Elle se sentait un peu étourdie par la faconde de Me Dubois-Longuet mais somme toute assez satisfaite des possibilités financières que l’on venait d’ouvrir devant elle. Non qu’elle eût l’intention de s’installer en France ou dans une quelconque ville d’Occident mais, pour mener à bien son projet de vengeance, elle avait besoin d’argent. Ensuite, et en admettant qu’elle eût dépensé ce qu’on venait de lui remettre, elle en redemanderait assez pour payer son voyage jusqu’à Pékin. Arrivée là, elle n’aurait plus besoin de rien : ou bien Ts’eu-hi l’accueillerait et elle reprendrait tout naturellement sa place dans le palais impérial, ou bien elle la condamnerait et l’argent n’a jamais été indispensable à personne pour gagner le pays des Sources Jaunes.

Ce problème-là réglé, un autre se présentait : elle souhaitait se séparer de Mme Lecourt. Non par ingratitude ou parce que la Générale ne lui inspirait aucun sentiment d’amitié, bien au contraire. Elle eût aimé vivre auprès d’elle et lui donner cette affection filiale qui lui avait été refusée mais, justement parce qu’elle se sentait déjà attachée, Orchidée désirait l’éloigner des dangers qu’elle allait courir délibérément et qu’elle entendait courir seule. La seule aide qu’après réflexion elle se sentait d’humeur à accepter était celle d’Antoine, car il était un homme doué d’intelligence et de courage. Cependant, tandis que la voiture la ramenait au Continental, elle cherchait comment elle allait pouvoir remettre sa bienfaitrice dans le train de Marseille sans lui faire offense ou la peiner : celle-là aussi était vaillante et le lui avait prouvé. Elle entendait veiller sur cette belle-fille d’un genre particulier qui lui était tombée du ciel…

En arrivant à l’hôtel, Orchidée cherchait encore lorsque le portier lui apprit que Mme Lecourt l’attendait dans le salon mauresque où elle s’était retranchée lorsque la cheminée de son salon privé s’était mise à fumer furieusement. On procédait à la remise en état et la Direction espérait que ces dames ne seraient pas trop contrariées de cet incident.

La pièce en question, copiée sur une salle de l’Alhambra de Grenade qui aurait été revue et corrigée par Viollet-le-Duc, était d’une grande somptuosité et présentait des espèces d’alcôves meublées de canapés et de divans permettant de s’isoler par petits groupes. La Générale occupait l’une d’elles en compagnie d’une tasse de café turc – la quatrième qu’elle avalait depuis une heure – et, de toute évidence, elle était dans un bel état d’énervement. Lorsque Orchidée la rejoignit elle l’attira auprès d’elle sur le canapé.

— Il y a des jours où tout va de travers, soupira-t-elle. On vous a dit que j’ai dû quitter notre appartement sous peine d’être transformée en jambon ? Eh bien ce n’est pas tout et, apparemment, je vais devoir songer à alimenter la caisse de retraite des pompiers… mais d’abord dites-moi comment cela s’est passé chez le notaire ?

— Au mieux. Je suis assurée de ne manquer de rien dans les temps à venir…

En quelques phrases, elle rapporta l’essentiel de la conversation et dit sa surprise en découvrant le don généreux fait par son beau-père au lendemain d’un mariage que cependant il réprouvait. La Générale s’en montra émue :

— Cela ne m’étonne pas de lui. Henri a toujours été un homme bon et il ne méritait pas d’être attelé à une femme telle qu’Adélaïde… Et voyez comme les choses sont étranges : si le Ciel lui avait accordé la bénédiction d’être veuf, il vous eût certainement accueillie à bras ouverts parce qu’il aimait Édouard qui, cependant, ne lui est rien. Seulement Adélaïde veille et je pense qu’en vous épousant mon fils lui a causé une grande joie : pouvoir le rejeter de la famille afin que son fils à elle devienne l’unique héritier de la fortune ! Si elle a découvert ses générosités, le pauvre Henri doit passer de bien mauvais quarts d’heure…

— S’il est aussi malade qu’on le dit, ce serait une grande cruauté… De toute façon, je n’ai pas l’intention, et je l’ai dit au notaire, d’accepter quoi que ce soit de ces biens.

— Et le notaire est d’accord ?

— Pas vraiment. Il pense qu’avec le temps je changerai d’avis.

Mme Lecourt acheva de vider sa tasse, la reposa et considéra sa jeune compagne d’un air songeur :

— Je ne peux pas vous donner tort puisque vous savez à présent qu’Édouard n’était pas le fils d’Henri. Cependant… je me pose une question : les choses se seraient-elles présentées de la même façon si votre belle-mère et son cher enfant avaient pu connaître votre attitude envers les biens de la famille ?

— Que voulez-vous dire ?

— Oh rien !… Une idée qui vient de me traverser l’esprit et qu’il me faut tourner et retourner plusieurs fois avant de songer à l’exprimer… C’est sans doute une folie…

— Alors je n’insiste pas, fit Orchidée avec un sourire. À présent dites-moi pourquoi vous étiez si contrariée lorsque je suis arrivée ?

— Il y a de quoi. J’ai reçu un télégramme de Romuald : il y a eu chez moi un incendie, ou tout au moins un début qui n’a fait que des dégâts matériels. Il n’en faut pas moins pour que je prenne le train ce soir. J’espère que vous m’accompagnerez puisque vos affaires sont en ordre ?

— Non. Pardonnez-moi mais je préfère rester ici ! Je suis navrée de ce qui vous arrive et heureuse que ce ne soit pas trop grave mais, de toute façon, vous ne sauriez que faire de moi au milieu de tout cela. Par ailleurs il me reste à régler ici certaines affaires. Je vais reprendre possession de mon appartement et j’avoue… que cela me fait grand plaisir.

Écho naturel du notaire, la Générale s’exclama qu’une jeune femme ne pouvait y rester seule. Orchidée alors mentit en affirmant que Me Dubois-Longuet se chargeait de lui trouver du personnel.

— Ce qui me permettra de vous accueillir convenablement lorsque vous reviendrez, dit-elle avec un enjouement qu’elle n’éprouvait pas vraiment. Car j’espère bien que vous reviendrez et qu’alors vous me ferez l’amitié de descendre chez moi.

— Je préférerais de beaucoup ne pas vous quitter ! grogna Mme Lecourt. Je n’aime pas l’idée de vous savoir seule à Paris.

— Je ne serai pas seule. Il y a Antoine…

— Justement non : il n’y a pas Antoine ! Il a téléphoné tout à l’heure pour dire qu’il devait s’absenter de Paris pour quelques jours. Soyez raisonnable, Orchidée, et venez à Marseille ! Nous n’y resterons pas longtemps : juste ce qu’il faut pour voir l’assurance et ordonner les travaux.

— N’insistez pas, je vous en prie ! Je… je voudrais me reposer un peu. Trop de voyages sur trop d’émotions ! Partez sans inquiétude : je suis certaine que le commissaire Langevin s’occupe de moi.

— Pourquoi le ferait-il ? Vous êtes lavée de tout soupçon.

— Sans doute mais, à vous dire la vérité, je ne me fie guère à son air de bon chrétien. Un autre meurtre a été commis et il ne peut pas s’en désintéresser. Je suis certaine que ma maison est et sera surveillée. D’autre part, Me Dubois-Longuet s’est mis à mon entière disposition… Je n’ai rien à craindre et je vous supplie de prendre votre train sans arrière-pensée. Je vais rester dans cet hôtel jusqu’à demain puis je rentrerai chez moi. Voulez-vous le numéro de téléphone ?

— Je l’ai déjà ! fit la Générale boudeuse.

Et comme la jeune femme s’étonnait, elle avoua qu’elle s’était arrangée pour se le procurer et qu’il lui était arrivé, à deux ou trois reprises, d’appeler en feignant de se tromper de numéro pour le seul plaisir d’entendre la voix de son fils…

Cet aveu candide toucha Orchidée. Elle entoura de son bras les épaules de sa vieille amie et l’embrassa.

— Je vous aime beaucoup et je suis sûre qu’Édouard aurait été heureux de savoir que vous êtes sa mère : il vous aurait aimée… Maintenant, il ne faut pas que vous soyez triste ! Je suis certaine que nous nous retrouverons bientôt…

— Quelques jours et je reviens ! Mais vous prendrez bien soin de vous ?

— Vous pouvez en être sûre…


Pendant ce temps, Jules Fromentin, concierge de l’immeuble Blanchard avenue Velazquez, vivait dans une terreur incessante depuis qu’en allant, aux petites heures du jour, balayer la neige sur son trottoir il était tombé sur le cadavre de Lucien Mouret. Un cadavre tellement horrible que Jules, oubliant tout respect humain, dut restituer son café au lait et ses tartines de pain d’épice au caniveau voisin. Il y eut à nouveau la police et ses questions auxquelles il ne pouvait répondre que ce qu’il savait : Mouret était parti l’avant-veille pour aller faire une manille dans un bistrot de la place des Ternes et on ne l’avait pas revu. Même que sa femme était très inquiète. Et puis, comble d’horreur, ladite femme, mise en présence de l’affreuse chose, s’était mise à hurler, à hurler comme une sirène de bateau sans qu’on puisse la faire taire. Il avait fallu la bâillonner et la maîtriser pour l’obliger à monter dans l’ambulance.

Ce sont de ces choses qui ne s’oublient pas facilement surtout quand on se retrouve seul, la nuit, dans sa loge avec autour le grand silence des rues enneigées qui étouffe le bruit des pas et même le roulement des voitures. S’il n’y avait pas eu les locataires du second étage – le baron et la baronne de Grandlieu presque aussi sourds l’un que l’autre – et leurs domestiques, Jules se serait enfui en courant pour retrouver son Loir-et-Cher natal. Seulement, un départ aussi soudain eût éveillé très certainement les soupçons de la police, et Jules craignait déjà comme le feu que ses relations avec le vieil homme, bien fugitives pourtant, vinssent aux oreilles de cet inspecteur Pinson…

C’était environ six mois plus tôt. Un soir d’été, alors qu’il rentrait chez lui après avoir fumé une pipe devant la porte en prenant le frais, quelqu’un l’avait abordé : un vieux monsieur, bien habillé, dont le visage ridé s’abritait sous un panama. Un visage visiblement venu au monde quelque part en Chine.

D’abord inquiet, le concierge s’apprivoisa vite. Le personnage était d’une exquise courtoisie et semblait très triste. Il ne se fit d’ailleurs pas prier pour confier à Fromentin la raison de cette tristesse : il était l’oncle de la jeune Mme Blanchard mais celle-ci refusait de le recevoir et même de lui parler. Le vieux monsieur s’en montrait désolé et attribuait cette attitude à la crainte de déplaire au mari. Alors, il venait demander un service : l’aimable gardien de la maison consentirait-il à l’avertir au cas où M. Blanchard aurait à quitter Paris sans sa femme… voyage d’affaires ou autre ? Lui-même était prêt à rétribuer généreusement cette petite faveur ; il suffirait de téléphoner à certain numéro.

La rétribution en question apparaissait déjà au bout de ses doigts gantés de suède fin : quelques pièces d’or qui brillèrent sous la lumière jaune de la suspension et firent monter le sang à la tête du concierge. Seulement, comme il était plutôt honnête, il déclara qu’il y avait peu de chances de voir M. Édouard partir sans sa femme : ils venaient justement de s’embarquer pour l’Amérique et l’on ne savait quand ils rentreraient. D’ailleurs, ils ne se quittaient jamais : c’était un couple comme on n’en faisait plus.

— Je suis venu de loin et j’ai la patience de mon âge, répliqua le vieux Chinois. Rien ne presse. Je saurai attendre mais tout ce que je vous demande c’est de m’avertir quand cela se produira. Il y aura toujours quelqu’un au bout du téléphone pour vous répondre. Voulez-vous me promettre de le faire, pour moi ?

Fromentin promit. C’était si peu de chose ! Il reçut aussitôt les pièces qui le tentaient tellement, et s’entendit assurer qu’il en recevrait autant lorsque le vieil homme pourrait venir embrasser enfin une nièce qu’il aimait tendrement et tâcher de reprendre avec elle de bonnes relations.

Édouard Blanchard parti pour Nice, le concierge alla téléphoner mais ne vit pas venir le vieux monsieur. Par contre, un commissionnaire vint déposer à son adresse un petit paquet contenant ce qu’on lui avait promis. Pensant que son correspondant était peut-être souffrant, il retéléphona mais personne ne répondit. Et puis vint la catastrophe : le cadavre de M. Blanchard découvert chez lui, assassiné apparemment par sa femme. En même temps, Fromentin recevait un mot mystérieux disant à peu près ceci : « Si vous déclarez à la police que Blanchard était parti en voyage, vous êtes un homme mort. » Alors, incapable de comprendre quoi que ce soit à une situation qui le dépassait, il choisit le silence qu’on lui recommandait de façon si brutale. Quand on vint l’interroger, il n’avait rien vu, rien entendu, il ne savait rien. Et comme Pinson s’étonnait sur le mode dubitatif qu’il n’eût même pas remarqué le retour nocturne du défunt, il déclara que M. Blanchard avait sa clef et que, d’ailleurs, lui-même sujet aux insomnies, avait l’habitude de prendre, le soir, « un petit quelque chose pour dormir ». En fait, le « petit quelque chose » provenait en droite ligne d’une bonne rhumerie martiniquaise.