de finances par excellence, tu ne dis rien.