— Non.
— Pourquoi ? Les Européens ont toujours leurs poches bourrées des images des leurs et ils adorent les montrer !
— Pas moi ! Outre qu’il n’y a pas de poches dans le vêtement que je porte(11), une photographie ne saurait rendre l’éclat d’un visage. Seule la peinture le pourrait ! À condition que le peintre sache voir au-delà des traits et chercher l’âme.
— Et il en existe ? Vos peintres actuels barbouillent leurs toiles de couleurs violentes qui à mes yeux ne signifient rien, ne suggèrent rien…
Un œil sur les délicates peintures mogholes qui décoraient un pan du mur, Aldo excusa le jugement sans nuances de son hôte. Comment cet homme d’un autre âge pourrait-il comprendre quelque chose à un Derain, un Matisse, un Vlaminck ? Mais la conversation en étant venue à bout, il décida de s’y tenir. Aussi bien le déjeuner tirait à sa fin et le café était servi :
— Mais puisque nous en sommes aux beautés de la Création, je me permets de vous rappeler, Altesse, que vous m’avez promis de me montrer des merveilles…
Alwar sourit, frappa dans ses mains sur un certain rythme et deux des beaux jeunes gens aux regards craintifs surgirent, portant chacun un coffre d’assez belles dimensions qu’ils déposèrent sur une table basse. Puis, encore plus rapidement peut-être qu’ils étaient venus, ils s’inclinèrent, mains jointes, et disparurent. Le maharadjah se leva et souleva l’un des couvercles : des couronnes, des diadèmes apparurent. Parmi eux, Aldo repéra vite la bande de rubis et de diamants qui ceinturait, hier, la toque – héritage des Mongols et de Gengis Khan dont Alwar avait du sang – qui coiffait le prince. Aujourd’hui elle était d’un blanc candide avec un petit diadème de perles.
— Magnifique ! apprécia Morosini en examinant l’un après l’autre ces signes du pouvoir. Mais n’est-il pas imprudent de voyager avec un tel trésor ?
— Tout n’est pas ici. Je ne saurais emporter en voyage l’ensemble de mes joyaux et je me contente de ceux dont je me pare le plus souvent. Ceux que je préfère. Par exemple ceci.
Il ouvrait le second coffre et en tirait un collier de plusieurs rangs fait de diamants et d’énormes émeraudes. Les plus grosses sans doute qu’Aldo eut jamais vues. Il est vrai qu’elles n’étaient pas taillées mais seulement polies, en cabochons. Suffisantes pour réduire à l’état d’ornement modeste la pierre d’Ivan le Terrible achetée à Drouot. Au grand plaisir de son hôte, Aldo ne cacha ni sa surprise ni son admiration.
— Je ne crois pas en connaître d’aussi importantes.
Il se consolait un peu en constatant qu’en revanche il en avait vu de plus lumineuses.
— Oh, il en existe cependant ! soupira Alwar. Yadavindra Singh de Patiala en possède de plus belles encore. Vous les verrez sans doute si vous vous rendez à l’invitation de Kapurthala car il y sera sûrement. Auprès de lui je ne suis qu’un petit prince, ajouta-t-il avec une intraduisible amertume. Ses États comptent deux millions d’habitants alors que le mien n’en a guère plus de cinquante mille… Son palais Moti Bagh couvre quatre hectares à lui seul…
— La grandeur vraie d’un prince ne se mesure pas au nombre de ses sujets ni à la superficie de son palais, dit doucement Morosini. Ce sont ses actes, sa sagesse et la sérénité de ses États qui lui donnent sa dimension.
Il eut soudain l’impression que les yeux de tigre se mouillaient. Le maharadjah se leva et posa ses mains sur ses épaules :
— Tu as bien parlé ! fit-il d’une voix enrouée. Il faut que tu sois mon ami !
— Ce serait un grand honneur ! émit Aldo qui n’aimait pas beaucoup ce rapprochement subit et craignit même un instant qu’on ne l’embrassât. Mais Alwar se contenta d’ôter de son doigt un rubis taillé en fer de lance et de le passer au majeur de son invité :
— Voilà qui scellera mieux notre amitié ! dit-il. Cette pierre a la couleur du sang et le sang est le meilleur lien entre les hommes. Essaie de t’en souvenir quand tu regarderas ce bijou.
Aldo ne put que remercier avec tout de même un vague sentiment de honte. En venant à ce rendez-vous qui ne lui plaisait guère, il gardait une arrière-pensée : celle de proposer la « Régente » à ce prince visiblement richissime mais, après le don qu’on venait de lui faire, il était un peu difficile de parler boutique. D’autant plus que, les circonstances étant ce qu’elles étaient, Alwar pouvait très bien prendre cela pour un échange de bons procédés et la valeur de la perle était infiniment plus élevée que celle du joli rubis qu’il recevait.
— Je regrette, devant tant de générosité, de ne rien pouvoir offrir de comparable…
— Un peu de ton temps sera amplement suffisant. Je suis encore ici pour quelques semaines, Ensuite je me rendrai en Angleterre…
— C’est que moi je dois rentrer prochainement à Venise… Le temps est encore ce qui va me manquer le plus.
— Tu ne pars pas ce soir ?
— Non, bien sûr !
— Alors nous pouvons encore passer quelques moments ensemble ?
« Et dire, pensait Aldo en se retirant, que m’étais juré que cette visite n’en aurait pas de seconde ! »
Il fallait bien en prévoir au moins une, sinon l’homme aux yeux de tigre était bien capable de lui tomber dessus à la maison un jour prochain. N’avait-il pas dit qu’il aimait Venise ? Ou quelque chose d’approchant…
— Eh bien, dis-moi, s’écria Adalbert en le voyant rentrer. Vous avez eu des choses à vous dire ? Il est plus de six heures !
— Oh, le temps passe vite en sa compagnie ! Il m’a pratiquement confessé ! Et regarde ! ajouta Aldo en lui tendant la bague qu’il avait ôtée dans la voiture et mise dans sa poche. Il a décidé que nous étions quasiment frères !
— Peste ! Il a la fraternité généreuse, mais je me demande ce qu’aurait pensé ta mère d’un fils de cet acabit !… Bon ! Oublions-le pour passer à un autre sujet : on dirait que c’est aujourd’hui la journée des rubis ! Tiens, lis ça !
Il tendait le journal plié où figurait un article entouré au crayon rouge. C’était, sous la plume de Martin Walker dont la signature prenait de plus en plus de développement, un « papier » que la crainte de déplaire à un hôte illustre retenait visiblement à la limite du sensationnel : « Vol audacieux chez un grand ami de la France : des bijoux disparaissent chez le maharadjah de Kapurthala. »
Le texte disait qu’une paire de bracelets de rubis avait été subtilisée dans l’appartement de la princesse Brinda. Aucune autre parure n’avait été volée et, à la place, on avait découvert une petite carte portant simplement la lettre N. Suivait un long développement sur le mystérieux personnage dont on commençait à parler beaucoup en le rapprochant du fameux Arsène Lupin. À cette différence près que celui-là avait déjà deux meurtres sur la conscience et que le célèbre gentleman-cambrioleur ne tuait jamais.
— Alors ? fit Adalbert. Qu’est-ce que tu en penses ?
— Comme toi, je suppose. Notre Napoléon VI et le sombre marquis d’Agalar pourraient bien ne faire qu’une seule et même personne. Le malaise éprouvé hier soir a été simulé et notre homme a profité de ce que tout le monde était à table pour visiter les coffrets de la princesse.
— Il est certain que c’est la première pensée qui présente, mais je t’avoue que j’ai peine à y croire.
— Pourquoi ? Parce qu’il a un type beaucoup trop espagnol pour être petit-fils d’une Russe ? La loi de Mendel joue parfois de drôles de tours. Et puis pourquoi seulement ces deux bracelets alors qu’il y avait sans doute beaucoup d’autres colifichets passionnants ?
— Je vais te dire pourquoi. Parce que ce sont des bijoux russes et que notre empereur russo-corse ne s’intéresse qu’à eux et aux Français. Les bracelets ont appartenu à la comtesse Abrasimoff qui te plaît tant.
— Pas à toi ? émit l’archéologue, la mine innocente.
— Oh ! Elle est très belle et j’en conviens volontiers, mais tu sais qu’aucune femme ne saurait plus me plaire…
— C’est beau, la vertu !
— Tu peux dire l’amour, tu ne te tromperas dit Aldo gravement. Il n’empêche que je vais aller chez elle, et dès demain, parce qu’elle non plus n’a pas assisté au dîner.
— Tu la soupçonnes ?
— Pourquoi pas ? Elle a peur d’Agalar parce qu’elle craint son emprise mais d’autre part elle délire presque lorsqu’elle évoque les joyaux que les Bolcheviks lui ont volés. Ces bracelets, elle m’en a parlé.
— Sans doute mais tu as vu dans quel état elle était lorsqu’elle a reconnu l’Espagnol ? Il faut des nerfs solides pour un vol aussi audacieux. Car enfin si tous les invités étaient à table avec nombre de serviteurs, on doit en rencontrer certainement quelques-uns dans les appartements privés ?
— Oh, je ne dis pas qu’elle a fait le coup et je pense sincèrement que c’est don José ; mais ce que je veux savoir, c’est si elle a lu le journal, ce qu’elle pense et si, d’aventure elle n’aurait pas quelques nouvelles de son bel ami ?…
— Pour en revenir à lui, il y a quelque chose d’incompréhensible : voilà un homme qui s’apprête à épouser une milliardaire et il s’amuserait à venir jouer les monte-en-l’air pour voler des bijoux que sa fiancée a largement les moyens d’acheter…
— Très juste, mais alors explique-moi ce qu’il faisait hier soir au château de Longchamp quand il aurait dû tenir la main de Miss Van Kippert dans le silence feutré d’un petit salon du Crillon ?
Aldo n’eut pas le temps de répondre. Deux coups brefs furent sonnés à la porte de l’appartement et, l’instant suivant, Théobald, mi-respectueux mi-inquiet, introduisait le commissaire Langlois…
CHAPITRE VII
LA NUIT INSENSÉE
— Désolé de vous déranger à un moment que vous jugez peut-être inopportun, fit le policier avec un mince sourire dont il envoya la fin à Morosini. Vous alliez sortir, sans doute ?
— Oh, cette jaquette ? dit celui-ci traduisant le regard du visiteur. Je ne sors pas, je rentre. J’ai été invité à déjeuner par le maharadjah d’Alwar et cela a duré plus que je ne pensais !
— Quant à moi, je ne suis pas sorti du tout, émit Adalbert dont le vieux chandail et le pantalon de velours côtelé n’étaient guère adaptés aux mondanités. Mais asseyez-vous, monsieur le commissaire et dites-nous ce qui nous vaut votre visite. Un verre ?
Cette fois Langlois rit franchement :
— Question pertinente, monsieur Vidal-Pellicorne. Vous voulez savoir si je suis en service ? Eh bien j’accepte volontiers de boire quelque chose : cette journée a été éreintante !
Nanti d’une fine à l’eau, Langlois prit place avec un soupir de contentement dans l’un des bons vieux fauteuils en cuir de l’archéologue :
— C’est agréable de venir chez vous, apprécia-t-il. Mieux vaut sans doute que je n’en fasse pas une habitude…
— Pourquoi pas ? J’aime que l’on se trouve bien chez moi !
— Ne me tentez pas ! J’ai passé ma journée au château de Longchamp à entendre, avec un interprète, les serviteurs du seigneur de Kapurthala. Sans apprendre grand-chose d’ailleurs. Et puis en examinant la liste des invités d’hier j’ai vu vos noms et l’idée m’est venue de vous rejoindre dans l’espoir que, peut-être, vous en sauriez un peu plus. Auriez-vous remarqué un fait quelconque au cours de la soirée ?
— À part le malaise dont l’un des invités a été victime pendant le repas, dit Adalbert, je ne vois rien à signaler.
— Savez-vous de qui il s’agissait ?
— Un noble espagnol, le marquis d’Agalar, je crois ? Nous étions même surpris de le voir là, étant donné le deuil de sa fiancée…
— Ne vous étonnez pas : les fiançailles sont rompues.
— La jeune fille a compris qu’elle avait affaire à un faisan ? émit Aldo qui était allé changer sa jaquette contre un veston.
— Parce que vous pensez que c’en est un ?
— Disons que c’est une impression personnelle, sans plus !
— Pourquoi pas, après tout ! Mais ce n’est pas Miss Van Kippert qui a rompu, c’est lui…
— Tiens donc ! C’est inattendu : il a rompu un pareil mariage ?
— Les journaux de demain vous en apprendront plus. Moi je l’ai su par un ami journaliste : un oncle de la jeune fille serait arrivé de New York et le marquis a claqué la porte.
— C’est ça que vous appelez avoir rompu ? fit Aldo en riant. Disons que l’oncle en question a du dire des choses désagréables et que l’orgueil de notre hidalgo ne l’a pas supporté ; mais peut-être espère-t-il que la jeune Muriel va lui courir après.
— Ce serait étonnant : elle embarque après-demain à Cherbourg sur l’Île-de-France avec la dépouille paternelle. Mais revenons à nos moutons : vous ne supposeriez pas, par hasard, qu’Agalar soit notre Napoléon cambrioleur ?
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