En se retrouvant tout à l’heure en face d’elle, Pierre reçut un choc. La voir seule et presque sans bagages à la coupée de son train lui causait une sorte de malaise en dépit de ce qu’elle donnait comme raison à ce départ subit : rejoindre à Marseille un époux parti quelques jours plus tôt pour Nice alors qu’il eût été tellement plus simple de partir ensemble ! De toute évidence la jeune femme ne se trouvait pas dans son état normal et, bien qu’il s’en défendît, l’ancien interprète flairait un je-ne-sais-quoi d’insolite, peut-être même un drame : cela tenait à la légère altération du timbre de la voix et aussi à cette voilette noire qui, malgré son épaisseur ne parvenait pas à cacher tout à fait ses traits tirés.
Lorsqu’il revint lui porter le menu, il sut que quelque chose n’allait pas. Débarrassé de son tulle à pois de velours qu’il avait bien fallu relever pour n’être pas ridicule, le visage d’Orchidée montrait un pli douloureux et même des traces de larmes, peu apparentes peut-être pour un indifférent mais trop claires aux yeux d’un amoureux. Sa « princesse de jade et de perle » souffrait. Mais de quoi ?…
À cent lieues d’imaginer les pensées qui s’agitaient dans la tête de cet homme qu’elle connaissait mal mais qui lui montrait une si délicate attention, Orchidée retrouvait peu à peu l’équilibre dont les dernières heures venaient de la priver. Le confort ouaté de son compartiment, le parfum subtil et familier d’un thé préparé comme elle l’aimait, sa chaleur et aussi le bercement rythmé du train agissaient sur elle comme un anesthésique tout en lui rendant des forces neuves.
Pour mieux l’isoler encore du monde extérieur, Pierre Bault tira les rideaux de velours avant le départ du train et la jeune femme ne vit rien des banlieues puis des campagnes que l’on traversait. C’était comme s’il voulait qu’elle ferme les yeux pour ne les rouvrir qu’en vue de la mer bleue où elle voguerait bientôt.
Cependant, son repas de coquilles Saint-Jacques, d’œufs brouillés aux champignons, de fins haricots verts et de mousse au chocolat terminé – depuis son arrivée en Europe elle s’était découvert une véritable passion pour le chocolat –, elle dut accepter de passer quelques instants dans le couloir tandis que l’on préparait son lit.
Sachant bien qu’elle souhaitait surtout la solitude, Pierre Bault employa pour cela le temps du premier service au wagon-restaurant, celui qui drainait le plus de monde. Le couloir était vide à l’exception de la jeune dame au chinchilla qui, apparemment, n’avait pas voulu se déplacer et attendait comme sa voisine que l’on eût accommodé sa couchette pour la nuit.
Les compartiments des deux femmes ne se trouvaient séparés que par un seul sleeping. Elles étaient donc très proches mais si la jeune veuve, adossée à la cloison, ne prêtait aucune attention à l’autre voyageuse, celle-ci la regardait sans cesse avec la mine de quelqu’un qui brûle d’entamer la conversation mais n’ose pas trop s’y risquer. Finalement elle prit son courage à deux mains et se décida :
— Veuillez me pardonner de vous aborder sans avoir eu l’honneur de vous être présentée, fit-elle d’une voix contenue. Vous êtes l’unique voyageuse occupant seule un compartiment dans cette voiture et je me demande si vous consentiriez à me rendre un service.
Le visage était ravissant, le sourire charmant et sympathique, les yeux bleus bien francs, aussi Orchidée jugea-t-elle qu’il n’y avait aucune raison de ne pas répondre aimablement :
— Si ce n’est pas trop difficile…
— J’espère que non mais d’abord, il faut que je vous dise qui je suis : mon nom est Lydia d’Auvray, des Bouffes Parisiens…
— Excusez-moi, je vais peu au théâtre. Vous êtes comédienne ?
— Un peu et aussi chanteuse et danseuse. J’ai un certain succès, précisa-t-elle avec une satisfaction ingénue. C’est agréable, cependant cela vous vaut parfois aussi de gros ennuis avec les hommes…
— Vous devez plaire beaucoup, fit Orchidée en souriant. Vous êtes en effet très jolie !
— Merci beaucoup, bien que certains jours j’aimerais mieux l’être un peu moins. En ce moment, par exemple ! Je… je viens d’avoir une aventure avec un prince russe… un homme superbe… très riche mais affreusement jaloux et tyrannique au possible. Il… il me poursuit et… autant tout vous dire ! Je me suis enfuie…
En sortant du compartiment d’Orchidée, Pierre Bault lui coupa la parole mais, avec beaucoup de présence d’esprit, Lydia d’Auvray enchaîna sans changer de ton sur la beauté du paysage enneigé dont on entrevoyait vaguement la blancheur à travers des vitres qui ne reflétaient guère que les occupantes du couloir. Voyant qu’elles parlaient ensemble, il s’écarta d’elles et disparut au bout du wagon avec le garçon de service qui venait d’achever les lits.
Cependant Orchidée se sentait tout à coup une vraie sympathie pour ce joli petit bout de femme qui, elle aussi, avait à se plaindre des hommes. Elle en fuyait un comme elle-même fuyait la police. De là à voir en elle une sœur d’infortune il n’y avait qu’un pas. Vite franchi !
— Dites-moi en quoi je peux vous aider ?
— C’est simple. Je voudrais que vous acceptiez de changer de compartiment avec moi mais sans que cet homme… le… le conducteur en sache rien. Gri-gri – je l’appelle comme ça ! – est capable de tout pour me retrouver… même de faire subir la torture à ce fonctionnaire.
En dépit du ton dramatique, Orchidée ne put s’empêcher de rire. Ce qui l’étonna fort et lui ouvrit sur elle-même d’étranges perspectives : quelle femme était-elle donc pour pouvoir rire alors qu’Édouard n’était pas mort depuis vingt-quatre heures ?
— Je ne vois pas ce que l’on pourrait lui faire dans un train de luxe ? remarqua-t-elle. Quant à M. Bault, je le connais depuis longtemps. Il serait incapable de trahir une femme. Vous devriez lui accorder plus de confiance ?
— Non, décida Lydia : c’est un homme et je ne fais confiance à aucun. Ou bien ils sont rivaux, ou bien ils se soutiennent. Cela dit, si ma proposition vous contrarie je le comprendrai très bien.
— Pourquoi voulez-vous que cela me contrarie ? Toutes ces petites chambres se ressemblent !…
— Alors, vous voulez bien ?
— Je veux bien… et je ne dirai rien… Quand notre conducteur va revenir, je lui dirai bonsoir et je me tiendrai prête. De votre côté, vous n’aurez qu’à guetter l’un des moments où il s’éloigne et vous viendrez vite me chercher.
— Oh ! je vous remercie de tout mon cœur et si je peux à mon tour vous rendre service, vous pourrez me demander ce que vous voulez ! Promis, juré !
Et à la grande surprise d’Orchidée la supposée noble descendante des d’Auvray étendit la main d’un air solennel et cracha par terre. Orchidée se demanda un instant si elle devait en faire autant mais après tout personne ne lui demandait de jurer quoi que ce soit. Cependant elle avait encore quelque chose à dire :
— Vous allez vous aussi à Marseille ?
— Non. À Nice. Ça vous paraît un obstacle ?
— Pas du tout mais on doit me réveiller avant l’arrivée du train.
— S’il découvre que nous avons fait un échange cela n’aura plus d’importance à ce moment-là. Je vais cependant lui demander aussi de me réveiller avant Marseille.
— Alors nous sommes d’accord…
— Encore un mot ! Vous ne voulez pas me dire votre nom, madame.
— Nous n’aurons guère l’occasion de nous revoir. Je m’embarque après-demain pour la Chine mais cela me fera plaisir de savoir que je laisse ici une amie. Je m’appelle Dou-Wan… Princesse Dou-Wan !
Les yeux de la petite blonde s’ouvrirent tout grands :
— Mince !… Une princesse ? Ça ne m’étonne plus que vous soyez si belle et que vous ayez tant d’allure !…
Orchidée se contenta de sourire encore, sous le coup de la surprise qu’elle venait de se faire à elle-même. Son nom d’autrefois était revenu de lui-même à ses lèvres comme si elle souhaitait dépouiller et abandonner au rivage de France le personnage d’une fille de marchands réfugiée qu’elle avait incarnée si longtemps. N’était-ce pas d’ailleurs la meilleure chose à faire si elle voulait retrouver un équilibre réel et tenter de redevenir, si peu que ce soit, celle qu’elle était autrefois ? Le silence des jardins de la Cité Interdite achèverait une résurrection qui se poursuivrait lentement jusqu’aux portes de la mort…
Les choses se passèrent comme les deux fugitives venaient de le décider. Lorsque Pierre Bault revint, Orchidée le remercia de ses soins et, avant de lui souhaiter une bonne nuit, demanda instamment à n’être pas dérangée, ce qui fit sourire le conducteur :
— Il n’y a aucune raison pour cela, Madame. Je veillerai attentivement sur votre sommeil. Dormez bien !
Un moment plus tard, profitant de ce qu’il était réquisitionné à l’autre bout du wagon pour le service d’une dame à la voix singulièrement autoritaire, les deux jeunes femmes opérèrent leur double déménagement. Orchidée se retrouva dans une cabine toute semblable à celle qu’elle venait de quitter à un détail près : un parfum de tubéreuses s’y était installé avec la belle Lydia qui d’ailleurs en répandait généreusement autour d’elle les effluves coûteux mais entêtants. Il se trouvait qu’Orchidée détestait cette odeur. Persuadée qu’elle ne parviendrait pas à dormir dans cette atmosphère et pour éviter au réveil un violent mal de tête, elle tira les rideaux, ouvrit la fenêtre, ce qui permit à une rafale de neige de s’engouffrer et l’obligea à refermer rapidement mais pas tout à fait : elle laissa une étroite ouverture avec, entre les rideaux, un assez large espace pour que l’air pût pénétrer et dissiper autant que possible l’odeur indésirable. Après quoi elle se déshabilla rapidement, se coucha, éteignit et, remontant ses couvertures plus haut que ses oreilles, se pelotonna dans ce cocon douillet et s’endormit presque aussitôt.
Imperturbable, le Méditerranée-Express poursuivait sa route à travers les paysages blancs de la Bourgogne…
CHAPITRE III
LA GARE DE MARSEILLE
La brusque ouverture de sa porte réveilla Orchidée en sursaut. Elle eut à peine le temps de voir une immense silhouette se découper dans le cadre du couloir éclairé qu’une masse pesante s’abattait sur elle, une masse barbue qui fleurait l’Iris de Florence et le tabac anglais, qui semblait posséder autant de mains que le dieu Çiva et qui proférait dans une langue inconnue des paroles véhémentes émaillées d’appellations tendres du genre « Petite Colombe » ou « Ame de ma vie »…
Etouffée, embrassée, palpée sur toutes les coutures, Orchidée, d’abord affolée, réussit tout de même à dégager sa bouche et poussa un hurlement tellement strident qu’il fit sursauter l’assaillant. En contrepoint, il émit sur un ton de douloureux reproche :
— Petite colombe ! Pourquoi faire souffrir ton Gricha qui t’aime tant ?
Comprenant en un éclair qu’elle avait affaire au Russe dont la divette des Bouffes Parisiens avait si peur, Orchidée aurait bien voulu faire cesser le malentendu mais, avec un illogisme parfait, le personnage, tout en lui posant une question, appliquait sur sa bouche une main grande comme une assiette à seule fin d’empêcher un nouveau cri. Cependant, le premier semblait avoir suffi. Un instant plus tard, le compartiment s’éclairait et une dame en robe de chambre mauve et bigoudis fit irruption brandissant un parapluie qu’elle tenait par le milieu et dont, sans hésiter, elle abattit avec autorité le manche représentant une tête de canard en argent sur le crâne de l’assaillant.
Étourdi, celui-ci lâcha prise. Orchidée réussit à le faire tomber sur le tapis. Aussitôt, elle se leva, enfila le « saut de lit » qu’elle avait emporté et, soutenue par celle qui était venue si opportunément à son secours, elle sortit dans le couloir où s’entassait tout le wagon. À l’exception toutefois de Lydia d’Auvray dotée sans doute d’un sommeil singulièrement lourd à moins qu’elle préférât ne pas bouger.
Le spectacle offert par les passagers du train était des plus pittoresques : un assemblage de robes de chambre bariolées et de coiffures de nuit. Tout le monde parlait à la fois mais le principal objet de l’intérêt général était Pierre Bault que l’on venait de hisser sur son siège et qui reprenait lentement ses esprits avec l’assistance d’un vieux monsieur à barbiche et lorgnon qui lui faisait avaler le contenu d’un flacon de voyage.
Bousculant tout le monde, Orchidée se précipita vers lui :
— Êtes-vous blessé ? Que s’est-il passé ?
— Un peu étourdi seulement, dit le vieux monsieur en introduisant une seconde fois le goulot dans la bouche du conducteur. Cette brute l’a agressé, ajouta-t-il en désignant une sorte d’homme préhistorique, couvert de poils depuis un haut bonnet à la russe jusqu’au milieu de la poitrine où s’achevait une longue barbe, et que deux voyageurs maintenaient à grand-peine. Orchidée s’agenouilla auprès de Pierre :
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