Les choses n’allèrent pas plus loin. Cependant l’inquiétude puis la peur s’installèrent au foyer que Jules Fromentin partageait avec son chat Dagobert. Il ne cessait de se demander s’il était pour quoi que ce soit dans l’assassinat de M. Blanchard. La mort de Lucien acheva de le terrifier et, une fois le soir tombé, il ne retrouvait guère de courage qu’au fond de son verre. Autrement, il voyait partout des Chinois, jeunes ou vieux.

Le retour d’Orchidée chez elle le plongea dans une sorte de prostration. Il ne savait plus du tout où il en était. Apparemment, elle n’avait pas tué son mari puisqu’on la laissait revenir, mais faisait-elle partie de « la bande », comme il le disait en lui-même ? Devait-il lui parler de cet oncle capable de donner de l’or pour embrasser sa nièce mais qui n’avait pas reparu ? Peut-être était-il mort lui aussi après tout ? Ou peut-être que lui-même avait rêvé tout cela ?.. C’était impossible car alors il fallait expliquer d’où venaient les belles pièces jaunes dont il n’avait aucune envie de se séparer. Finalement, le concierge désemparé en vint à la conclusion qu’il ne risquait rien à se taire et il alla renouveler sa provision de rhum pour faire face à toute éventualité.

Pendant ce temps, la jeune femme retrouvait sa demeure. Lorsque le battant de chêne verni se referma derrière elle presque sans bruit, elle y demeura adossée un instant, le cœur cognant lourdement dans sa poitrine, saisie par une sorte de crainte sacrée comme si elle venait de violer le secret d’un tombeau. Tout était sombre, silencieux, presque hostile. Seule différence avec une sépulture, il ne faisait pas froid, la maison possédant un chauffage à air chaud alimenté depuis les caves par une sorte de maçonnerie en brique et en fonte à laquelle le concierge prodiguait des soins de vestale.

La première émotion passée, au prix d’un certain effort, car elle s’était demandé durant quelques secondes si elle n’allait pas renoncer à son projet et courir chercher refuge dans un hôtel, Orchidée quitta la galerie d’antichambre et fit le tour de l’appartement en tirant les rideaux et en repoussant les volets. Les lieux se trouvaient toujours dans l’état où les avait laissés le couple de domestiques en partant l’un pour la morgue et l’autre pour l’hôpital, c’est-à-dire que tout y était dans un ordre parfait, à l’exception de la cuisine et de l’office abandonnés par Gertrude au moment où elle s’apprêtait à prendre son petit déjeuner. Un placard demeurait ouvert dans l’office, et sur la grande table de la cuisine un bol de café au lait tourné, du pain desséché et un ravier de beurre rance voisinaient avec une cafetière refroidie. On ne pouvait guère confondre la police avec une bonne femme de ménage.

Après un instant de réflexion, Orchidée alla déposer ses affaires dans sa chambre, retroussa ses manches, chercha un tablier propre et fit chauffer une petite bassine d’eau pour faire la vaisselle. Pendant ce temps, elle rangea ce qui ne l’était pas et alla visiter les placards afin de voir où en étaient les provisions, ce qui lui permit de constater qu’en ménagère avisée Gertrude avait emmagasiné là de quoi soutenir un siège. Entre autres choses, il y avait plusieurs boîtes du thé préféré d’Orchidée et ce petit détail lui causa une vraie joie. Après avoir lavé et essuyé les quelques objets abandonnés, elle chercha un plateau, y disposa la grosse théière en fine porcelaine de Canton qu’elle affectionnait et tout ce qui était nécessaire à la confection d’un breuvage de qualité, y ajouta une assiette de petits-beurre, une autre de biscuits au gingembre et emporta le tout dans sa chambre, le posa sur son lit et entreprit de se régaler sans arrière-pensée.

Aujourd’hui et pour la première fois, elle se sentait réellement chez elle et en éprouva un plaisir tout neuf. Même si elle n’avait aucune intention de passer en France le reste de sa vie, elle se félicita d’avoir tenu à revenir ici.

Pourtant, ce qu’elle espérait en arrivant n’était certes pas de couler des jours heureux mais bien d’attirer vers elle le ou les meurtriers de son mari afin d’en disposer à son gré car, malgré tout ce qu’Antoine pouvait dire, elle n’éprouvait qu’une confiance limitée pour ces gens de police. Aussi s’était-elle prémunie comme le fait le chasseur qui se dispose à se mettre à l’affût : tout à l’heure, avant de venir, elle s’était rendue avenue d’Antin, chez le célèbre armurier Gastine-Rénette, pour y acquérir une arme, un revolver, et se faire expliquer la façon de s’en servir. C’était la première fois qu’elle maniait un engin de ce type mais, ayant toujours été habile aux jeux de la guerre lorsqu’elle s’entraînait à tirer à l’arc ou à manier le javelot, elle découvrit que sa main était encore aussi sûre et son adresse intacte lorsqu’elle essaya ce protecteur d’un nouveau genre au stand de tir de la maison. On lui montra comment charger et elle le fit immédiatement, puis glissa l’arme dans une poche de sa robe, bien décidée à ne jamais s’en séparer. La nuit, l’arme serait sous son oreiller.

Elle portait le plateau à la cuisine lorsqu’on sonna à la porte. Après une toute légère hésitation, elle alla ouvrir et se trouva en face de Noémie, la vieille femme de chambre de la baronne de Grandlieu, sa voisine du dessus, qui la salua très poliment et dit qu’ayant appris le retour de Mme Blanchard sa maîtresse se souciait de la savoir seule dans ce grand appartement privé de serviteurs :

— Si je peux me permettre une proposition, ajouta Noémie, j’ai là une nièce qui vient d’arriver de Normandie pour se placer à Paris. Elle n’est pas encore accoutumée au service d’une dame mais elle est propre, honnête et courageuse. Elle pourrait faire le gros ouvrage en attendant que Madame remonte sa maison !

— Mon intention n’est pas de remonter ma maison pour le moment car je compte m’absenter prochainement. Cependant, je suis très touchée par l’attention de Mme de Grandlieu et je serai contente d’accepter les services de quelqu’un de confiance à qui, lorsque je partirai, je pourrai laisser la garde de tout ceci, sous votre surveillance peut-être ?

Noémie se déclara enchantée. On décida que la jeune Louisette s’installerait dans celle des trois chambres de domestiques des Blanchard qui n’avait pas été occupée auparavant et qu’elle prendrait son service dès le lendemain matin : elle aurait à s’occuper du ménage et d’un peu de cuisine :

— Je la conduirai moi-même au marché, conclut Noémie. Je suis certaine que Madame sera contente d’elle.

Cela, Orchidée n’en doutait pas. Louisette était une solide et fraîche paysanne de dix-huit ans qui portait sur son visage rond sa gentillesse et sa bonne humeur. Ses yeux bleus étaient pleins de franchise et elle devait aimer rire. Cependant elle devina, en face de cette jeune dame si belle et si grave, qu’il ne serait pas de mise de se laisser aller à son tempérament expansif :

— Tante m’a dit que Madame venait d’avoir un gros chagrin, dit-elle simplement. Je ne ferai pas de bruit et je ne gênerai pas Madame.

C’était agréable à entendre, et Orchidée sourit sans arrière-pensée à cette bonne volonté qui s’offrait et qui allait la changer tellement des raideurs vaguement méprisantes de Gertrude. Elle écrivit aussitôt un mot de remerciement destiné à la baronne qu’elle remit à Noémie avec les clefs dont sa nouvelle servante aurait besoin.

Ce petit intermède fit du bien à la solitaire et conforta cette espèce de bien-être qu’elle éprouvait depuis un moment. Elle découvrait que tout ne lui était pas hostile et que des voisins, avec lesquels cependant elle et son époux n’entretenaient que des relations de pure courtoisie, pouvaient se soucier d’elle, de sa solitude et de son chagrin. C’était peu de chose et c’était beaucoup.

La fin de cette journée, Orchidée la passa dans le grand bureau-bibliothèque, assise à la table d’Édouard, dans le fauteuil d’Édouard, à caresser les cuirs et les bronzes des objets familiers, à essayer de rappeler ce que, pourtant, elle savait bien être à jamais enfui. Elle pleura aussi, longtemps, la tête reposant sur ses bras croisés, mais curieusement ce flot de larmes retrempa son courage. Elle laissa le temps couler sur elle, les ombres du crépuscule s’emparer peu à peu de la pièce où, à bout de pleurs, elle finit tout simplement par s’endormir. Lorsqu’elle s’éveilla, il était trop tard pour exécuter la seconde partie du programme qu’elle s’était tout d’abord fixé pour ce jour-là : se rendre à l’hôpital de la Salpêtrière pour voir Gertrude et tenter d’en tirer quelque chose.

Alors, elle ferma soigneusement toutes les issues de l’appartement, alla se refaire du thé, glissa son revolver sous son oreiller et, enfin, se déshabilla et se coucha sans même prendre la peine de faire un tour par la salle de bains. Le temps n’était plus des tendres préparatifs où chaque soir elle s’ingéniait à se faire plus belle et plus attirante pour le plaisir de l’homme aimé.

À peu près à la même heure, Jules Fromentin, qui s’apprêtait à se barricader chez lui afin d’y célébrer Bacchus tout à son aise, ouvrait sa fenêtre pour enjoindre à son chat de regagner son coussin quand, aux lieu et place de Dagobert, une tête ornée d’un grand sourire et couronnée d’une double auréole de cheveux frisés et d’un chapeau en feutre s’encadra dans la fenêtre :

— Bonsoir Monsieur Fromentin ! fit l’apparition. Comment vous portez-vous ?

Le gémissement de terreur que la vue de ce visage étranger déclencha s’acheva en un horrible gargouillis accompagné d’une tentative désespérée de refermer le vitrage. Tentative dérisoire vouée à l’échec : le héros capable d’empêcher Robert Lartigue d’entrer quelque part lorsqu’il l’avait décidé était encore à naître : un rétablissement amena ses pieds à la place de sa tête et il n’eut plus qu’à se laisser glisser dans la loge tandis que le concierge reculant jusqu’au mur du fond s’efforçait d’y disparaître :

— Ne me dites pas que je vous fais peur ? fit le journaliste d’un ton de douloureuse incrédulité. Vous seriez bien le premier. Et d’ailleurs vous me connaissez…

— Moi ?… Je… je vous connais ?

— Naturellement ! Se peut-il que vous ne m’ayez pas distingué dans la foule de journalistes qui ont assiégé cette maison depuis quinze jours ? Robert Lartigue… du Matin ? Vous me remettez ?

— je… non, pas vraiment !… Qu’est-ce que vous voulez ? chevrota le concierge.

— Causer, tout simplement ! Et de façon aussi agréable que possible, ajouta-t-il en tirant d’une de ses vastes poches un flacon poudreux qui arracha une lueur d’intérêt à son interlocuteur malgré lui. Vous avez bien deux verres, j’imagine ?

C’était là un langage propre à séduire et à rassurer Jules. Le nouveau venu lui fut tout de suite sympathique et d’autant plus que Dagobert, rentré lui aussi, s’en alla d’un pas royal faire quelques frais au journaliste. Un moment plus tard, tous trois étaient attablés – le chat couché entre les deux hommes –, en train d’apprécier la saveur d’un vieux Jamaïque en bavardant de tout et de rien. Prudent, Lartigue attendait que l’alcool eût fait son effet pour aborder le sujet qui l’amenait.

Bientôt, attendri par tant de succulence, Jules commença à s’épancher. Les yeux candides de son vis-à-vis avaient quelque chose de rassurant et il ne vit aucun inconvénient à lui avouer qu’il mourait de peur au poste avancé qui était le sien. Avec des sanglots dans la voix il décrivit par le menu l’image qui le hantait : celle du cadavre de Lucien, et il le fit avec un tel luxe de détails que le journaliste qui ne faisait que tremper ses lèvres dans le rhum jugea utile d’en avaler une bonne gorgée : il n’aurait jamais imaginé qu’un pipelet pouvait posséder une telle puissance d’évocation. Il ferait un malheur au théâtre du Grand-Guignol !…

— Quand la nuit tombe… et que je pense qu’il pourrait m’en arriver autant, je dois me forcer pour rester ici…

— Vous n’avez aucune raison d’avoir la frousse. Vous n’êtes en rien mêlé à tout ça et l’assassin ou les assassins, quels qu’ils soient, ne vont tout de même pas trucider toute la maison ?

— Oui… mais moi c’est pas pareil ! Moi, j’ai causé avec…

Un petit déclic se produisit dans l’esprit du reporter. Il sentit qu’il approchait de quelque chose.

— Avec qui ? demanda-t-il doucement.

L’autre le regarda avec effroi et se referma comme une huître mais, son verre étant à peu près vide, Lartigue se hâta de le lui remplir :

— Buvez ! conseilla-t-il, paternel. Y a pas mieux pour oublier les mauvais souvenirs.

— Ça c’est bien vrai !… Et notez… hic !… que je commençais à me faire une raison… quand… hic !… quand elle est rentrée.

— Qui ça ?

— Elle, bien sûr… la… la princesse… hic !… chinoise. Vous voyez pas que tout… recommence ?