— Ça n’a pas l’air d’aller ? Tu as des soucis ?

— Plutôt, oui… il faut que tu me rendes un grand service.

— Encore ? Tu as de la chance d’avoir une aussi bonne cave, sinon je filerais sans demander mon reste. Est-ce que tu te rends compte que, depuis ce matin, tu n’arrêtes pas de me demander des services ? Alors que je te n’ai pas vu depuis des mois !

— Quand on aime on ne compte pas ! Et il s’agit de Mme Blanchard…

— Ça change tout ! fit Lartigue occupé à mirer dans la lumière la robe à peine dorée de son bourgogne. Je suis tout ouïe !

— Je vais t’apprendre ce que je sais mais, bien sûr, pas question d’en faire passer une ligne dans ton canard avant que je ne te le dise. En échange je voudrais que tu la surveilles un peu. Je suis persuadé qu’elle est en danger et je suis obligé de quitter Paris demain.

— Encore ? Mais tu ne tiens pas en place ! Et où vas-tu cette fois ?

— Madrid ! Portraiturer l’infante Maria-Térésa pour faire plaisir à son frère le roi Alphonse XIII. Une commande urgente de notre gouvernement qui veut faire l’aimable !

— Incroyable cette passion des républicains pour les têtes couronnées ! Nos gouvernants ne sont jamais si heureux que lorsqu’ils peuvent se pavaner dans une calèche découverte à côté du chapeau à plumes d’une reine ou des grands cordons d’un roi. En tout cas, il n’y a pas de quoi faire une tête pareille : ça devrait tout de même te rapporter quelque chose ?

— Il ne manquerait plus que ça ! Alors, tu acceptes ?

— Cette question ! Raconte ton histoire, mon fils !

Antoine parla longtemps, ce qui permit au journaliste de manger les trois quarts du pâté de gélinotte et de vider une première bouteille, mais l’œil attentif qu’il tenait fixé sur son ami disait combien il était intéressé.

— Je ferai de mon mieux ! conclut-il quand Antoine entreprit de se nourrir à son tour. Dans un sens cela me sera plus facile qu’à toi puisqu’elle ne me connaît pas.

— Méfie-toi ! Elle t’a déjà remarqué dans le hall de l’hôtel et je crains que tu ne sois inoubliable.

Néanmoins, en se couchant, vers minuit, Antoine se sentit un peu rassuré. Lartigue était habile, prudent et discret lorsqu’il le fallait. En outre, cette histoire de portrait étant destinée uniquement à cacher une mission beaucoup plus occulte, il espérait bien ne pas s’attarder trop longtemps sous le ciel de Castille… Demain, avant de partir, il téléphonerait à Mme Lecourt et à Orchidée pour les saluer et annoncer une courte absence.

Malgré cela, il ne réussit pas à fermer l’œil de toute la nuit. S’il arrivait quelque chose à Orchidée, il ne se le pardonnerait jamais…

CHAPITRE VII

LES GENS DE L’AVENUE VELAZQUEZ

L’étude de Me Dubois-Longuet, notaire boulevard Haussmann, était un modèle du genre : bureaux clairs et bien rangés fleurant l’encaustique, équipés de machines à écrire du type le plus récent et occupés par un personnel tiré à quatre épingles. Quant au cabinet du tabellion, il offrait avec ses confortables meubles anglais, son tapis épais et ses grands rideaux de velours vert une ambiance feutrée tout à fait propre à mettre le client en confiance, à établir des liens cordiaux avec les gens de bien, à impressionner les aigrefins et, enfin, à apporter l’apaisement d’un cadre ouaté lors de certaines lectures de testaments plus ou moins houleuses. Il y avait même, derrière les portes d’un cabinet ancien, tout ce qu’il fallait pour venir à bout d’un évanouissement ou pour célébrer un accord, une affaire réussie. Me Dubois-Longuet lui-même, avec ses jaquettes toujours admirablement coupées, ses manchettes et ses cols à coins cassés d’une éclatante blancheur, sa chaîne de montre en or, offrait une image de prospérité rassurante qu’il renforçait en laissant tomber négligemment dans la conversation que son étude, affaire de famille s’il en fut, remontait à Louis XV. Au physique, c’était un homme d’une cinquantaine d’années, grand et fort, pourvu d’un sourire aimable, de jolis yeux noisette et de ce teint légèrement fleuri qui est l’apanage d’un bon vivant.

Il connaissait déjà Mme Blanchard pour l’avoir rencontrée chez elle le jour où Édouard, désireux de le présenter à sa femme « en cas de besoin », l’avait invité à déjeuner. Il en gardait un grand souvenir car, fort amateur de beauté féminine, il fut charmé par celle de la jeune femme et trouva, pour l’en complimenter, une ou deux jolies phrases tirées de l’épais dictionnaire des citations qu’il s’était composé depuis l’adolescence.

Cependant, il n’en fut pas moins impressionné lorsqu’elle pénétra dans son cabinet et releva le voile qui tombait de son chapeau. Le visage qu’il découvrit n’était plus celui de la souriante et exquise hôtesse des jours heureux mais celui, impénétrable et froid, d’une altesse asiatique venue chez lui pour accomplir une corvée. Son salut, lorsqu’il s’inclina sur sa main, s’en ressentit et fut plus profond que d’habitude.

— Vous avez désiré me voir, Maître ? dit Orchidée.

— En effet. N’est-il pas temps, Madame, que vous preniez connaissance des dispositions testamentaires prises par votre mari ? Et puisqu’à présent plus rien ne s’y oppose… Voulez-vous prendre place ? ajouta-t-il en désignant un grand fauteuil d’acajou et de cuir disposé en face de son bureau.

Elle s’y posa dans l’attitude qui lui était coutumière tandis que, pour meubler le silence qu’elle lui imposait, le notaire parlait, parlait tout en faisant mine de chercher sur sa table un dossier dont il savait parfaitement où il se trouvait :

— Il ressort de ce testament, ajouta-t-il en tapant de son index replié sur le cahier de feuilles, que vous vous trouvez seule et unique héritière des biens de feu Édouard Blanchard, votre époux regretté. Des biens qui, croyez-moi, ne sont pas négligeables…

— Vraiment ? fit la jeune femme avec indifférence. J’avoue que vous me surprenez. En m’épousant, mon cher Édouard a dû renoncer à sa carrière de diplomate. D’autre part, ses parents ont coupé toute relation avec lui et, si nous vivions de façon aisée, j’ai toujours su qu’il s’agissait d’une rente venant de l’héritage d’une tante et qui devait s’éteindre au cas où il viendrait à disparaître…

En dépit de l’expression sévère de sa visiteuse, Me Dubois-Longuet se permit un sourire :

— Dans ce cas, fit-il, je ne vois pas pourquoi votre époux se serait donné la peine de faire son testament. Sa mémoire me pardonnera de vous dire aujourd’hui que rien de tout cela n’est vrai. Il le voulait ainsi, d’ailleurs…

— Je ne comprends pas.

— Il n’y a jamais eu de tante généreuse. Les biens dont disposait votre mari – et qui vont être vôtres à présent – lui ont été laissés, peu après votre mariage et sans que Mme Henri Blanchard, votre belle-mère, en sache rien, par M. Henri Blanchard, son père…

L’impassibilité d’Orchidée ne résista pas à cette étonnante nouvelle :

— Son père ?… Et après notre mariage ? Voyons, Maître, Édouard a été renié par les siens et…

— Pas par tous. Il est bien évident que votre belle-mère régente et domine son mari mais moins qu’elle le croit. Ainsi, dès avant votre arrivée en France, j’ai reçu la visite de M. Blanchard père qui, entre mes mains, a fait donation à son fils Édouard d’une partie de sa fortune personnelle en actions, titres et obligations destinés à lui assurer un confortable revenu. Par ailleurs, il lui a fait don de la maison de l’avenue Velazquez où vous occupez un appartement. Tout ceci vous revient de par la volonté expresse de votre mari…

— Maître, Maître ! Je comprends de moins en moins. Vous voulez dire que M. Blanchard ne condamnait pas vraiment notre mariage ?

— Il ne m’a pas confié le fond de sa pensée à ce sujet. Tout ce que je peux dire, c’est qu’il aimait profondément son fils aîné et ne supportait pas l’idée qu’il pût être réduit à la misère pour avoir écouté son cœur.

— Mais… sa femme ? Je veux dire Mme Blanchard ?

— A tout ignoré de cela et l’ignore peut-être encore-bien que j’en doute.

— Pourquoi ?

— Dès son arrivée ici, M. Étienne Blanchard m’a rendu visite afin d’obtenir des renseignements touchant la succession de son frère. Renseignements qu’il m’était interdit de lui fournir tant que le commissaire Langevin ne m’en donnait pas l’autorisation. Néanmoins, les questions qu’il posait laissaient supposer qu’il savait quelque chose des générosités de son père envers son frère…

— Un instant, Maître ! M. Blanchard père est toujours en vie, que je sache ?

— En effet. Bien qu’assez souffrant depuis quelque temps.

— Ne peut-il, dès l’instant où son fils n’est plus en mesure de jouir de ces biens, reprendre sa donation ?

— Cela me paraît difficile car son intention m’a été exprimée très clairement : tout devait revenir, en cas de disparition de M. Édouard, à ses héritiers directs : donc vous-même puisque vous n’avez pas d’enfants. Je ne dis pas, notez-le bien, que l’on ne pourrait pas plaider et attaquer le testament de votre époux mais je n’y crois guère.

— Moi je n’en suis pas si sûre. Vous venez de prononcer le mot « enfants » et par malheur les dieux ne m’en ont pas accordé. Ces gens feront tout pour reprendre leur fortune et je ne m’y opposerai pas. Il m’est désagréable de leur devoir quelque chose.

— Permettez-moi de vous dire que c’est stupide et que votre époux serait navré de vous entendre parler ainsi car il vous voulait heureuse et exempte de tout souci.

— Je suis certaine que vous dites vrai mais que se serait-il passé si j’avais été jugée et condamnée ?

— Bien évidemment, vous n’aviez plus droit à rien. De même au cas où il vous… arriverait quelque chose, tout cela ferait retour au donateur. Acceptez, je vous le conseille, Madame ! Vous êtes sans doute assez démunie en ce moment ou vous le serez bientôt. De toute façon vous possédez en biens propres la totalité de ce que contient votre appartement, vos bijoux et aussi une certaine somme provenant de placements faits par Édouard Blanchard de son vivant. Sans compter une assurance sur la vie qui n’est pas à dédaigner. Dans ces derniers articles les Blanchard n’ont rien à voir et je suis prêt à vous avancer telle somme d’argent dont vous pourriez avoir besoin. On dirait que cela vous convient mieux ?

En effet, les nuages accumulés dans le regard de la jeune femme se dissipaient un peu :

— Je ne refuse pas. Je dois à une amie les vêtements que je porte et je souhaite la rembourser. D’autre part, et si rien ne s’y oppose, je voudrais pouvoir retourner habiter avenue Velazquez. J’ai besoin… de me retrouver chez moi.

— C’est très compréhensible et tout à fait possible. Je vais faire lever les scellés. Cependant, vous devriez attendre encore quelque temps. Vous savez sans doute que votre maître d’hôtel a été assassiné et que sa femme, actuellement à l’hôpital de la Salpêtrière, est incapable de reprendre son service. Vous ne pouvez habiter seule ce grand appartement.

— Je ne suis pas peureuse. Quant à mon service, il ne demande pas grand personnel. La lingère qui venait tous les après-midi s’occuper de mes vêtements et du linge de la maison doit pouvoir me procurer une femme pour le ménage. Ce sera très suffisant pour le temps que je compte passer à Paris.

— Vous pensez voyager, Madame ?

Orchidée approuva d’un signe de tête sans s’expliquer davantage. Le visage du notaire s’épanouit :

— C’est une excellente idée et je ne peux que vous y encourager. Il est bon, lorsque l’on est jeune, de ne pas se replier sur soi-même et de voir du pays !

Orchidée faillit sourire, estimant que venue de l’autre bout du monde elle en avait déjà vu pas mal, sans compter les voyages accomplis avec Édouard, mais elle ne voulait pas blesser cet homme aimable qui faisait tout ce qu’il pouvait pour lui être agréable. Elle se leva pour partir. Il la retint :

— Patientez encore un instant. Je vais vous apporter de l’argent. Combien voulez-vous ?

Elle avança un chiffre qui le fit sourire de pitié :

— Vous n’irez pas loin avec ça. Laissez-moi faire et, surtout, ne craignez pas de venir me voir si vous avez besoin de quoi que ce soit ! Je suis tout à votre service…

— Je vous en remercie sincèrement, Maître, ainsi que de votre accueil. Quant au reste de ce que vous appelez mes biens, vous voudrez bien vous charger de les administrer au mieux.

— Bien entendu ! Et je souhaite vivement qu’un jour prochain vous acceptiez simplement ce qui vous est dû ! Chère Madame…

Il s’inclinait à nouveau, et ouvrait lui-même la porte pour escorter celle qui devenait ainsi sa cliente jusqu’à la cage du caissier où un homme à manches de lustrine lui remit une enveloppe épaisse qu’elle glissa dans son manchon sans l’ouvrir. Après de nouvelles salutations, elle regagna la voiture qui l’attendait devant l’étude.