— Rien n’est encore officiel pour ne pas gêner l’enquête. Cependant il résulte de certains examens qu’en dépit de témoignages plus ou moins sujets à caution, les mains de cette pauvre jeune femme sont pures. Ne m’en demandez pas plus et permettez que je me retire ! Au surplus vous n’y pouvez rien puisque vous ignorez comme moi où elle se trouve…

Agathe Lecourt offrit sa main à son visiteur sans rien dire. Pourtant, comme il se dirigeait vers la porte, elle l’arrêta :

— Encore une seconde, je vous prie !… Au cas… bien improbable… où il m’arriverait quelque nouvelle, où puis-je vous trouver ? Au Terminus ?

— Non. Je vais le quitter tout à l’heure pour reprendre mes habitudes…

— Et où sont-elles vos habitudes ?

— À l’hôtel du Louvre et de la Paix.

— J’aurais dû m’en douter. Vous êtes décidément un homme de goût… Espérons que nous aurons l’occasion de nous rencontrer un jour prochain.

Après le départ du peintre, Mme Lecourt resta un long moment immobile dans son fauteuil, plongée dans une profonde rêverie. Ce qu’elle venait d’entendre lui causait une grande perplexité mais aussi une sorte d’apaisement. Depuis que sa femme de chambre lui avait apporté, la veille, les journaux du matin avec son petit déjeuner, elle vivait une sorte de cauchemar fait de douleur, de colère et aussi d’une horrible soif de vengeance. Antoine Laurens venait de tout remettre en question et, du fond de son cœur déjà repentant, elle remercia silencieusement Dieu de l’avoir retenue au bord d’un crime…

Avec un soupir, elle se leva enfin, quitta le salon et traversa le hall pour rejoindre l’escalier. C’est alors que, relevant la tête, elle vit miss Price qui semblait l’attendre, debout sur l’une des dernières marches :

— Eh bien ? fit-elle.

Quand sa patronne employait un certain ton, la demoiselle de compagnie achevait de perdre le peu de moyens qu’elle possédait :

— Je… pardonnez-moi mais je m’inquiétais… Pas de mauvaise nouvelle, j’espère ?

Elle avait claironné sa question avec cette tendance qu’ont les gens craintifs à plonger dans l’insolence pour donner le change.

— Qu’est-ce qui vous prend ? dit la Générale un rien surprise. Pourquoi y aurait-il une mauvaise nouvelle ?

Violet Price devint ponceau, ouvrit la bouche, la referma puis, tortillant férocement son mouchoir entre ses doigts, finit par balbutier :

— Eh bien… je ne sais pas. Cette visite… si matinale…

— Vous n’avez jamais vu personne venir ici le matin ?

— Si mais… et puis il y a autre chose… cette… cette femme qui est là-haut… Elle… elle me fait peur !

— Je ne vois pas pourquoi. Elle ne vous a rien fait ?

— Non mais… je sens de mauvaises ondes. Elle… elle ne porte pas bonheur et…

— Et vous allez me faire le plaisir de vous calmer ! Allez dans votre chambre et sonnez Jeanne pour qu’elle vous apporte une bonne tasse de thé. Et puis tâchez donc de dormir ! Vous savez très bien que j’aime à régler seule mes affaires… Allez !

Le geste qui accompagnait le mot était suffisamment explicite. Violet n’insista pas, et la Générale la regarda remonter l’escalier d’un pas incertain puis se diriger vers sa chambre. Elle-même regagna ses propres appartements, alla prendre place dans son fauteuil préféré à côté de la fenêtre de son boudoir, puis sonna son maître d’hôtel :

— Allez me la chercher, Romuald ! dit-elle en tendant une clef prise dans sa table à ouvrage.

— Partons-nous toujours après le déjeuner ?

— Peut-être pas mais il faut d’abord que je lui parle ! Nous verrons ensuite…

— Bien, Madame !

Dans la chambre où elle était enfermée depuis la veille, Orchidée essayait toujours de comprendre ce qui lui arrivait. En reconnaissant à la gare sa compagne de voyage dans celle qui l’abordait, elle avait éprouvé une sorte de soulagement. C’était comme une réponse aux questions qu’elle se posait sur ce qu’il convenait de faire à présent. D’autant qu’en l’invitant à la suivre, Mme Lecourt arborait le plus aimable et le plus compréhensif des sourires…

— Je vous en prie, ne restez pas ici ! Vous y courez les plus grands dangers. Venez avec moi !

Une main amie qui se tendait, c’était vraiment ce qu’Orchidée, une fois de plus au bord du naufrage, souhaitait de mieux. Elle suivit celle qui lui apparaissait comme un bon génie, sortit avec elle de la gare et monta en sa compagnie dans une voiture fermée de grande apparence, sans d’ailleurs qu’on lui permît de chercher la moindre explication :

— Nous parlerons plus tard…

En fait, on ne parla pas du tout. Arrivées dans le jardin d’une grande demeure, la Générale la fit entrer, la guida jusqu’à une chambre située au deuxième étage… et l’y enferma purement et simplement. Toujours sans le moindre mot d’explication.

Des heures passèrent sans que personne pénétrât dans ce logis où rien ne manquait, pas même une salle de bains et des toilettes, pas même un repas copieux et tout servi. Par contre, l’unique fenêtre, si elle permettait d’admirer l’ordonnance parfaite d’un jardin, était munie de barreaux qui défiaient toute tentative d’évasion.

La nuit passa, lente, monotone, dans un silence que brisaient régulièrement l’horloge d’une église proche sonnant les heures et, parfois, l’aboiement lointain d’un chien ou la sirène d’un navire. Orchidée la vécut étendue tout habillée sur ce lit étranger, cherchant vainement un moyen de se tirer de ce piège inattendu. Quand elle avait constaté qu’on l’enfermait elle avait crié, appelé, protesté, tapé à coups redoublés sur le panneau de chêne ciré qui fermait sa prison. Pourtant la tension ne dura guère : son corps et surtout ses nerfs étaient à bout de force et elle choisit de se calmer, d’essayer autant que possible de prendre un peu de repos afin de faire face avec dignité à ce qui ne pouvait manquer de venir.

Quand le jour éclaira de nouveau sa geôle – bien meublée et très confortable au demeurant –, elle se leva, fit une toilette soigneuse, changea de linge et défroissa ses vêtements du mieux qu’elle put. Et lorsque enfin la porte s’ouvrit sous la main du maître d’hôtel, la jeune femme se trouvait assise bien droite sur une chaise près de la fenêtre, ses mains fines croisées sur ses genoux dans cette attitude de dignité qui était seule admise dans les palais de Ts’eu-hi et qui lui était familière depuis sa petite enfance.

— Venez ! fit le vieux serviteur. Madame vous attend.

Elle le suivit sans mot dire jusqu’à une pièce tendue de satin mauve et gris dont les meubles, à l’exception des sièges couverts de velours violet, supportaient une infinité d’objets en verre ou taillés dans des améthystes ainsi qu’une grande quantité de photographies plus ou moins jaunies dans des cadres d’argent. La Générale se tenait là, debout auprès d’une vitrine ouverte et maniant l’un après l’autre les bibelots qui s’y trouvaient.

— Asseyez-vous ! dit-elle sans même la regarder. Merci, Romuald ! Vous pouvez nous laisser…

— Je reste à portée de voix, Madame, au cas où…,

— … où je pourrais avoir besoin de votre aide ? Je ne crois pas que ce soit nécessaire.

Lorsque la porte se referma, Orchidée avait déjà repris son attitude favorite mais, tout en tenant sa tête fièrement redressée, elle la détournait afin de mieux contenir la colère que lui inspirait la vue de cette femme qui, sous l’apparence de la sympathie, s’était arrangée pour la capturer. Cependant elle parla et sa voix fut d’une froideur polaire :

— L’honorable dame, fit-elle avec une ironie méprisante, daignera-t-elle m’apprendre pour quelle raison elle m’a conduite ici et emprisonnée ? J’imagine que, dans un instant, la police sera là ?

— Non. Si j’ai pris la peine d’aller vous chercher alors que je savais, par les journaux, qui vous étiez, ce n’est certes pas pour vous livrer.

— Alors pourquoi ?

— Pour vous tuer !

En dépit de son empire sur elle-même, la jeune Mandchoue tressaillit et tourna les yeux vers cette petite femme ronde et imposante qui venait d’articuler ces terribles syllabes avec une parfaite tranquillité.

— Me tuer ?

— C’était du moins mon intention première. Je possède, dans le port, un petit navire rapide et, dans l’île de Porquerolles à quelque cinquante milles marins de Marseille, un domaine en partie désert qui domine les rochers et le grand large. Je comptais vous y emmener ce soir. Un endroit idéal pour faire disparaître quelqu’un…

— Je comprends. Quand partons-nous ?

— Je vous l’ai dit : c’était mon intention. J’ai changé d’avis.

— Pour quelle raison ?

— J’ai reçu… un renseignement selon lequel la police ne croirait pas réellement à votre culpabilité… Mais j’avoue que je vous admire. Vous venez de m’entendre dire que je voulais votre mort et vous vous êtes contentée de répondre : « Quand partons-nous ? » Je sais que les Mandchous sont de fiers guerriers dédaigneux en général du danger, mais vous êtes jeune, très belle… n’avez-vous pas peur de mourir ?

— Non. En perdant mon époux j’ai tout perdu et ma vie n’a plus de sens.

— Pourtant vous vous êtes enfuie quand vous avez compris que l’on allait vous arrêter ?

La jeune femme haussa les épaules avec lassitude :

— Avant mon mariage j’ai été élevée dans la Cité Interdite par notre souveraine vénérée, la grande Ts’eu-hi. Par amour, je l’ai trahie et je pensais retourner auprès d’elle pour obtenir son pardon. Elle a toujours été bonne pour moi et je l’aimais avant que…

En dépit de sa volonté, Orchidée ne put retenir une larme qui roula lentement sur son visage.

— Et la vengeance ? fit Agathe Lecourt. Elle ne vous est pas venue à l’esprit ? On vous tue votre mari et vous vous contentez de prendre le train ?

— Que pouvais-je faire d’autre ? On allait me mettre en prison… me juger, m’exécuter peut-être…

— En France on n’exécute plus les femmes depuis belle lurette. Nous sommes un pays civilisé…

— … pour qui je ne suis qu’une barbare sans doute ? Pour tous je suis la coupable idéale. Qui donc m’aurait écoutée, aidée ?

— Il me semble que vous avez des amis ?

— Pas beaucoup. Et m’en reste-t-il seulement à cette heure ? Les journaux ne me laissent guère de chances. Et d’ailleurs, vous dites qu’en ce pays on ne livre plus les femmes au bourreau. Alors pourquoi donc vouliez-vous me tuer ?

— Pour venger mon fils. J’étais… la véritable mère d’Édouard Blanchard…

Un silence soudain tomba entre les deux femmes, fait de stupeur chez Orchidée qui n’arrivait pas à en croire ses oreilles et se demandait si elle n’avait pas affaire à une folle. Pourtant, cette dame n’en avait pas l’air : elle demeurait assise, pleine de cette naturelle majesté qui, dans le train, avait impressionné la jeune femme, et elle la regardait calmement, attendant peut-être une quelconque explosion, une indignation… ou un éclat de rire ? Mais Orchidée n’avait pas envie de rire. Elle se sentait incroyablement lasse, découragée et pas très éloignée de penser que son cher époux avait été la seule personne douée de bon sens dans un pays peuplé de fous.

Ce fut presque machinalement qu’elle murmura :

— Je ne vois pas comment ce serait possible ?

Ces quelques mots parurent rendre vie au visage impassible de la Générale :

— Pourquoi ? demanda-t-elle doucement.

— Je ne sais pas mais c’est l’évidence. Mon mari m’a parlé de sa famille à plusieurs reprises… de son père, de sa mère, bien sûr, et aussi de son frère et je ne…

— Vous les connaissez ?

— Non. Ils ne m’ont jamais acceptée donc jamais reçue. Si je connais un peu leurs visages, c’est à cause des portraits qu’Édouard m’a montrés… qui ne sont pas peints.

— Des photographies ?

— Oui. Je crois qu’il a été malheureux de leur refus car il les aime et moi j’ai regretté leur dureté. Pas parce que je souhaitais les rencontrer mais parce que Édouard avait de la peine. Si ce que vous dites était vrai, il en aurait eu moins et m’aurait parlé de vous…

— Il n’y avait aucune raison. Il n’a jamais su que j’existais, bien que je sois la cousine germaine de sa mère. Une brouille est intervenue peu de temps après sa naissance. J’ajoute que, s’il était à votre place aujourd’hui, il réagirait exactement comme vous : il ne me croirait pas. Il n’empêche que vous êtes bien réellement ma belle-fille et qu’à présent j’attends que vous me racontiez ce qui s’est passé au juste avenue Velazquez !

Le ton redevenu impératif choqua la jeune Mandchoue : le respect dû à une belle-mère était l’une des lois les plus intransigeantes dans l’éducation d’une fille de sa race. La nouvelle épousée, en entrant dans la demeure de son époux, se devait d’oublier ses propres parents pour servir, le mot n’est pas trop fort, la mère de son mari plus affectueusement encore que la sienne propre. Ts’eu-hi elle-même, lorsqu’elle était entrée comme concubine de l’empereur Hien-Fong, avait commencé son ascension vers le trône en se rendant indispensable et en couvrant de soins aussi attentifs qu’intéressés celle qui avait donné le jour à son maître. Orchidée, pour sa part, s’était préparée de longue date à ce genre d’attitude, facilitée pour elle sans doute par le fait qu’elle n’avait jamais connu sa propre mère et, en devenant la femme d’Édouard Blanchard, elle ne souhaitait rien de mieux que se montrer une belle-fille prévenante et même soumise. On n’avait pas voulu d’elle, c’était un fait, mais à l’heure présente elle ne se sentait pas disposée à rendre les mêmes devoirs à cette parfaite inconnue qui prétendait exercer sur elle des droits qu’ayant vécu en Chine elle devait connaître parfaitement. Aussi se contenta-t-elle de répondre d’une voix courtoise mais ferme :