— Tout quoi ?

La main du journaliste tenait fermement la bouteille, prête à toute éventualité. Elle se hâta d’ailleurs de rajouter de l’alcool ambré au fur et à mesure qu’il disparaissait dans le gosier de son hôte dont les yeux commençaient à papilloter. Signe inquiétant : si le concierge s’endormait il ne parlerait pas.

— Tout quoi ? répéta-t-il plus fort.

— Ben… tout l’reste ! Sûr et certain qu’le vieux Chinois va revenir !… À moins qu’y soit mort… hic !… lui aussi ! Dieu c’que j’ai soif !… Encore un peu d’rhum si vous plaît !

— Dans un instant. Parlez-moi du vieux Chinois ! Je me demande si je ne le connais pas. J’en ai justement rencontré un il n’y a pas longtemps, mentit Lartigue avec aplomb. Vous savez son nom ?

Fromentin parut faire un terrible effort de mémoire et finalement accoucha :

— Wu !. M’a dit qu’y s’appelait Wu !

— Ça pourrait bien être ça. Et… il était comment ?

L’ivresse grandissante faisait disparaître la peur. En quelques phrases hachées, le journaliste obtint une description assez complète du personnage puis le concierge se tut, contemplant avec affliction son verre vide où Lartigue versa deux doigts tout de suite avalés :

— C’est tout à fait ça ! approuva-t-il. Un homme charmant. Et vous êtes devenus amis ?

— Presque… Il voulait juste un petit service…

Cette fois c’était parti. Il ne fallut qu’un peu plus de rhum pour que Jules racontât sa rencontre avec le vieil homme, sa promesse et ce qui s’en était suivi. Tout sauf les pièces d’or car, en dépit d’un état d’ébriété avancé, son profond amour de l’argent lui faisait retenir instinctivement ce genre de confidences. Lartigue se douta qu’il n’avait pas fait cela pour rien mais se garda bien de le pousser dans ses derniers retranchements.

Lorsque, enfin, le concierge s’abattit la tête dans les bras et se mit à ronfler, le journaliste tira une pipe, la bourra, l’alluma et se mit à fumer tranquillement en regardant dormir son nouvel ami tout en réfléchissant.

Ce qu’il venait d’apprendre n’éclaircissait en rien la double affaire Blanchard. Au contraire, Fromentin, avec son histoire de vieux Chinois, apportait des pièces supplémentaires à un puzzle qui n’avait guère besoin de ce surcroît. Plus le journaliste essayait de faire coïncider ces nouveautés avec ce qu’Antoine lui avait appris et plus l’affaire s’obscurcissait. Il ne parvenait pas à situer Orchidée dans tout ce fatras. Était-elle complice, innocente ou entièrement coupable en dépit des assertions de Laurens ? À moins qu’il n’y eût deux affaires distinctes, le meurtrier d’Édouard Blanchard n’ayant strictement rien à voir avec tous ces Chinois apparus comme par un fait exprès au moment où l’on avait le plus besoin d’un paravent.

Pourtant, une chose était certaine : Mme Blanchard se trouvait à présent seule et sans aucune défense dans un appartement que la simple sensibilité d’une femme ordinaire aurait dû lui faire fuir : deux cadavres, même s’il y en avait un dans la rue, c’était tout de même beaucoup.

Attiré comme par un aimant, Lartigue quitta la loge sur la pointe des pieds en prenant bien soin de ne pas faire crier le parquet, alla jusqu’au grand escalier, ôta ses chaussures et grimpa sur ses chaussettes jusqu’au premier étage. Là, il resta un long moment l’oreille collée au vantail de chêne verni, essayant de déceler le plus petit bruit annonciateur d’une quelconque présence, mais rien ne se fit entendre et il émit un sifflement silencieux mais admiratif : la belle Orchidée devait dormir et cela signifiait qu’elle possédait des nerfs d’acier.

Lorsqu’il sortit dans l’avenue, un peu avant le jour, il aperçut l’inspecteur Pinson qui, son vélo à la main, causait avec les agents chargés de surveiller la courte avenue et surtout la maison des Blanchard. On les relevait toutes les deux heures, une faction nocturne en plein hiver n’ayant rien d’agréable malgré l’abri précaire offert par les portes cochères. De toute évidence, Pinson venait remonter le moral de ses troupes, cependant Lartigue s’avoua qu’il ne saisissait pas bien les desseins profonds de la police. D’après Antoine, Langevin faisait jouer à Orchidée le rôle de la chèvre mais, dans ce cas, son appât se trouvait fort aventuré car, s’il se contentait de faire surveiller l’immeuble par une paire d’agents, la malheureuse pouvait être égorgée vingt fois avant que ces braves aient le temps d’intervenir. Quant à Pinson, d’où venait-il à cette heure ? Du quai des Orfèvres ou d’une planque quelconque ? Mais laquelle ?

La question ne pouvant obtenir de réponse immédiate, le journaliste profita de ce que personne ne regardait de son côté, fila par le parc Monceau et rejoignit la place des Ternes où un fiacre matinal le reconduisit à son journal. Il se promit de revenir le soir même tenir compagnie au concierge afin de garder un œil vigilant sur Orchidée. Celle-ci ne devait pas risquer grand-chose dans la journée où les flics suffiraient amplement à la tâche.

Ce en quoi il se trompait…

CHAPITRE VIII

FACE À FACE…

Dans l’après-midi, Orchidée appela le concierge pour lui demander d’aller lui chercher un fiacre. Elle voulait se rendre à la Salpêtrière afin d’y rencontrer son ancienne cuisinière. Elle était certaine, en effet, que cette femme savait au moins une partie de la vérité sur la mort d’Édouard et, même si elle perdait la raison depuis le massacre de son mari, il serait peut-être possible d’en tirer quelque chose.

La jeune femme n’éprouvait aucune pitié pour ces gens qui, sans rien savoir d’elle sinon sa race et la couleur de sa peau, l’avaient poursuivie pendant plus de quatre ans d’une haine sournoise pour finalement l’accuser ouvertement du meurtre d’un époux qu’elle adorait. Si elle pouvait voir Gertrude seule à seule, elle était prête à employer tous les moyens pour la faire parler.

Pourtant, dans la voiture qui l’emmenait le long des quais éclairés par le petit soleil pâle qui était apparu vers midi dans le ciel parisien, elle se sentait d’humeur plus douce, moins agressive, moins tendue. Cela tenait peut-être à ce qu’elle avait bien dormi et à d’autres menus détails comme le petit déjeuner – c’était du café un peu clair mais seule l’intention comptait – qu’une Louisette toute fière lui avait porté dans son lit. Comme aussi le froid qui cédait et la lumière qui cessait d’être grise et morne. Elle en vint même à trouver ridicule son idée de se promener partout avec une arme à feu. Aussi la rangea-t-elle dans sa table de chevet puisque c’était surtout la nuit qu’elle risquait d’en avoir besoin. D’ailleurs, lorsque le fiacre tourna le coin du boulevard Malesherbes, elle se rendit compte que la police semblait tout de même décidée à se charger de sa protection : l’inspecteur Pinson, son chapeau melon enfoncé jusqu’aux sourcils et le nez au vent, pédalait allègrement derrière son véhicule. Elle trouva cela plutôt amusant puis cessa d’y penser, essayant de préparer les questions que l’on peut poser à une folle.

Arrivée à destination, elle pria le cocher de l’attendre afin de ne pas être obligée de chercher une autre voiture pour rentrer chez elle. Apparemment, il n’y en avait aucune dans l’espace planté d’arbres qui s’étendait entre le boulevard et les austères bâtiments de la Salpêtrière. Des bâtiments qui ne présentaient pas un aspect fort séduisant : longues constructions grises aux fenêtres grillagées coiffées de grands toits derrière lesquels on apercevait un dôme octogonal surmonté d’un lanternon. Une masse énorme de constructions remontant à Louis XIV qui offraient une ressemblance irrésistible avec une prison ; ce qui, autrefois, était vrai en partie. C’était immense et un peu effrayant et, quand elle pénétra sous la voûte profonde, la visiteuse se demanda un instant comment elle allait pouvoir retrouver Gertrude dans cette espèce de cité d’un autre âge.

Ce fut plus facile qu’elle ne le craignait. Sous la voûte : une loge de gardien avec un écriteau qui portait la mention « Renseignements ». Le préposé n’eut d’ailleurs pas à faire de longues recherches : une heure plus tôt, une dame était venue demander Mme Mouret.

— Cour Manon-Lescaut, dit l’homme, le premier escalier à main gauche. Au premier étage on vous indiquera mais dépêchez-vous, le temps des visites est bientôt fini !

En haut d’un escalier dont les marches s’incurvaient un peu au centre, usées par les pas des siècles écoulés, Orchidée trouva un palier et une porte vitrée donnant sur une grande salle éclairée par de hautes fenêtres aux embrasures profondes. Là il y avait des lits alignés de chaque côté d’une allée centrale. Tous occupés par des femmes dont certaines sommeillaient. D’autres, assises sur une chaise à côté de leur lit, paraissaient frappées d’hébétude, ou bien parlaient seules en faisant des gestes vagues. Quelques-unes recevaient des visiteurs et pas mal de monde allait et venait. Une odeur piquante de désinfectant se mêlait à celle de corps mal lavés. Une infirmière en blouse, tablier et voile blancs, s’approcha d’Orchidée pour lui demander qui elle cherchait :

— Je désire voir Mme Mouret. Il n’y a pas longtemps qu’elle est là.

Aussitôt, le visage de la soignante se ferma :

— Je suis désolée, Madame, mais vous ne pouvez pas la voir. Elle est en train de mourir.

— De mourir ? Gertrude ? Mais si elle a perdu la tête, elle n’était pas malade ?

— Vous la connaissez bien ?

— Elle était à mon service depuis quatre ans. Que s’est-il passé ?

— On n’en sait trop rien. Ce matin elle était comme d’habitude. Plus calme, peut-être, et le médecin-chef commençait à penser qu’elle allait vers une amélioration. Elle a mangé normalement et puis elle a reçu la visite d’une dame âgée. C’est tout de suite après cette visite qu’elle a été prise d’une crise bizarre…

— Je veux la voir…

Et sans laisser à l’infirmière le temps de l’en empêcher, Orchidée s’élança vers l’endroit où trois personnes dont un médecin se penchaient sur un lit d’où montaient des plaintes et des râles. Ce qu’elle vit était affreux : Gertrude, les yeux révulsés et la bave aux lèvres, se tordait sur son lit entre les mains de deux infirmières qui s’efforçaient de la maintenir, tandis que le docteur, un grand barbu en blouse blanche, essayait de lui faire boire du lait. Sur la table de chevet, il y avait une boîte de chocolats à demi renversée… La jeune femme comprit tout de suite :

— Elle a été empoisonnée ?

— C’est l’évidence même, fit le médecin.

— Qui a fait ça ?

Pour la première fois, il regarda la nouvelle venue :

— Comment voulez-vous que je le sache ? Et d’abord que faites-vous ici ?

— Je n’ai pas pu l’empêcher, docteur ! plaida l’infirmière qui avait accueilli Orchidée et tentait vainement de l’entraîner. Elle dit qu’elle a été sa patronne et qu’elle veut lui parler.

— Laissez-nous faire notre travail, Madame ! Nous vous tiendrons au courant. Pour l’instant, vous gênez.

— Croyez-vous pouvoir la sauver ?

À cet instant, il se produisit un fait étrange. Au son de la voix de celle qu’elle haïssait tellement, Gertrude se redressa, rejetant le lait qui se répandit sur les draps. Ses yeux qui roulaient de tous côtés parurent se fixer :

— La… la Ch… la Chinoise !… Chassez… la ! C’est… c’est le démon… va-t’en… tu… n’auras rien !… Tout-tout pour lui !… Tout !…

Un nouveau spasme la rejeta en arrière dans les bras du médecin. Ses yeux se retournèrent et les gémissements reprirent.

— Elle a bu pas mal de lait tout de même, constata l’homme en blouse. Allez m’en rechercher !… et vous, Madame, partez !

— Vous devriez prévenir la police.

— Plus tard ! J’ai autre chose à faire que lui courir après !

— Oh, elle n’est pas bien loin…

En effet, derrière le vitrage de la porte, le melon noir de Pinson apparaissait. Orchidée alla le rejoindre :

— On dirait que vous avez eu raison de me suivre, lui dit-elle. On va avoir besoin de vous là-bas…

— Que se passe-t-il ?

— Gertrude. Quelqu’un lui a porté des chocolats empoisonnés. On essaie de la sauver.

— On ? Qui est ce « on » ?

— Ne me regardez pas de cet œil soupçonneux ! Vous savez bien que ce n’est pas moi puisque vous étiez derrière mes talons… En bas, le concierge a dit où elle se trouvait à une « dame âgée ». Je suppose que les bonbons en question viennent d’elle.

— Attendez-moi ici un instant !

— Je n’en vois pas la raison. Écoutez-moi, inspecteur ! Il est déjà quatre heures et la nuit commence à tomber. J’ai très envie de rentrer chez moi.