Si les yeux d’Orchidée s’agrandirent, ce ne fut pas d’étonnement : elle savait Pivoine capable de tout. Ce qu’elle éprouvait c’était de l’horreur :

— Il est mort ? fit-elle machinalement.

— Difficile de survivre dans l’état où on l’a mis ! Malheureusement pour sa femme, elle l’a vu et elle est actuellement à l’hôpital à demi folle. Vous voyez que nous avons du nouveau !

— Je vois, oui… et… qu’allez-vous faire de moi à présent ?

— Rien du tout… enfin, je veux dire que vous êtes libre. Les charges qui pesaient contre vous tenaient tout entières dans le témoignage de vos gens. D’autre part on a retrouvé sur le poignard plusieurs empreintes digitales… sauf les vôtres.

— Empreintes… digitales ? Qu’est-ce que c’est ?

— Je vous expliquerai, intervint la Générale. Notre police possède à présent des moyens extraordinaires pour identifier les coupables…

— … enfin, nous avons le témoignage d’une voisine qu’une rage de dents tenait éveillée : dans la nuit du 22 au 23 janvier, vers trois heures du matin, elle a vu une voiture s’arrêter devant chez vous et deux hommes en sortir. Ils semblaient en aider un troisième à se tenir debout. Tout ce monde est entré dans votre maison. Sur le moment, elle n’y a pas attaché tellement d’importance : après une soirée entre hommes au cercle ou ailleurs, il n’est pas tellement rare que l’on doive ramener un camarade qui a trop bu. Et puis elle souffrait beaucoup et, tôt le lendemain matin, elle a demandé un congé à ses patrons pour rentrer chez elle, à Caen, afin de consulter le seul dentiste en qui elle eût confiance. Là-bas, elle a lu un journal et un détail lui est revenu à l’esprit, quelque chose de bizarre : tandis qu’on descendait le soi-disant ivrogne, son chapeau haut de forme est tombé. On le lui a remis très vite mais cette femme a cru voir que le malheureux portait quelque chose sur la bouche qui faisait le tour de sa tête. De loin et dans la nuit cela pouvait passer pour une barbe, mais son esprit a travaillé inconsciemment là-dessus et elle en a parlé à sa maîtresse qui a eu le bon esprit de me l’envoyer avec un mot de sa main faisant appel à ma discrétion surtout vis-à-vis de la Presse.

— Mais qu’est-ce que cela pouvait être ? demanda ingénument Orchidée.

Mme Lecourt, elle, venait de comprendre et, à la stupeur du commissaire, elle devint soudain très pâle :

— Cela veut dire… qu’Édouard était encore vivant… et qu’on l’avait bâillonné ? Quelle horreur, mon Dieu !… Quelle horreur !

Avant que les deux autres aient pu faire un geste, elle glissait de sa chaise, sans connaissance. Orchidée se précipita pour lui porter secours.

— Fouillez dans son sac ! Elle doit bien avoir des sels d’ammoniaque ! conseilla Langevin avant de courir appeler le médecin légiste – le seul qu’il eût sous la main !

Ce digne fonctionnaire n’eut pas à intervenir. Grâce à Pinson arrivé au premier appel de son chef pour enlever la Générale et la déposer sur la banquette placée au fond du bureau du commissaire, celle-ci reprit ses sens rapidement. Elle avait les joues un peu rouges : les deux claques, bien qu’appliquées respectueusement par l’inspecteur, étaient plus vigoureuses qu’il ne l’aurait souhaité. Mme Lecourt ne s’en formalisa pas et accepta avec grâce le petit verre de marc qu’il lui mit dans la main pour se faire pardonner et qu’elle avala d’un trait.

— Est-ce bête de tourner de l’œil ainsi pour un oui ou pour un non ? fit-elle avec un petit rire nerveux. Je ne sais pas ce que j’ai depuis quelque temps.

— Vous êtes souffrante, murmura Orchidée. Il faut vous reposer au plus vite !

— Vous en avez plus besoin que moi, ma petite. Que faisons-nous à présent ?

— Je ne peux malheureusement vous faire reconduire chez vous, Madame Blanchard, dit Langevin à Orchidée. Votre beau-frère qui est là depuis deux jours a demandé que les scellés soient posés sur les pièces principales. Les Mouret devaient se contenter de la cuisine…

— De toute façon, il ne peut en être question ! coupa la Générale. L’épreuve serait trop rude pour Mme Blanchard. Faites-nous conduire à l’hôtel Continental, rue de Castiglione. C’est là que je descends toujours lorsque je viens à Paris.

Lorsque Pinson fut parti chercher une voiture, Orchidée s’approcha de Langevin et demanda timidement :

— Qui a tué mon époux, Monsieur le Commissaire ?

— En toute franchise, je n’en sais rien. En dépit de ce que vous avez entendu, il ne faut pas rejeter entièrement la piste de cette Pivoine. Le meurtrier peut être un complice. En dehors de cela…

Il eut un geste évasif qu’il accompagna d’un soupir plein de lassitude destinés tous deux à masquer, aux yeux de cette pauvre jeune femme, ses intentions profondes : fouiller jusque dans ses racines la vie d’Édouard Blanchard. Mais Orchidée avait encore quelque chose à demander :

— Je voudrais savoir… où est enterré mon époux ?

— Les funérailles n’auront lieu que demain. Votre beau-frère, M. Étienne Blanchard, qui est arrivé il y a deux jours, en a reçu l’autorisation et s’en est occupé. Le service aura lieu à dix heures en l’église Saint-Augustin, dans l’intimité bien sûr. Étienne Blanchard est venu seul, sa mère ne pouvant quitter le chevet de son époux qui est très malade…

— Son père ?… Je suis certaine que la lettre électrique disait sa mère !

— Eh bien, disons que c’est une bizarrerie de plus dans cette histoire !.. Après la messe, le corps sera transféré à la gare de Lyon pour gagner Marseille où se trouve, si j’ai bien compris, le caveau de famille…

— Je le connais, dit Mme Lecourt. Il est voisin du nôtre…

— Si vous désirez vous entretenir avec votre beau-frère… commença Langevin tout de suite arrêté par Orchidée :

— Non. À aucun prix ! Je n’ai rien à dire à un membre de cette famille qui m’a ouvertement méprisée et qui a poussé la cruauté jusqu’à rejeter mon cher Édouard. Je suppose d’ailleurs que ce sentiment est réciproque… Cependant j’assisterai à la cérémonie, que cela plaise ou non.

— Nous y serons ! affirma la Générale en glissant son bras sous celui de la jeune femme. Venez, à présent, il nous faut songer à nous procurer des vêtements de deuil… Pendant que j’y pense : Édouard a-t-il laissé un testament ?

— Oui. Déposé chez un notaire dont je vais vous donner l’adresse et qui le garde sous séquestre jusqu’à la fin de l’enquête mais qui recevra prochainement la mainlevée. C’est vous qui héritez, Madame, et il s’agit d’une assez jolie fortune si j’ai bien compris.

Les deux femmes allaient sortir, il les rappela en se traitant mentalement d’imbécile. Le charme de cette jeune Chinoise opérait décidément sur lui d’inquiétante façon s’il le poussait à de tels oublis !

— Pardonnez-moi, mais il y a tout de même un petit détail que je dois régler avec vous avant que vous ne partiez.

— Lequel ? murmura Orchidée dont les grands yeux sombres s’emplissaient déjà d’anxiété.

— L’agrafe de l’empereur Kien-Long ! Si vous me la remettez immédiatement j’arrangerai les choses avec le musée. Nous dirons que… vous pensiez seulement reprendre le bien de votre pays.

— C’est la vérité ! s’écria la jeune femme avec hauteur. Il n’y a dans cette maison que des objets volés à nos palais ou à ceux du Mikado.

— Sans doute mais, selon notre façon de voir les choses et dans l’état actuel de l’affaire, c’est vous la voleuse. Alors ou bien vous me donnez le bijou et on n’en parle plus, ou bien je me vois dans l’obligation de vous faire fouiller… et de vous arrêter.

Orchidée comprit qu’elle était battue et qu’elle ne pourrait rapporter à sa vieille souveraine le joyau pour lequel elle eût éprouvé tant de joie. Son retour auprès d’elle se ferait sûrement dans des conditions plus difficiles. Sous l’œil médusé de sa compagne, elle tira de son manchon le petit paquet de soie qui enveloppait l’agrafe et le tendit au commissaire :

— Je suppose que je dois vous remercier ?

— Je conçois que ce soit difficile, cependant vous devriez. Je vous évite de gros ennuis…

Lorsque les deux femmes eurent quitté son bureau, le commissaire déballa l’objet et le tint un instant entre ses doigts. Une belle chose en vérité ! Qui faisait grand honneur à l’habileté des artistes chinois. Et ce fut avec un certain respect qu’il le déposa sur sa table, près du vase de fleurs, avec l’intention d’en réjouir sa vue pendant quelques heures. Il ne le rapporterait qu’un peu plus tard au musée Cernuschi. Même un policier pouvait bien avoir droit à des petits moments de bonheur !

Il était en pleine contemplation quand un planton vint lui annoncer Antoine Laurens…


Quelques minutes avant dix heures, le lendemain matin, Orchidée et Mme Lecourt, enveloppées jusqu’aux talons dans les voiles rituels du deuil, pénétraient dans la grande église byzantino-italienne, chef-d’œuvre récent de l’architecte Baltard, où l’on allait célébrer le service funèbre d’Édouard Blanchard. Un ordonnateur des pompes funèbres en culotte courte, bas de soie, cravate blanche et ample cape noire, vint à leur rencontre, s’inclina, prit des mains de la jeune femme le gros bouquet de cattleyas mauves[3] que la Générale lui enjoignit de déposer sur le cercueil lorsqu’il arriverait et enfin les conduisit au premier rang des chaises et prie-Dieu disposés à gauche du catafalque drapé de noir et d’argent. Somptueux et dérisoire, flanqué de grands cierges blancs, il occupait le centre de la nef.

Sinon pour la visiter, la princesse mandchoue n’était jamais entrée dans une église. Son époux, sachant bien que sa conversion n’était que de façade, s’était abstenu de tout prosélytisme et ne l’y entraînait que lorsqu’il s’agissait d’admirer une œuvre d’art majeure. Et, bien que ce fût la paroisse de son domicile, elle ne connaissait pas Saint-Augustin qui, d’ailleurs, ne lui plut pas. Il y manquait l’obscurité des temples chinois animée par les seules flammes des chandelles et l’or des statues. Cette maison du dieu des chrétiens ressemblait à un décor de théâtre avec ses vitraux colorés qui laissaient entrer la lumière et le riche baldaquin érigé au-dessus du maître-autel. Les grandes tentures noir et argent tombant des colonnes de fonte où s’appuyait la voûte n’arrangeaient rien et pas davantage l’odeur de cire et d’encens refroidi. En outre, il n’y avait presque personne, seulement des curieux attirés par l’apparat funéraire déployé depuis le porche et qui annonçait un mort fortuné. Apparemment Étienne Blanchard tenait à faire les choses sur un grand pied, au vif regret de la jeune veuve qui, connaissant les goûts de son époux, aurait préféré plus de simplicité. L’impression de se trouver dans une salle de spectacle avant que la scène ne s’éclaire et que le rideau ne se lève !… C’était pour bientôt, d’ailleurs, car un bedeau s’activait à allumer les cierges…

Le bruit d’une hallebarde retombant sur le dallage renforça cette sensation. Aussitôt les grandes orgues déchaînèrent une tempête de sons majestueux qui firent couler un frisson le long du dos de la jeune femme. Bien que l’église fût chauffée, elle avait froid jusqu’à l’âme et, dans leurs gants de fil, ses doigts glacés se crispèrent. La main de sa compagne, en se posant dessus, lui rendit un peu de chaleur et de courage au moment où retentissait le pas lourd, rythmé, mesuré des hommes qui portaient le cercueil, un coffre d’acajou à ferrures d’argent, qu’ils firent glisser sous les draperies du catafalque avant de disposer autour quelques couronnes. Les fleurs d’Orchidée furent déposées sur le dessus.

Certains personnages vinrent à la suite, inconnus pour la plupart, qui disparurent derrière le monument de drap et de galons. Cependant Orchidée reconnut Antoine Laurens auprès du commissaire Langevin. Quant à l’homme grand et mince qui venait en tête du cortège, elle ne fit que l’entrevoir. Juste assez pour constater qu’il était aussi brun qu’Édouard était blond et d’aspect plus fragile. Le profil un instant aperçu était fin et nettement découpé.

Tant que dura le service, la jeune veuve, sourde et aveugle, laissa enfin sa douleur l’envahir et ses larmes couler. Depuis la découverte du corps sans vie de son époux, elle vivait un cauchemar qui ne lui accordait ni trêve ni repos. Il lui fallait songer à elle d’abord, à sa sécurité. Obéir à cette panique, soulevée par la méchanceté de ceux qui l’entouraient, qui la poussait à fuir, aussi vite que possible, aussi loin que possible ! Ni dans ses heures de veille ni dans celles si angoissées du sommeil elle n’avait trouvé de temps pour les larmes et pour le chagrin, mais maintenant, isolée derrière ces crêpes funèbres qui la faisaient invisible, elle pouvait sonder enfin la blessure de son cœur et s’effrayer de la trouver si profonde. Seule, la présence de cette terrible femme dont elle ne parvenait pas à deviner le visage mais dont le coude touchait le sien lui apportait quelque réconfort parce que leurs souffrances se rejoignaient. À la voussure un peu tremblante des épaules, Orchidée devina que Mme Lecourt pleurait, aussi douloureusement qu’elle-même sans doute, l’enfant qu’on ne lui avait pas permis de regarder grandir.