Tandis que la jeune femme réfléchissait, le train, ses voyageurs débarqués, faisait machine arrière pour rejoindre l’aiguillage qui le remettrait sur le chemin de la Côte d’Azur. Le bruit et la fumée de la puissante locomotive emplissaient la gare. Sur le quai, il n’y avait plus que deux ou trois porteurs à vide, un homme d’équipe armé d’une burette à long col et un contrôleur.

Le trio, refusant apparemment l’évidence, était resté jusqu’au bout. D’un même mouvement il fit demi-tour et fonça vers l’extérieur. Pivoine allait en tête et Orchidée sentit la fureur qui se gonflait sous ses voiles funèbres. Les deux hommes suivaient, visage hermétiquement fermé sous le bord des chapeaux enfoncés jusqu’aux sourcils.

Orchidée les laissa passer puis s’élança sur leurs pas. Elle les vit s’engouffrer dans une voiture qui stationnait dans la cour, chercha des yeux un fiacre, en trouva un, se jeta à l’intérieur et ordonna au cocher :

— Suivez la voiture noire qui démarre là-bas !

Le bonhomme, qui arborait une figure rougeaude sous un chapeau de paille assorti à celui qui coiffait son cheval, tourna vers sa cliente deux petits yeux goguenards :

— Boudiou ! ma p’tite dame, c’est pas des choses à faire si c’est vot’conjoint qu’est là d’dans…

— Conjoint ? Vous voulez dire mon mari ? Non, ce n’est pas lui et je vous conseille de faire vite… à moins que gagner une pièce d’or ne vous intéresse pas ?

— Fallait dire ça tout d’suite ! De l’or ? J’en ai pas vu depuis ma première communion… Hue, ma belle !

Et l’on descendit avec bonne humeur la butte sur laquelle s’érigeait la gare Saint-Charles avant de s’engager dans les rues grouillantes de vie qui plongeaient vers la vieille ville, un quartier tout à fait inconnu d’Orchidée, composé d’antiques maisons dont la lèpre des façades n’arrivait pas à cacher la beauté ancienne. Enfin, la voiture noir et rouge s’arrêta dans une rue étroite aboutissant à une grande église byzantine dont les coupoles s’appuyaient sur une assise où alternaient le marbre vert de Florence et la pierre blanche de Calissane. Comprenant qu’il ne devait pas s’approcher, le cocher arrêta sa voiture à une distance suffisante pour ne pas attirer l’attention mais assez courte pour que l’on pût voir où entrait le trio : une sévère demeure à fenêtres étroites que les clairs rayons du soleil ne parvenaient pas à égayer.

— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda le cocher en se tournant vers sa cliente.

— On attend si vous le voulez bien.

— Oh, moi, du moment qu’vous m’payez…

En effet, Orchidée éprouvait le besoin de réfléchir. Elle savait bien, à présent, que le rendez-vous donné par Pivoine n’était qu’un piège destiné à se procurer l’agrafe de l’Empereur et qui, très certainement, n’aurait eu d’autre issue qu’une mort obscure pour l’ancienne favorite de Ts’eu-hi. Cependant ces gens qu’elle venait de perdre de vue représentaient son seul lien avec un pays qu’elle souhaitait désespérément revoir. Elle ne parvenait pas à donner l’ordre qui l’éloignerait d’eux. D’ailleurs la voiture qui les avait amenés restait devant la porte et il était possible que l’un d’eux s’en servît à nouveau dans un proche avenir.

En effet, après une attente d’environ un quart d’heure, Pivoine reparut, toujours vêtue de la même façon mais accompagnée d’un seul homme portant, cette fois, une valise qui semblait assez lourde. Tous deux remontèrent en voiture.

— On les suit ? demanda le cocher.

— Bien entendu. Je veux savoir où ils vont…

— Avec un bagage, y a pas trente-six destinations : c’est la gare maritime ou la gare tout court.

— Nous verrons bien !

Il fut vite évident qu’il s’agissait du chemin de fer et, un quart d’heure plus tard, les deux véhicules se retrouvaient à leur point de départ. Orchidée, alors, laissa les autres descendre et gagner l’intérieur avant de mettre pied à terre à son tour. Elle donna au cocher le « louis » promis, ce qui eut le don de le mettre en joie :

— Vous voulez qu’je vous attende ?

— Non, merci… Je vais peut-être repartir…

Elle disait n’importe quoi. Peut-être parce qu’elle ne savait pas du tout ce qu’elle allait faire. Son seul désir était de pouvoir embarquer sur un bateau quelconque pour rentrer en Chine mais comment faire lorsque l’on ne possède pas d’autres papiers que ceux d’une femme recherchée pour meurtre par la police ? Elle avait de l’argent, certes, et dans ce port il devait être possible de se procurer un faux passeport mais où, mais comment ?

Cependant, Pivoine quittait le guichet où elle venait de prendre un billet, confiait sa valise à un porteur et congédiait son compagnon d’un signe désinvolte de la main. De toute évidence elle se rendait à Paris pour voir ce qui, dans son plan, n’avait pas marché.

Un instant, Orchidée se demanda si elle ne devait pas, elle aussi, reprendre le train, retourner avenue Velazquez et s’y livrer à la police. Elle se sentait horriblement lasse et puisque, apparemment, il n’y avait plus aucune porte ouverte devant ses pas, elle en venait à penser qu’en prison au moins elle aurait la paix.

L’impulsion fut si forte qu’elle se dirigea vers le guichet. Suivre la Mandchoue jusqu’au bout de son voyage pouvait aussi être une bonne chose ? De toute façon, il ne lui restait rien à perdre sinon la vie. Mais sans Édouard, c’était chose de si peu d’importance !

Elle s’arrêta pour prendre de l’argent dans son sac. À cet instant, une main se posa sur son épaule…

CHAPITRE IV

UN AMI FIDÈLE...

Son sac de voyage d’une main et le Figaro de l’autre, Antoine Laurens sauta à bas du fiacre qui l’avait amené et embouqua à l’allure d’un raz de marée l’entrée du 36 quai des Orfèvres, imprimant au factionnaire, avec l’aide de sa pèlerine, une allure de derviche tourneur. À peine rétabli de façon stable sur ses grands pieds, celui-ci voulut se lancer à la poursuite de l’agresseur :

— Hé !… Vous là-bas, l’homme pressé ! Où allez-vous ?

Sur le point de s’élancer dans un escalier de bois poussiéreux, l’interpellé s’arrêta un instant :

— Je vais voir le commissaire Langevin ! lança-t-il, et je suis en effet très pressé. Ne vous dérangez pas pour moi !

Sans attendre la réponse, il escalada quatre à quatre deux étages, prit un couloir en homme qui connaît la maison, et fit envoler plus qu’il ne l’ouvrit une porte vitrée qui, dans l’aventure, faillit laisser une partie de ses carreaux. Après quoi, constatant que son but était atteint et que le personnage recherché siégeait bien derrière son bureau couvert de paperasses, il jeta sur le tout le journal plié à dessein et aboya : « Est-ce que vous pouvez m’expliquer ça ? » avant de se laisser tomber sur une chaise qui protesta contre un traitement si brutal.

Sans s’émouvoir, le policier leva sur l’intrus un regard gris tout juste un petit peu plus las que d’habitude. La lassitude était en effet son expression coutumière et si ses collègues de la Police Judiciaire savaient à quoi s’en tenir, il n’était pas rare qu’un malfaiteur se laissât prendre à cet air exténué pour s’apercevoir un peu trop tard qu’il cachait un esprit toujours en éveil et des réactions fulgurantes. Il n’était jamais bon de prendre Langevin pour un imbécile.

Repoussant le quotidien qu’il finissait de lire, celui-ci adressa un sourire aux tulipes citron que contenait son vase de barbotine verte, chercha sa pipe à tâtons et se mit à la bourrer avant d’accorder un regard au visiteur vêtu de tweed beige fatigué qu’il connaissait depuis trop longtemps pour se formaliser de ses manières. Cela fait, il alluma soigneusement le fourneau d’écume représentant une tête de Sioux – cadeau récent d’une amie américaine –, se laissa aller dans son fauteuil de cuir, tira deux bouffées avec une visible volupté et, enfin, soupira :

— Je me doutais bien que vous alliez me tomber dessus à un moment ou à un autre mais comme je comptais vous appeler, c’est toujours ça de fait. Cependant je ne vous attendais pas si tôt…

— Autrement dit, vous êtes plutôt content de me voir mais vous ne répondez pas à ma question. Alors, je répète : qu’est-ce que cette ineptie ?

— Si seulement je le savais ! D’abord croyez que je suis désolé. Je connais vos liens d’amitié avec Édouard Blanchard et j’imagine…

— Après, l’imagination ! Votre phrase est incomplète. Vous auriez dû dire : vos liens d’amitié avec Édouard Blanchard et sa femme. Qu’est-ce qui a bien pu vous faire croire que cette pauvre petite qui vénère son époux ait pu l’assassiner ?

— Les faits… et aussi les témoignages. Mais d’abord d’où arrivez-vous dans votre tenue de campagne ? Vous partez en voyage ?

— Non. J’en arrive. Tout juste débarqué du Rome-Express, j’ai buté à la gare de Lyon dans un petit crieur de journaux qui braillait ce titre insensé : « L’ancien diplomate Édouard Blanchard assassiné par sa femme ! » Je l’ai acheté et je me suis rué dans un fiacre pour être conduit ici. Pendant le parcours j’ai eu le temps de lire ! Et quand je dis que c’est insensé c’est parce que je n’ai pas d’autre mot sous la langue…

— Calmez-vous et écoutez-moi ! Il y a contre elle deux témoignages accablants.

— Ceux des domestiques ? J’ai vu ! Et vous croyez ces gens-là ?

— Difficile de n’en pas tenir compte lorsqu’ils sont aussi formels !

— Et le concierge ? Il n’a rien vu ? rien entendu ?

— Non. Il a cru entendre le bruit d’une voiture. Encore était-ce très vague avec la neige qui est tombée. En tout cas, on n’a pas demandé la porte, preuve que l’on avait la clef, ce qui est normal quand il s’agit du propriétaire ou tout au moins de son fils !

— Mais enfin, si j’ai bien compris ce que dit Mme Blanchard, son mari était parti pour Nice depuis deux jours. Quelqu’un a bien dû le voir monter en voiture avec des bagages ?

— Pas le concierge en tout cas ! Il était allé faire une course à ce moment-là…

— Tant pis !… Trouvons autre chose ! Par exemple, pour aller à Nice on prend le train et je ne vois pas Édouard voyager dans un wagon à bestiaux. Il a dû retenir un sleeping !

— Non, rien du tout ! En fait… il n’y a aucune trace du passage de M. Blanchard en gare de Lyon. Vous voulez une tasse de café ?

— Vous avez ça ?

— Nous sommes assez bien outillés.

Quittant sa table, le commissaire alla ouvrir la porte qui communiquait avec le bureau voisin et demanda :

— Ayez donc l’amabilité de nous apporter deux tasses de café, Pinson, sans oublier une troisième pour vous ! Puis, revenant à son visiteur, il expliqua : Ce garçon arrive à faire une mixture assez valable sur le poêle de son bureau. En y ajoutant un peu de mon vieux marc de Bourgogne ce n’est pas désagréable ! En même temps, ce cher Pinson vous racontera comment Mme Blanchard lui a faussé compagnie.

— Le journal dit, en effet, qu’elle s’est enfuie…

— Oui, mais il ne dit pas ce qu’elle a fait à mon inspecteur parce que j’ai exigé que la Presse ne soit pas au courant. Elle a déjà suffisamment tendance à ridiculiser la Police.

L’instant suivant – preuve que ledit café devait être tenu au chaud sur le poêle en question – l’inspecteur Pinson faisait son entrée précédé d’un plateau sur lequel reposait une cafetière émaillée, un sucrier et trois tasses. Langevin compléta l’ensemble en y ajoutant une bouteille d’allure vénérable qu’il sortit d’un cartonnier. Laquelle bouteille alluma une lueur d’intérêt dans l’œil du nouveau venu.

Présentations faites, Pinson, à la demande de son chef, raconta comment Orchidée s’était débarrassée de lui en l’assommant proprement avec un champignon à chapeaux avant de le bâillonner et de le ligoter…

— Croyez-moi, c’est une professionnelle, cette femme-là ! conclut-il. Belle comme une déesse mais capable des pires tours. Je me suis juré que personne d’autre que moi ne l’arrêterait ! Ce sera un vrai plaisir de lui passer les menottes !

— J’aimerais que vous réfléchissiez avant d’en venir là, fit doucement Antoine quelque peu réconforté par le chaud breuvage et surtout par les vertus roboratives du vieux marc.

— Réfléchir à quoi ? Elle est coupable, un point c’est tout ! assura le jeune policier.

— C’est aller un peu vite. Mon cher Langevin, je suppose que vous avez encore présents à la mémoire les événements de la fin de l’été dernier, l’assassinat du père Moineau et le coup de téléphone que je vous ai passé depuis Dijon en vous demandant de prévenir mon ami Édouard Blanchard du danger que représentait, pour lui et pour sa femme, cette Mandchoue nommée Pivoine.