La jeune veuve n’entendait rien des chants, de la musique ou des paroles rituelles prononcées dans une langue qui lui était étrangère. Du fond de sa mémoire elle laissait remonter le souvenir des heures si douces passées auprès d’Édouard, de ces belles heures d’amour qui se concluaient là, dans cette nef froidement solennelle. Le corps qu’elle connaissait si bien et qui lui avait donné tant de joies n’était séparé du sien que par quelques planches et quelques bouts de tissu et cependant à jamais inaccessible. Saisie d’une soudaine envie de s’en rapprocher, de réduire la distance, elle ôta son gant, étendit une main presque implorante qui vint toucher le drap comme s’il était un vêtement, espérant follement que, dessous, il restait un peu de vie et de chaleur. Si souvent, pour entrer dans un lieu public ou pour une promenade, elle avait posé sa main sur la manche d’Édouard ! Le geste était le même mais, cette fois, il n’y eut pas de doigts fermes et chauds pour enfermer les siens, comme Édouard le faisait toujours… Un sanglot monta de sa gorge, si déchirant qu’il la plia en deux sur l’appui du prie-Dieu et que Mme Lecourt, inquiète, entoura ses épaules d’un bras maternel :

— Du courage, ma petite ! Pensez qu’un jour vous le retrouverez par-delà la mort… C’est bientôt fini !

Le service, en effet, s’achevait. Il y eut la voix pompeuse du maître de cérémonie annonçant que la famille, vu les circonstances, ne recevrait pas de condoléances, puis une main gantée de noir qui se tendait vers Orchidée pour la conduire dans une chapelle latérale tandis que les quelques assistants aspergeaient le catafalque d’eau bénite.

À travers son voile, Orchidée vit un groupe d’hommes et, pour la première fois, elle se trouva en face de son beau-frère.

Elle devait passer devant lui pour gagner la place qu’on lui désignait et bénit les étranges traditions du deuil occidental qui lui permettaient de dissimuler son visage tandis que celui de l’autre s’offrait à découvert. Elle vit, portée sur des épaules un peu tombantes, une tête casquée de cheveux noirs aux pommettes hautes, à la bouche fine surmontée d’une mince moustache et aux yeux sombres que la profondeur des orbites cernées d’épais sourcils presque rectilignes rendait insondables. Néanmoins ces yeux étaient fixés sur elle et la regardaient s’approcher. Alors, cherchant l’appui du bras de sa compagne, elle se redressa de toute sa taille, refusant de passer devant lui dans une attitude vaincue, même si c’était par la souffrance. Cet homme n’était peut-être pas encore tout à fait certain de son innocence et elle entendait l’ignorer. Ce fut lui qui s’avança à sa rencontre.

— Madame, fit-il après un bref salut, j’aurais souhaité vous accompagner demain chez le notaire pour mettre ordre à vos affaires, mais vous comprendrez sans peine que je dois à mon frère de l’escorter jusqu’à sa dernière demeure… ce que vous ne sauriez faire. Vous voudrez bien m’excuser !

Les paroles étaient à peine courtoises mais la voix étrangement douce, moelleuse même et légèrement chantante. Elle était agréable à entendre, pourtant Orchidée n’y fut pas sensible :

— J’ai toute une vie, Monsieur, pour pleurer sur le tombeau de mon époux, dit-elle lentement comme si elle cherchait ses mots. – À cet instant, d’ailleurs, elle éprouvait une difficulté bizarre à s’exprimer en français mais ce ne fut qu’un instant. – J’espère que vous saurez l’entourer des soins que j’aurais voulu lui donner.

Ayant dit et sans attendre de réponse, elle inclina brièvement la tête et alla prendre place de l’autre côté de la chapelle, marquant ainsi son intention de ne pas poursuivre plus longtemps le dialogue.

Un moment plus tard, debout en haut des marches de l’église et indifférente à la petite foule qui en battait les abords, elle regardait la longue boîte vernie disparaître dans le fourgon mortuaire quand un bras s’empara du sien et une voix familière chuchota près de son oreille :

— Rentrez avec moi dans l’église, Orchidée ! Une voiture nous attend près de la petite porte… dit Antoine.

Arrachée à ses souvenirs, elle tressaillit, voulut se dégager :

— Mais… pourquoi ?

— Regardez ces gens ! Ce sont des journalistes. Dans un instant, ils vont vous sauter dessus.

Il avait raison : un groupe composé de quelques hommes et d’une femme, certains avec un appareil photographique, escaladait le perron, bousculant sans ménagement les personnes qui sortaient de l’église et les employés des pompes funèbres… Orchidée, cependant, résistait machinalement. Le commissaire s’en mêla :

— Emmenez-la ! ordonna-t-il. Je vais m’occuper de ces gens.

Et, tandis que le peintre entraînait les deux femmes vers le fond du péristyle, il s’avança au-devant de la meute, les bras en croix :

— Un peu de calme, mesdames messieurs ! Et surtout un peu de respect pour la mort ! Je suis le commissaire Langevin et me voici prêt à répondre à vos questions, dès que le fourgon se sera éloigné.

— On vous connaît, cria quelqu’un. Vous savez mieux poser les questions qu’y répondre…

— Essayez toujours !

— Oui, fit la femme, et pendant que vous nous lanternerez elle va filer par une autre porte !

— De toute façon vous n’en obtiendrez rien. J’ai fait garder toutes les issues. Alors à vous de choisir : quelque chose ou rien ?

— Ça va, Commissaire ! On prend. Alors première question : pourquoi n’avez-vous pas arrêté cette femme ?

— Si c’est de Mme Blanchard que vous voulez parler, j’ai pour cela la meilleure des raisons : elle n’est pas coupable.

Pendant que le dialogue s’installait, houleux, entre les grilles de l’église, le fourgon suivi d’une voiture portant Étienne Blanchard s’éloignait et Antoine entraînait au pas de course le long d’un déambulatoire Orchidée et Mme Lecourt bien obligée de suivre en dépit des protestations qu’elle n’osait pas formuler dans un lieu sacré… mais qui éclatèrent dès que l’on fut installé dans la voiture. Celle-ci, en effet, attendait et partit aussitôt pour rejoindre la rue de Miromesnil et éviter ainsi la place Saint-Augustin.

— Après ce que vous avez fait, vous osez encore vous imposer ? s’écria-t-elle en relevant son voile pour mieux se faire entendre. Il vous va bien de jouer les chevaliers alors que vous avez eu la lâcheté de nous dénoncer toutes les deux !

— Je n’ai rien dénoncé du tout, Madame la Générale… et ne cherchez pas votre parapluie : je me suis assuré que vous ne l’aviez pas.

— Comment voulez-vous que l’on vous croie alors que tout le monde, devant chez moi, a pu vous voir en compagnie de la police ?

— J’y étais, c’est vrai, mais je n’ai jamais « rapporté » même quand j’étais petit. D’ailleurs qu’aurais-je pu dire ? Vous m’avez si bien roulé dans la farine lorsque je suis allé vous voir ! Je n’imaginais pas un seul instant qu’Orchidée pût être chez vous et c’est la raison pour laquelle je suis allé voir le commissaire Perrin : je voulais savoir s’il avait des nouvelles et surtout si l’inspecteur Pinson était arrivé. C’est celui-ci qui m’a mis au courant et qui m’a invité à le suivre. Ce que j’ai accepté sans hésiter avec la pensée de pouvoir apporter mon aide à l’épouse malheureuse d’un homme que j’aimais beaucoup. Vous ne m’avez même pas laissé le temps de dire trois mots…

— Il semble que vous soyez en train de vous rattraper. Avez-vous encore quelque chose à ajouter ?

— Oui. Si quelqu’un vous a trahie ce n’est pas moi. Cherchez ailleurs !

— C’est ce que je vais faire. Où nous conduisez-vous ?

— À l’hôtel Continental. C’est bien là que vous résidez ?

— En effet. Merci de votre obligeance.

Détournant la tête, Mme Lecourt se désintéressa de ce qui se passait à l’intérieur, regardant ostensiblement par la portière. Antoine en profita pour revenir à Orchidée qui, figée dans son coin, la tête appuyée au drap prune de la voiture, n’avait plus l’air de vivre. Son voile noir était si lourd que son souffle ne le soulevait même pas. Doucement, Antoine le releva et découvrit le visage même du désespoir : les larmes coulaient des yeux clos sans que la jeune femme essayât seulement de les essuyer. Il tira son propre mouchoir et, à petites touches comme s’il parachevait un portrait, il les épongea :

— Orchidée ! murmura-t-il. Tout ne s’arrête pas là… Il faut songer à vivre…

Elle n’avait même pas l’air de l’entendre et il n’osa pas prononcer d’autres paroles. Peut-être parce que tout ce qu’il aurait pu tenter lui semblait fade et peu convaincant. Que dire à cette plante déracinée qui avait réussi à refleurir dans un sol étranger et dont l’arbre auquel elle s’appuyait venait d’être abattu ? Qu’est-ce qui pourrait bien l’intéresser encore dans ce pays où, depuis son arrivée, elle ne rencontrait guère de sympathie ?

Il cherchait toujours quand la voiture s’arrêta dans la cour d’honneur de l’hôtel. Un voiturier galonné se précipita aussitôt pour ouvrir la portière. À cet instant la Générale se tourna vers Antoine :

— Si vous n’avez rien de mieux à faire, voulez-vous déjeuner avec nous ? Je vous dois bien ça.

Le ton était si raide que l’invité faillit refuser mais cette fois Orchidée ouvrit les yeux :

— Acceptez ! Cela me fera plaisir.

Il s’inclina sans répondre puis sauta à terre pour aider les dames à descendre et payer le fiacre tandis qu’elles pénétraient toutes deux dans le grand hall.

Lorsqu’elles s’approchèrent de la réception pour demander leurs clefs, un jeune homme, coiffé d’une auréole de feutre bosselée disposée artistement autour d’une tignasse bouclée d’un joli blond et qui se tenait accoudé un peu plus loin, arracha son chapeau et bondit sur Orchidée qui ne l’avait pas vu venir :

— Vous êtes bien Madame Blanchard ? Excusez-moi mais je représente le journal le Matin et je voudrais vous demander…

Il n’eut pas le temps d’en dire plus. En trois sauts Antoine l’avait rejoint, l’empoignait par le bras et l’entraînait derrière une jardinière de plantes vertes.

— Pas question de l’embêter, Lartigue ! Fiche-lui la paix. Elle en a assez enduré comme ça !

— Tu en as de bonnes, toi ! Qu’est-ce que tu crois que va dire mon rédacteur en chef ? Tu te rends compte ? Une belle et mystérieuse princesse chinoise…

— Mandchoue !

— Si tu veux. Donc je reprends : une belle et mystérieuse princesse mandchoue qui trucide son époux puis prend la fuite puis…

— Qui est-ce qui t’a indiqué le Continental ?

— Ça, ça fait partie de mes petits secrets.

— Alors, si tu es aussi bien renseigné, tu dois savoir que Langevin est tellement persuadé de son innocence – d’ailleurs il vient de le dire ! – qu’il la laisse libre ?

Robert Lartigue sourit, ce qui ajouta un petit plus au côté angélique de son visage rond éclairé par deux yeux tout aussi ronds mais d’un bleu candide. Simple apparence, d’ailleurs, mais qui lui valait de grands succès auprès des âmes simples car, en réalité, fouineur et astucieux comme pas un, c’était un redoutable traqueur de nouvelles et quelques-uns de ses reportages lui avaient apporté une assez flatteuse réputation.

— C’est vrai, je sais ça aussi ! fit-il avec majesté. Et je n’avais pas l’intention de poser des questions venimeuses.

— Tes questions sont toujours venimeuses quand tu flaires un gibier. Écoute, je te propose un marché.

— Lequel ? fit le journaliste méfiant.

— Tu dînes chez moi ce soir, je te dis tout ce que je sais, et tout ce que je pourrai apprendre de nouveau tu en auras l’exclusivité.

— Jusqu’ici ça va. Mais… car il y a un mais… n’est-ce pas ?

— Tu essaies de tenir à distance tes envahissants confrères. Ça aussi tu sais le faire : une bonne fausse nouvelle qui les enverrait le plus loin possible ? À Carcassonne, par exemple…

— Pourquoi pas en Chine ?… Bon, ça me va ! Marché conclu. Je serai chez toi à sept heures.

— Parfait. Moi je rejoins ces dames : je suis invité à déjeuner.

Lorsqu’il pénétra dans l’appartement des deux femmes, celui dont le magnifique salon donnait à la fois sur la rue de Rivoli et la rue de Castiglione, Antoine eut l’impression de franchir le seuil d’un autre monde. En dépit de la neige qui recommençait à tomber sur Paris et donnait au jardin des Tuileries une apparence polaire, il y régnait une douce température. Le feu flambait dans la cheminée et les vases pleins de fleurs apportaient leur splendeur avec un air de fête renforcé par les boiseries et le plafond rehaussé d’or.

À l’entrée du jeune homme, Mme Lecourt surveillait un serveur occupé à dresser une table près de la cheminée tout en consultant le menu qu’il lui avait remis. Elle l’invita à s’asseoir, lui annonça qu’Orchidée était en train de se changer et lui proposa une coupe de champagne :