- Naturellement, je l'ai.
- Alors montre-le !
- Je ne l'ai pas ici. Je l'ai laissé chez moi et nous n'avons pas le temps d'aller le chercher. Allons-y, vous autres !
Mais forte de sa haine qui la rendait clairvoyante, la femme Harel ne se laissa pas intimider.
- Il vaudrait tout de même mieux, pour toi comme pour ceux qui sont ici, que tu prennes le temps de faire un saut chez toi. Puis, se tournant vers le concierge et les gardiens, et changeant de ton : Vous savez ce que cela signifierait pour nous tous si le citoyen Michonis n'était pas ce qu'il paraît et si la veuve Capet n'allait pas au Temple ? Vous avez envie de faire connaissance avec la guillotine ?
- C'est ridicule, gronda Michonis. Tout le monde ici me connaît et connaît mon civisme. Toi aussi, citoyenne, et tu devrais savoir que je suis homme à te faire payer... très cher une insulte comme celle-là.
- Quand tu reviendras avec ton papier, je te ferai toutes les excuses que tu voudras. D'ailleurs, à propos de papier, qu'est devenu celui que la citoyenne Richard a trouvé sur le gendarme Gilbert ? C'est toi qui l'as ?
- Bien entendu, puisqu'on me l'a remis... Tout en parlant Michonis regardait Rougeville, le vit blême, prêt à défaillir, et détourna les yeux pour constater que les autres n'étaient guère plus frais. Il comprit que tout était perdu. Même un coup de force était impossible : lui et Rougeville étaient sans armes et les deux autres, en dépit de l'or qu'on leur avait donné, avaient bien trop peur pour ne pas changer de camp. Certes, il y avait dehors Batz, sur le siège de la voiture avec les deux faux gendarmes, mais l'épaisseur des murs les mettait hors de portée de voix et l'on pouvait compter sur la femme Harel pour appeler à la garde et ameuter tout le quartier. Pourtant, il allait peut-être se lancer dans l'aventure. Ce fut la Reine qui l'en empêcha.
- Ne vaut-il pas mieux, dit-elle avec douceur, que vous alliez chercher ce malheureux papier? Cela nous retardera peut-être un peu mais est-ce si important ? Quant à moi, j'ai tout mon temps et je préférerais attendre dans ma cellule.
D'elle-même, détournant la tête pour ne pas voir l'expression torturée de Rougeville, elle reprit le chemin de sa prison, suivie par les deux gendarmes qui tremblaient comme feuilles au vent. Michonis haussa les épaules :
- Elle a raison. Allons-y !
Au-dehors, ils rejoignirent Batz déguisé en garde national. Un simple coup d'oil fit deviner au baron qu'une fois de plus, le coup était manqué. Tandis que Rougeville s'effondrait dans la voiture, secoué de larmes, Michonis sauta sur le siège pour raconter ce qui s'était passé.
- Quelle stupidité! gronda Batz. Tu avais bien un ordre de la Commune ? Celui que je t'ai donné.
- Oui, et cela aurait suffi sans cette femme affreuse...
- Au fait, que faisait-elle là en pleine nuit ? Elle n'habite pas la Conciergerie, que je sache ?
- Ça, c'est un mystère !
- Que j'éclaircirai. En attendant, tu vas rentrer chez toi mais comme il faut à tout prix que tu gardes tes fonctions, tu vas crier bien haut que tu as été trompé par le citoyen Gousse - que je vais faire disparaître dès cette nuit - et que tu es innocent. Tu apporteras même le fameux papier aux trous d'aiguille sur la table du Tribunal révolutionnaire après l'avoir rendu illisible avec d'autres trous. Quant à l'ordre resté prétendument chez toi, il t'aura été volé et tu te poseras en victime d'une infâme machination. A présent, séparons-nous! Toi, tu rentres chez toi.
Il avait arrêté la voiture au-delà du pont-au-Change, sautait à bas du siège, ordonnait à Roussel, l'un des faux gendarmes, de conduire la voiture et Rougeville chez lui, confiait l'autre cheval à La Guiche - le second gendarme.
- Et toi? demanda celui-ci, que comptes-tu faire?
- Moi ? Je retourne là-bas, dit-il en désignant les tours pointues qui se découpaient sur le ciel nocturne. Il y a quelque chose que je veux savoir... Ne t'inquiète pas !
- Tu ne veux pas que j'aille avec toi ?
- Et avec toute cette cavalerie? Merci, La Guiche ! Et à bientôt. Prends soin de toi !
Il s'élança vers la Conciergerie, poussé par une hâte, une impulsion qu'il ne s'expliquait pas. Cela lui arrivait parfois et il savait que s'il n'obéissait pas à cet ordre mystérieux que l'on pourrait appeler un pressentiment, il le regretterait. En fait, il était persuadé que, sa vilaine besogne accomplie, la femme Harel ne resterait pas plus longtemps à la prison et il voulait la suivre jusqu'à son logis dans l'espoir qu'il se situerait dans un lieu assez obscur et retiré pour qu'il puisse effacer cette misérable de la surface de la terre. Qu'au moins la Reine ne revoie plus jamais ce visage haineux !
Il était décidé à attendre le temps qu'il faudrait, fût-ce jusqu'au matin et même au-delà, avec la patience du chasseur à l'affût. Ce ne fut pas si long. Une demi-heure ne s'était pas écoulée qu'une femme en cotillon rayé et caraco foncé sous un fichu bariolé quittait la Conciergerie, saluée par l'une des sentinelles d'un :
- T'es encore là, citoyenne Harel ? Tu te plais tellement là-dedans que tu travailles la moitié de la nuit?
- J'avais à faire ! Bonne nuit, citoyen Gras !
Batz pensait qu'elle allait prendre le pont mais au contraire elle lui tourna le dos, passa devant l'ancienne église Saint-Barthélémy devenue théâtre de la Cité, traversa la place pour s'enfoncer dans le dédale de rues plus ou moins sordides qui séparaient le Palais de Justice et Notre-Dame transformée, elle, en temple de la Raison avec, à la place d'un tabernacle, une sorte de montagne devant laquelle officiait Mlle Aubry, actrice promue au rang de déesse. L'endroit étant mal famé, voire dangereux, Batz fut un peu surpris que l'épouse d'un policier s'y rendît ou même y habitât. Mais elle ne rentrait pas chez elle. Batz le comprit quand il la vit s'arrêter devant un cabaret où un peu de lumière filtrait au travers des carreaux sales protégés par une grille. On était alors rue de la Lanterne et, au-dessus de la porte basse pendaient trois grappes de raisin en fonte. Du coup, l'intérêt de Batz s'aiguisa : c'étaient là sans doute les Trois-Pampres dont Lenoir lui avait conseillé de ne jamais s'approcher parce que certains agents d'Antraigues - donc ceux du comte de Provence - y recrutaient leurs hommes de main... Allait-il avoir la chance de faire d'une pierre deux coups ?
Sans hésiter, la femme Harel poussa la porte mais resta sur le seuil, éclairée par les quinquets de l'intérieur. Batz la vit faire un geste d'appel et, en effet, quelques instants plus tard, un homme sortit. Il ne portait pas la sempiternelle tenue égalitaire mais des habits noirs qu'aucun bout de linge blanc n'éclairait. Seule tache de couleur : l'énorme cocarde républicaine de son chapeau rond. Il prit le bras de la femme et l'entraîna un peu à l'écart de la gargote. La chance voulut que ce fût du côté où Batz se tapissait dans l'embrasure d'une porte en contrebas.
- Alors ? demanda l'homme, tu as du nouveau ?
- Et du bon! Ça a eu lieu tout à l'heure. Michonis et Gousse, son adjoint, ont tenté d'enlever Antoinette sous prétexte de la ramener au Temple, mais j'étais là. Je me doutais bien depuis l'affaire du papier trouvé sur Gilbert que quelque chose se préparait et que ça ne traînerait pas. Dire que tu ne voulais pas me croire quand je t'ai prévenu!
- Oh ! c'est que passer ses soirées dans ce bouge, c'est pas bien agréable, même si j'y suis un peu chez moi. Mais je reconnais que tu avais raison. Aussi voilà ce que tu as gagné...
Une bourse assez ronde qui ne contenait certainement pas d'assignats passa de la main de l'homme dans celle de la femme qui la soupesa.
- C'est quoi?
- Des jaunets. Ceux qui nous emploient sont généreux comme tu vois, mais continue à ouvrir l'oil. Il peut y avoir d'autres tentatives et il ne faut pas qu'elle en réchappe ! Sinon les Autrichiens en feraient la Régente avec tout ce qui s'ensuit et on ne veut pas de ça.
- T'inquiète pas ! Le jour où on la raccourcira sera le plus beau de ma vie ! Je la hais bien, tu sais !
- Qu'est-ce qu'elle t'a fait ?
- Elle avait tout et moi rien ! Il était temps que ça change...
- Bon, préviens-moi s'il y a autre chose. Moi, je vais finir mon pichet et je rentre....
Il regagna le cabaret. La femme Harel le suivit des yeux puis, avec un petit rire, elle fit sauter la bourse une ou deux fois dans sa main avant de la fourrer dans son corsage sous l'abri du fichu. Ensuite, elle voulut repartir vers le Palais, mais Batz bondit. Ses doigts d'acier se refermèrent sur le cou de la femme qui ne l'avait pas vu venir. Elle n'eut pas le temps de pousser un cri et s'écroula dans la poussière, morte.
Un instant il la regarda, envahi d'une sombre joie, puis, la tirant par les pieds, la rapprocha des Trois-Pampres pour être certain que l'homme la verrait en sortant. Ce qui ne saurait tarder puisqu'il avait annoncé qu'il retournait seulement terminer son vin. Batz se dissimula de nouveau, mais plus près, et attendit. Pas longtemps, trois ou quatre minutes tout au plus, et l'homme reparaissait.
Il eut un haut-le-corps en voyant le cadavre, faillit s'enfuir mais se ravisa, regarda autour de lui et, suivant ainsi à la lettre le raisonnement de Batz, s'agenouilla pour fouiller sa complice et reprendre la bourse qu'il lui avait donnée. Batz, alors, bondit sur lui en criant " A la garde ! ", tout en sachant fort bien qu'il y avait peu de chance de la voir paraître à cette heure de la nuit, mais sa voix sonore tonna dans le silence nocturne, chassant les chats et attirant au-dehors les quelques clients du cabaret.
Pris au dépourvu, l'homme s'écroula sous son poids au moment précis où il retirait la bourse du corsage. Il tenta de se relever, mais Batz l'étendit à terre d'un maître coup de poing.
- Qu'est-ce qui se passe ? demanda le patron des Trois-Pampres qui accourait avec une lanterne. Qui es-tu ?
- Caporal Forget, de la section Le Pelletier. Je viens de voir ce bandit étrangler cette femme pour la voler. Regarde !
L'agresseur tombé près de sa prétendue victime essayait de reprendre ses esprits. Il avait lâché la bourse et quelques pièces d'or brillèrent dans la poussière, allumant de curieuses flammes dans l'oil du cabaretier et de ceux qui l'avaient suivi.
- Et qu'est-ce que tu veux qu'on y fasse ?
- Que tu la mettes au frais dans ta cave jusqu'à ce que la garde vienne la chercher. C'est une des nôtres, une femme du peuple et elle doit être vengée...
- La Garde nationale? grommela l'autre, on l'aime pas tellement. Elle est presque aussi curieuse que la police... Et puis, c'est un client.
- C'est pas toi qui accuses, c'est moi et j'ai tout vu. En outre, un service en vaut un autre : laisse seulement une pièce dans la bourse. Les autres, tu les partageras avec ces braves gens...
Les " braves gens " avaient tous des têtes à faire frémir, mais ce langage-là avait de quoi leur plaire. En outre, rendre service au caporal Forget leur délivrait presque un certificat de civisme, quelque chose de bien précieux pour des truands en ces temps où la vertu était à l'ordre du jour.
- Va chercher tes copains, citoyen, on s'en occupe, conclut le cabaretier en empoignant le " client " qui tentait de fuir. Puis il éclaira de sa lanterne le visage de la morte :
- Connais pas ! Tu saurais qui c'est, toi ?
- Peut-être, fit Batz en se penchant sur elle. Mais oui, bien sûr que j'ia connais. C'est la femme à Harel, le policier. Je l'ai vue y a pas longtemps à la Conciergerie où elle surveillait l'Autrichienne. Va pas être content, Harel, et Fouquier-Tinville non plus.
Mais il n'avait pas besoin d'en rajouter. Le siège de son auditoire était fait... et les pièces d'or avaient déjà disparu quand l'homme fut ramené à l'intérieur et bouclé dans la cave.
- On t'attend, citoyen caporal, conclut le patron. Tu peux nous faire confiance, y s'envolera pas !
Une heure plus tard, le complice de la femme Harel était arrêté. Batz n'avait eu aucune peine à reconnaître en lui Louis-Guillaume Armand, le mouchard qui avait failli le faire arrêter chez Roussel à son retour de Londres. Il savait maintenant pour qui il travaillait en réalité et, finalement, regretta de ne pas l'avoir reconnu plus tôt. C'eût été si facile de le tuer lui aussi ! Seulement, le caporal Forget n'aurait pas acquis un statut privilégié dans la taverne où recrutaient Antraigues et les autres agents de Monsieur...
CHAPITRE IX
"La messe rouge" отзывы
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