C'était le 6 thermidor et les deux prisonnières ignoraient qu'à la prison des Carmes, le lendemain, l'une des plus jolies femmes de l'époque faisait tenir à son amant le conventionnel Tallien un petit billet où elle écrivait : " L'administrateur de police sort d'ici. Il est venu m'annoncer que demain je monterai au Tribunal c'est-à-dire à l'échafaud. Cela ressemble bien peu au rêve que j'ai fait cette nuit. Robespierre n'existait plus et les prisons étaient ouvertes. Mais grâce à votre insigne lâcheté, il ne se trouvera bientôt plus personne en France pour réaliser mon rêve. "

Elle avait signé Theresia. Elle était l'épouse séparée d'un discutable " marquis " de Fontenay et coulait des jours angoissés dans le vieux couvent en compagnie de son amie, Rose-Josèphe de Beauharnais...

Le 9, au matin, la journée s'annonçait orageuse. Sous un ciel de plomb où couraient des éclairs et dans une chaleur qui atteindrait 40 degrés à midi une bizarre atmosphère s'installa. A l'appel du matin, les préposés étaient nerveux et les dogues qu'ils tenaient en laisse grondaient comme à l'approche d'un danger. En hâte, on rassembla le contingent pour le Tribunal : une cinquantaine environ, où, entre un fumiste et un limonadier, on emmena la charmante princesse de Monaco, âgée de vingt-six ans. On sut plus tard que, dans le faubourg Saint-Antoine, le peuple avait voulu les délivrer mais qu'un ordre exprès de Fouquier-Tinville les conduisit malgré tout jusqu'au bout du chemin.

Car Paris se réveillait. Irritée par le culte grotesque instauré au Champ-de-Mars, par la dictature que Robespierre faisait peser, comme par son attitude moralisatrice, écourée par la montée en flèche du nombre des exécutions, la ville grondait cependant que, dans les Comités comme à la Convention, l'hostilité, orchestrée par Fouché, Tallien, Barras et Fréron, grandissait contre l'Incorruptible... Une terrible journée en vérité!... Mais le soir un bruit léger qui devint rumeur et atteignit presque le cri courut sur Paris et s'infiltra dans les prisons : Robespierre, son frère, ses amis étaient abattus... On disait qu'à l'Hôtel de Ville le coup de pistolet d'un gendarme avait fracassé la mâchoire du tyran désormais prisonnier et que, seul avec ses aides et ses dernières victimes, le bourreau Sanson démontait sa sinistre machine. Il aurait reçu l'ordre de la ramener place de la Révolution...

Le lendemain, il n'y eut pas d'appel et la nouvelle était confirmée : Robespierre marchait au supplice dans la charrette où on l'avait couché, le visage enveloppé d'un linge sale et sanglant, avec son frère Augustin, son ami Saint-Just et ses fidèles qui emplissaient trois voitures... Et les fenêtres de la rue Saint-Honoré s'ouvrirent cette fois, et largement, pour un public des jours de fête... Il y avait même de jolies femmes et de jolies toilettes. Le cauchemar s'achevait. Partout la joie éclata... Laura et Mme de Sainte-Alferine tombèrent en pleurant dans les bras l'une de l'autre, parce que, même lorsque l'on souhaite mourir de toutes ses forces, c'est tout de même bon de se sentir vivante et, surtout, d'échapper à l'horreur !

Jamais soleil n'avait paru si beau que celui de ce matin d'août à ceux devant qui s'ouvraient les portes des prisons !

En sortant dans la cour du Mai débarrassée des charrettes du désespoir, les deux femmes se tenaient par la main. Il y avait beaucoup de monde parce que, comme au retour d'un voyage, on venait attendre ceux qui arrivaient du pays de l'angoisse et de la mort. On se bousculait un peu, on se hissait sur la pointe des pieds pour apercevoir plus vite l'être cher, mais sous les larmes que l'instant faisait couler, les visages rayonnaient de bonheur...

Ce fut Pitou que Laura vit le premier et, lâchant son amie, elle se précipita vers lui avec un cri de joie.

- Grâce à Dieu vous êtes vivant, mon ami ! J'ai eu si peur pour vous ! Jour après jour, je craignais de vous voir apparaître dans cette horrible salle basse !

Trop ému pour parler, il la reçut dans ses bras et l'embrassa mais s'effaça vite devant Jaouen dont le cerne des yeux, les nouveaux sillons du visage disaient assez les nuits qu'il venait de passer. Laura, alors, posa ses mains sur ses épaules et l'attira contre elle :

- Joël! Je n'ai pas de mots pour dire ce que j'éprouve. Grâce à vous qui veilliez sur moi, j'ai enduré tous ces jours sans souffrir de la misère ou de la faim.

- Je n'ai fait qu'apporter ce qui vous appartient. Ne suis-je pas votre serviteur?

- Non. Vous êtes un ami et cela je le savais depuis longtemps. Un ami que je souhaite garder auprès de moi...

- S'il ne dépend que de lui, vous ne vous en débarrasserez jamais! Cependant, il y a là quelqu'un d'autre...

Il s'écarta et Laura vit Jean de Batz qui, à deux pas, tenait dans ses bras sa vieille amie Lalie en larmes. Elle alla vers eux et lui, confiant la vieille dame à l'épaule de Pitou, vint à elle mais aucun d'eux ne parla et, quand ils furent tout proches, ils ne se touchèrent pas. Leurs yeux seuls, dans ce muet langage dont l'amour a le secret, disaient ce qu'ils avaient souffert, ce qu'ils souffraient encore. Jamais peut-être ils ne s'étaient autant aimés mais l'image de Marie, telle qu'ils l'avaient vue au dernier instant, était entre eux et leur interdisait de s'abandonner à leur passion.

- Plus tard, peut-être? dit enfin Laura répondant à la question que Jean n'osait pas formuler. Il faut laisser agir le temps.

- Je suis et je serai toujours à vous, prêt à répondre au moindre appel... Qu'allez-vous faire à présent ? Elle étendit la main pour attirer son amie.

- Lalie et moi nous allons partir pour la Bretagne. Elle sera ma famille et je serai la sienne puisque nous n'avons plus personne...

- Inutile de demander ce que vous allez faire là-bas?

- Inutile en effet. Je veux savoir ce qu'il est devenu et, s'il est toujours vivant, faire en sorte qu'il ne puisse plus nuire...

- Alors laissez-moi vous accompagner! Tant qu'il respirera vous serez en danger.

- Non, Jean! Je n'ai pas le droit... ni la force de partager votre vie, même pendant quelques jours, même pour accomplir ma vengeance. Cependant ne soyez pas inquiet : entre " Lalie " et Jaouen, je serai bien entourée, bien conseillée. Et puis, ajouta-t-elle avec un sourire, en avez-vous terminé avec votre... grande tâche?

- Non. Non, je l'avoue, murmura-t-il le visage soudain tendu. La Révolution est finie et les prisons vont s'emplir de ceux qui ont déchaîné la Terreur mais la Convention siège toujours aux Tuileries... et moi, je... j'ai tout à recommencer!

- Comment cela? - Et soudain plus bas : Où est... l'enfant?

Il baissa la tête, détourna le regard :

- Je n'en sais rien. II... il m'a été enlevé en Angleterre alors même que je nous croyais à l'abri tous les deux.

- Par qui ?

- Cela non plus, je ne le sais pas. Une nuit, des hommes masqués ont envahi notre maison. J'ai été assommé, blessé... pas gravement, rassurez-vous! Lorsque j'ai repris connaissance j'étais seul, ligoté. Une chance encore que l'on ne m'ait pas tué! Enfin, si on peut appeler cela une chance puisque j'ai failli à ma mission...

- Et vous n'avez retrouvé aucune trace ?

- Juste assez pour supposer, après des semaines de recherches vaines, qu'il a été ramené en France...

- Mon pauvre ami !

- Ne me plaignez pas, je vous en prie... et parlons d'autre chose ! Votre voiture est là, tout près, me permettez-vous de vous y mener?

Elle comprit qu'un refus lui serait un chagrin dont il n'avait nul besoin. Et puis elle n'eut pas non plus le courage de se refuser à elle-même cette joie et, glissant sa main sous son bras :

- Voulez-vous venir jusque chez moi ?

- Non, c'est préférable... Je vais sans doute repartir mais avant je veux aller à Charonne... chez Marie.

Une même émotion les étreignit et la main de Batz se posa sur celle de Laura, l'enferma un instant. Elle murmura :

- Ma maison sera toujours à votre disposition. Je laisserai les clefs à Julie Talma...

Encore quelques pas et ils atteignaient la voiture dont Jaouen était en train d'ouvrir la portière pour faire monter la vieille dame. Mais avant de poser son soulier sur le marchepied, Lalie s'approcha de

Batz et l'embrassa :

- Il faut tout de même que quelqu'un vous donne un baiser, chuchota-t-elle. Ce n'est sans doute pas celui que vous choisiriez mais, pour l'instant, il faudra vous en contenter...

Il se mit à rire, l'embrassa à son tour et l'aida à s'asseoir.

- Je reste avec lui, dit Pitou en réponse au regard de Laura. Et j'irai vous voir avant que vous ne partiez.

Elle sourit, lui tendit la main puis l'offrit à Jean et, cette fois, il y posa ses lèvres juste un peu plus longtemps qu'il ne le fallait, ne la lâchant que pour la mettre en voiture. Jaouen sauta sur le siège. Batz referma la portière, recula puis, les yeux dans les yeux de Laura :

- N'oubliez pas ! " In omni modo fidelis " !

Il salua profondément, comme il eût salué la Reine tandis que Jaouen enlevait ses chevaux...